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Les quêtes follement originales de Christian Bök

Poète, artiste, scientifique.

par ROSANNA TAMBURRI | 06 NOV 13

À Toronto, dans un coin de la galerie d’art contemporain Power Plant, Christian Bök est assis face à un MacBook ouvert, le regard concentré, tentant d’assembler ce qui de loin semble être des blocs LEGO. Tout indique qu’il souhaite ne pas être dérangé. Ignorant le bruit autour de lui, il assemble lentement les pièces d’un ensemble moléculaire. Une fois terminée, sa représentation surdimensionnée d’une chaîne de molécules appelée Protein 13 fera partie de l’exposition estivale de la galerie.

M. Bök (prononcer « bouc ») admet être un peu anxieux. Au terme de plus d’une décennie de travail, ponctuée de nombreux essais et d’encore plus d’erreurs, l’homme saura dans quelques semaines si son dernier projet a été ou non couronné de succès. « J’ai craint fort que ce soit un échec, dit-il. Chaque phase de l’expérience a échoué, et redresser la situation m’a demandé d’énormes efforts. J’ai peur de me heurter à un nouvel obstacle. »

M. Bök parle ici de son projet appelé Xenotext, qui relève autant de la recherche scientifique que de la poésie et de l’art visuel. Poète expérimental et artiste visuel, M. Bök est également professeur agrégé d’anglais à l’Université de Calgary. Ces 12 dernières années, il a tenté d’encoder et d’implanter un de ses poèmes dans l’ADN d’une bactérie de façon à créer un « poème vivant ». Une fois implanté, le poème donne des instructions génétiques à la bactérie, ce qui l’incite à créer une protéine – une réaction chimique qui produira un nouveau poème. « Je veux que cette bactérie devienne non seulement le support de stockage de mon poème, mais également une machine apte à en rédiger un nouveau en réponse à celui-ci », explique M. Bök.

La bactérie choisie comme « coauteure » est Deinococcus radiodurans, une des plus résistantes au monde. « On peut la brûler, la chauffer, l’étioler, peu importe : elle survit, même exposée au vide sidéral. L’encodage de mon poème dans cette bactérie pourrait théoriquement conduire à la rédaction d’un livre capable de survivre à nos civilisations. »

Bien que son projet semble farfelu, M. Bök a des raisons d’être optimiste. En 2012, après plusieurs années d’essai, il a réussi à insérer son poème dans la bactérie E. coli lors d’un essai. Deinococcus radiodurans lui donne encore plus de fil à retordre. Et sa subvention d’environ 100 000 $ du Conseil de recherches en sciences humaines vient à échéance à la fin d’octobre. « Je suis à court de temps, d’argent et de gens pour m’aider », avoue-t-il d’un air abattu.

La rédaction d’un poème sur la base d’instructions génétiques suppose une logistique complexe, mais M. Bök a souhaité en faire plus pour terminer en beauté. Il a en effet rédigé deux poèmes à codage mutuel pour l’expérience. Il a crypté les poèmes en associant chaque lettre de l’alphabet à une autre, ce qui lui a permis d’écrire deux poèmes simultanément. Or, puisqu’il existe presque huit billions de paires de lettres, il a conçu un logiciel pour passer au crible toutes les possibilités, dont la plupart ne généraient que du charabia. L’ensemble de paires de lettres choisi fournit une centaine de mots qu’il a utilisés pour écrire deux poèmes de 14 vers qui sont chacun en quelque sorte le reflet de l’autre.

M. Bök précise que ces deux poèmes ne sont pas représentatifs de son travail habituel, « en raison des nombreuses contraintes rencontrées ». S’il a conçu l’exercice ainsi, c’est dans le but de reproduire la réaction chimique créée lorsque la bactérie lit le poème et produit la protéine correspondante, ce que les biologistes appellent la transcription. « Comme je voulais que les poèmes aient du sens, j’ai dû les écrire de cette façon », explique-t-il.

Le poème de M. Bök commence par « any style of life/ is prim », ce à quoi la bactérie répond par « the faery is rosy/of glow », le processus la conduisant alors à prendre une teinte rougeâtre. « Elle réagit à son propre poème », précise-t-il.

Peut-être par naïveté, M. Bök n’avait pas prévu que le processus soit si long à réaliser. Il croyait au départ que la principale difficulté consisterait à trouver les fonds nécessaires au financement du projet, ou de s’initier suffisamment à la biochimie moléculaire, au génie génétique et à la programmation informatique pour le mener à bien. Il a en partie pu compter sur l’aide de biologistes et de techniciens de l’Institute for Biocomplexity and Informatics de l’Université de Calgary, d’une entreprise de biotechnologie californienne et, plus récemment, de l’Université du Wyoming. Ainsi, il a accompli le gros du travail lui-même. Il a également rédigé une série de poèmes et d’essais qu’il espère publier en parallèle des deux œuvres originales et des données scientifiques associées, une fois le projet achevé.

Si le projet peut sembler étrange, il a trouvé un écho auprès des auteurs et des scientifiques. Lynne Quarmby, professeure de biologie moléculaire et de biochimie à l’Université Simon Fraser, doutait des connaissances de M. Bök en matière de biologie moléculaire lorsqu’elle a assisté, plus tôt cette année, à l’une de ses lectures de poésie. Au bout du compte, il l’a convaincue, mais ce qui a encore plus impressionné Mme Quarmby que les connaissances scientifiques de M. Bök, ce sont les questions que soulève le projet Xenotext. Il s’agit, selon elle, de « grandes questions, qui s’inscrivent à la croisée de l’art et de la science ».

M. Bök n’est pas le premier à tenter d’implanter des messages (poétiques ou non) dans l’ADN de bactéries. Depuis plus d’une décennie, divers chercheurs et artistes ont effectué des expériences en ce sens, mais il est sans doute le premier à avoir mené le processus aussi loin. Logique, quand on sait que sa poésie est axée sur les extrêmes…

M. Bök a mis sept ans à écrire son livre Eunoia. Publié en 2001, l’ouvrage est intraduisible. Il compte cinq chapitres dans chacun lesquels une seule voyelle est utilisée. Le chapitre A s’ouvre, par exemple, par ces mots : « Awkward grammar appals a craftsman ». En guise de préparation, M. Bök a lu les trois volumes du Third New International Dictionary de Webster’s cinq fois, c’est-à-dire une fois par voyelle, afin de compiler les mots contenant une voyelle unique.

En rédigeant Eunoia, M. Bök s’est astreint à un certain nombre de règles subsidiaires. Chaque chapitre devait évoquer le processus d’écriture et inclure des descriptions d’un voyage en mer et d’un banquet. Le chapitre E relate ainsi l’histoire d’Hélène de Troie. Chacun des chapitres devait en outre comporter 98 pour cent des mots existants et éviter toute répétition. Malgré sa bizarrerie, Eunoia reste l’un des ouvrages de poésie les plus vendus au Canada, où il en est à sa 30e impression. Couronné par le prestigieux prix Griffin de poésie en 2002, il est depuis paru au Royaume-Uni, devenant là encore un succès de librairie et contribuant à faire de son auteur un poète de renommée mondiale.

Tout professeur de littérature vous le dira : ce qui distingue la poésie de la prose, c’est la contrainte, l’existence de règles auto-imposées, qu’il s’agisse d’opter pour la rime ou pour un nombre de lignes déterminé. Or, les contraintes que M. Bök s’est imposées défient l’imagination. « J’essaie d’aller vers une poésie la plus contemporaine possible », explique-t-il. « Dans mes poèmes, je tente de sonder l’insondable. Je me vois comme un chercheur du langage. Pour plaisanter, je dis que je n’écris pas vraiment de la poésie, mais que je construis plutôt des machines antigravité avec les mots. »

***
Christian Book, de son vrai nom, est né à Etobicoke, en banlieue de Toronto. Avec un patronyme comme le sien, qui sait s’il n’était pas prédestiné à écrire… Sa famille s’est ensuite établie près de Georgetown, Ontario, où il a grandi. Il ne se souvient pas avoir voulu devenir autre chose qu’écrivain. Il se revoit à quatre ans, assis sur les genoux du père Noël dans un centre commercial local, demandant à recevoir pour Noël une machine à écrire. Qu’il a d’ailleurs reçue. Aujourd’hui âgé de 47 ans, il est titulaire d’un baccalauréat et d’une maîtrise de l’Université Carleton ainsi que d’un doctorat de l’Université York obtenu au début des années 1990. S’il a un jour décidé de modifier l’orthographe de son patronyme, sans que sa prononciation en souffre, c’est de son propre aveu parce que, en tant qu’auteur et professeur d’anglais, le fait de s’appeler « Book » l’embarrassait. Ajoutons qu’en anglais, « christian book » peut signifier la Bible, ce qui lui a valu de nombreux quolibets étant enfant.

Les années 1990 étaient une époque formidable pour fréquenter l’Université York. Cette décennie y a produit une dizaine d’étudiants qui sont devenus « des poètes expérimentaux et fous », selon Ray Ellenwood, professeur émérite et membre du comité de supervision de la thèse de M. Bök. Ils n’étaient qu’une dizaine, mais ont tous depuis acquis une réputation internationale. « Christian est incontestablement devenu une figure internationale majeure », souligne M. Ellenwood qui, à l’époque, avait été frappé par le paradoxe existant chez le jeune poète. « D’un côté, raconte-t-il, c’était un universitaire tout à fait sérieux, mais de l’autre, il y avait chez lui quelque chose d’un peu espiègle, proche de l’enfance. »

La thèse de M. Bök, publiée sous le titre Pataphysics: The Poetics of an Imaginary Science, retraçait l’histoire de la relation entre la poésie d’avant-garde et la science. Le jour où il a dû la défendre, il a tenu à ce que ses parents, sa sœur et un de ses bons amis et collègue de York, Darren Wershler, soient présents, chose qui se fait rarement dans les cercles universitaires nord-américains. « J’ai été relativement impressionné, tant sa thèse m’a paru à la fois ésotérique et savante », raconte M. Ellenwood.

MM. Bök et Ellenwood s’étant depuis perdus de vue, le second s’enquiert des récents travaux du premier. Après une brève explication du projet Xenotext, il rigole doucement et lance : « Ça correspond exactement à l’image que j’ai gardée de Christian. C’est un projet amusant, mais qui touche aussi à nos obsessions contemporaines. Il tente en somme de relier la poésie à notre propre structure chimique. »
Darren Wershler, qui est aujourd’hui adjoint d’anglais à l’Université Concordia, et M. Bök sont restés amis et ont collaboré à diverses reprises. « De tous les poètes contemporains actuels, Christian propose l’un des travaux les plus intéressants et provocateurs, et surtout une chose rare : une poésie qui parle aux gens qui ne sont pas des poètes. »

M. Wershler souligne par ailleurs que le projet Xenotext transcende les disciplines et les genres : « Est-ce de la science? De la poésie? De l’art visuel? Le plus important est sans doute que ce projet remet en cause notre perception de ce qu’est la poésie et de ce que doit être le rôle d’un poète contemporain. Dans le cadre de ce projet, l’idée compte presque plus que le texte lui-même. Son aspect littéraire est au fond le moins intéressant. »

M. Bök compte parmi les fondateurs du mouvement pour l’écriture conceptuelle, qui constitue justement la thématique de l’exposition proposée à la galerie Power Plant de Toronto. Quelques jours après l’inauguration de celle-ci, fin juin, M. Bök et le poète new-yorkais Kenneth Goldsmith, autre fondateur du mouvement, y ont lu des extraits de leurs œuvres et discuté des origines du mouvement. Le mouvement, ont-ils expliqué, s’est d’abord inspiré de l’œuvre d’Andy Warhol et d’autres artistes visuels conceptuels des années 1960. Il a également été fortement influencé par l’Oulipo, un groupe d’écrivains expérimentaux français qui s’imposaient des contraintes littéraires extrêmes ainsi que par Internet et les technologies actuelles. L’écriture conceptuelle repose en grande partie sur le plagiat, sur l’appropriation, et sur ce que M. Bök qualifie de « pratiques non créatives ». Selon M. Goldsmith, si le projet Xenotext ou d’autres projets d’écriture conceptuelle sont remarquables, « ce n’est pas en raison des mots employés ».

Après avoir obtenu son doctorat de l’Université York et occupé divers emplois, dont ceux de tuteur et d’enseignant au sein d’un établissement privé, M. Bök s’est joint à l’Université de Calgary en 2005, où il enseigne la poésie et parfois, la science-fiction. Comme il le fait pour ses lecteurs, il tente avant tout de faire prendre conscience à ses étudiants du « vaste potentiel de l’univers poétique, généralement inexploité ».

En plus d’enseigner et d’écrire, M. Bök a de nombreuses autres réalisations à son actif. Il crée de la poésie sonore (pour avoir une idée de ce que cela donne, il suffit d’entrer « Bök » et « Ursonate » dans le moteur de recherche de YouTube. Il a également créé des langues pour des séries télévisées de science-fiction, ce qui constitue « l’un des aspects les plus colorés de son curriculum vitae », admet-il. Son œuvre fait l’objet d’articles dans diverses revues littéraires et scientifiques. Il donne des conférences et des lectures partout dans le monde. Ses dernières œuvres rattachées aux arts visuels – des livres constitués de cubes Rubik et de LEGO – ont été exposées un peu partout dans le monde.

Mais ces jours-ci, c’est au projet Xenotext que M. Bök se consacre. « Douze ans sont passés. Le projet doit maintenant aboutir, sans quoi je considérerai que j’ai échoué, confie-t-il. Par contre, si le projet est couronné de succès, cela fera de moi un des grands poètes du XXIe siècle. Dans le cas contraire, je ne serai qu’un pauvre perdant. »

Au début de juillet, M. Bök a publié sur Twitter un message disant que les essais de la phase finale du projet Xenotext semblaient avoir échoué et qu’il allait donc devoir retourner à la planche à dessin pendant deux mois. Le vecteur a mal fonctionné, a depuis expliqué M. Bök, qui pense toutefois savoir comment résoudre le problème et prévoit faire un nouvel essai. « Ça va ressembler à une photo d’arrivée », dit-il.

À la galerie Power Plant, l’un des deux principaux poèmes du projet Xenotext est affiché dans la cadre de l’installation de M. Bök, juste derrière Protein 13. Chaque molécule de la sculpture correspond à une lettre des poèmes en question, explique M. Bök. Sur un mur non loin sont projetées deux variations du mot « Sisyphus », nom anglais du légendaire roi grec Sisyphe qui fut condamné pour l’éternité à rouler une énorme roche jusqu’au sommet d’une colline… pour qu’elle en dégringole aussitôt. Serait-ce une référence à la tâche que s’est fixée M. Bök? J’ai hésité à le lui demander.

Que sa tâche soit futile ou non, M. Bök n’abandonnera certainement pas alors que la ligne d’arrivée est si proche.

Rosanna Tamburri a récemment suivi un cours de poésie américaine proposé par un important prestataire de cours en ligne accessibles à tous.

Rédigé par
Rosanna Tamburri
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