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Les sciences humaines décortiquées

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les humanités numériques.

par SUZANNE BOWNESS | 13 MAR 13

Si vous n’êtes pas trop jeune pour vous rappeler l’avant-Internet, ce son vous dira sûrement quelque chose : « Pshhhkkkrrrrkakingkakingkaking tshchchchchchch*ding*ding*ding! »

Oui, c’est bien le son des anciens modems au moment de la connexion. Nostalgique?

Imaginez l’effet que produisait ce son à l’époque, pour qui ne l’avait jamais entendu, dans les paisibles salles des départements d’études anglaises ou d’histoire où, jusqu’alors, seul le froissement des pages ou le grattement des stylos sur le papier troublait le silence. En entendant ce son pour la première fois, on levait forcément la tête de son livre, intrigué, sans savoir qu’il annonçait entre autres la naissance d’une nouvelle discipline : les humanités numériques.*

Selon la plupart des chercheurs du domaine des humanités numériques, cette discipline a vu le jour non pas au milieu des années 1990 avec les premiers modems et l’essor d’Internet, mais quelque peu avant. Elle n’avait au départ pas de nom, avant d’être qualifiée de sciences humaines informatiques, puis d’humanités numériques.

Ray Siemens, qui s’adonne à cette discipline depuis 20 ans, se rappelle avoir suivi au milieu des années 1980 des cours où se côtoyaient informatique et, par exemple, études anglaises ou histoire. Pendant ses études supérieures à l’Université de Toronto, il a eu l’occasion de s’initier à ce qu’on nommait alors « les sciences humaines informatiques » sous la houlette d’un pionnier de la discipline, Ian Lancashire. Ce dernier, qui la pratiquait déjà depuis la fin des années 1970, se souvient avoir assisté aux premières conférences sur le sujet dès le milieu des années 1960. L’origine des humanités numériques remonte donc à plus de 40 ans.

De nos jours, les humanités numériques sont largement reconnues et acceptées, d’autant plus qu’elles font appel à deux attributs très prisés : l’interdisciplinarité et la collaboration. Le Canada compte aujourd’hui parmi les chefs de file de la discipline, en partie grâce à l’attitude visionnaire qu’a eue le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH). Les chercheurs canadiens dans ce domaine sont donc parmi les plus en vue de la planète.

Bien des gens se demandent en quoi consistent les humanités numériques. Fondées sur l’interdisciplinarité, elles constituent en réalité une discipline si vaste qu’elles englobent notamment l’histoire, la litérature, la géographie et la musique, en plus de faire appel aux outils informatiques.

Les chercheurs en humanités numériques semblent désireux d’élargir le plus possible le champ de cette discipline. Selon M. Siemens, titulaire d’une Chaire de recherche du Canada à l’Université de Victoria et créateur du programme Digital Humanities Summer Institute, les humanités numériques « se situent à la croisée des sciences humaines et de l’informatique ».

Pour d’autres, les humanités numériques constituent davantage une « démarche critique » qu’une discipline de recherche. Tel est le cas de Michael Eberle-Sinatra, président du volet francophone de la Société canadienne des humanités numériques et professeur à l’Université de Montréal. Kevin Kee, titulaire d’une Chaire de recherche du Canada en humanités numériques à l’Université Brock, les considère plutôt comme une « interdiscipline », qui met l’informatique au service des sciences humaines. Certains chercheurs insistent enfin sur le fait que les humanités numériques font de ceux qui s’y adonnent aussi bien des créateurs que des chercheurs – leur travail incluant la génération de produits intellectuels qui leur survivront.

En somme, chacun a sa propre définition des humanités numériques. Par exemple, les projets d’analyse et de numérisation de partitions musicales d’Ichiro Fujinaga, à l’Université McGill, sont semblables à ceux d’analyse et de numérisation de textes que mènent ses collègues chercheurs en sciences humaines, bien que leur collaboration soit récente. Dans les départements de musique, le recours à l’informatique pour la composition est une réalité depuis la fin des années 1970.

Sans doute est-il préférable de définir les humanités numériques par les projets qui y sont associés. Le Canadian Families Project a été l’un des premiers. Mis sur pied en 2001, il vise à donner au grand public accès à une base de données regroupant cinq pour cent des données du recensement canadien de 1901, qui portent sur environ 265 000 personnes. La numérisation d’une telle masse de données et leur intégration à une base de données consultable a permis aux sociologues d’analyser ces données et les tendances qui s’en dégagent beaucoup plus rapidement, ainsi que d’étudier des segments de population plus importants.

Autre exemple, très différent : le projet Collaboration scientifique des écrits du Canada (CSÉC), qui chapeaute plus d’une dizaine de projets axés sur la littérature anglaise et les disciplines connexes. L’un d’eux, Editing Modernism in Canada, vise avant tout la publication de textes d’auteurs canadiens contemporains accompagnés de commentaires critiques. Un autre, Cabaret Commons, vise à créer un espace de recherche en ligne destiné aux artistes féministes et LGBT et à leur public. Dirigé par Susan Brown, de l’Université de l’Alberta, et faisant appel à la participation d’une centaine de chercheurs provenant de diverses universités, le projet CSÉC illustre l’ampleur des possibilités que recèlent les humanités numériques. D’un autre côté, le projet qui a conduit à la création d’une application pour iPhone consacrée à la Guerre de 1812 par les étudiants de M. Kee, de l’Université Brock, s’inscrivait lui aussi dans le champ des humanités numériques.

En quoi exactement l’informatique contribue-t-elle à l’analyse rigoureuse des textes? Les outils mis au point dans les laboratoires d’humanités numériques ont par exemple permis aux chercheurs d’analyser les éléments rhétoriques et les constances contenus dans les discours du président américain Barack Obama, non seulement après sa réélection, mais en temps réel. Ces mêmes outils ont également été mis à profit pour découvrir les caractéristiques de divers auteurs. Ainsi, dans le cadre d’une étude qui a fait grand bruit, M. Lancashire et ses collègues ont effectué une analyse informatique des œuvres d’Agatha Christie, mettant en lumière, dans ses derniers romans, une régression du vocabulaire tendant à démontrer que la romancière était de plus en plus gagnée par la sénilité.

L’informatique permet aux chercheurs d’analyser un bien plus grand nombre de données qu’ils ne pourraient le faire autrement – un atout dans une culture de plus en plus basée sur le texte. Par exemple, pour étudier l’administration Nixon, les chercheurs ont à analyser 2 000 notes. Cela peut sembler beaucoup, mais ce n’est rien comparativement aux 40 000 notes produites par l’administration Clinton. Les recherches et analyses que permettent les bases de données rendent possibles des projets d’étude de la population, comme le Chinese Canadian Stories Project, de l’Université de la Colombie-Britannique. La base de données Head Tax issue de ce projet, consacrée aux quelque 97 000 immigrants chinois qui, de 1885 à 1949, ont été contraints d’acquitter cette taxe discriminatoire, permet aujourd’hui aux chercheurs de retracer les lieux de naissance et les ports d’arrivée de ces immigrants.

Enfin, les humanités numériques montrent combien les ordinateurs et le taggage peuvent amplifier la portée d’un projet. Le projet Orlando (2006) permet, grâce à un répertoire en ligne, d’aider les chercheurs en littérature à déceler et à explorer les liens entre une multitude d’écrivaines, transformant ainsi un simple dictionnaire biographique en une véritable base de données en ligne. Les chercheurs, et même les familles des écrivaines, peuvent mettre à jour les données et, de ce fait, enrichir la base de données à l’infini. Les outils de ce genre ont peut-être pour vertu première de pousser plus que jamais les chercheurs à se prendre au jeu de la recherche. Par exemple, grâce aux innombrables hyperliens, un chercheur en quête d’un fait précis au sujet d’une écrivaine peut découvrir d’autres faits la concernant et établir ainsi des liens insoupçonnés entre les auteures et leurs œuvres.

« Dès qu’on utilise un nouvel outil pour convertir les données d’un recensement ou pour constituer une base de données, ou encore qu’on crée une feuille de calcul pour y intégrer de manière ordonnée des données jusque-là éparses, on confère à l’objet d’étude une structure qu’il n’avait pas, explique-t-il. À moins d’être conscient de la manière dont l’outil informatique transforme l’objet d’étude, il y a risque de le fausser, non seulement sur le plan technique, mais également théorique. »Les chercheurs sont bien conscients du fait que l’usage de l’informatique à des fins d’analyse d’éléments aussi subjectifs peut fausser la donne. « Nous passons beaucoup de temps en classe à réfléchir à la manière dont l’usage d’un outil informatique transforme l’objet d’étude », souligne Sean Gouglas, directeur du programme de maîtrise en humanités numériques à l’Université de l’Alberta.

Compte tenu des compétences techniques spécialisées qu’exigent les projets en humanités numériques, la collaboration et la mise en commun du savoir sont pratiquement essentielles. Les chercheurs transmettent leur savoir par l’intermédiaire de sites Web communautaires comme Implementing New Knowledge Environments ou TAPoR, et utilisent dans le cadre de nouveaux projets les compétences et les leçons apprises lors de projets précédents.

En raison de nombreux défis, la collaboration est tout indiquée. Les chercheurs en humanités numériques doivent non seulement apprendre les bases de leur discipline, mais aussi de l’informatique, et assimiler un savoir très technique apparemment étranger aux sciences humaines. Nombre d’entre eux maîtrisent désormais le codage dans un langage de programmation ou plus, et même ceux qui ne s’adonnent pas à la programmation en connaissent la syntaxe.

Les humanités numériques sont propices à la collaboration non seulement interdisciplinaire, mais intraétablissement. Chef des services de bibliothéconomie informatique de l’Université Ryerson, Fangmin Wang a pris part au projet du Centre for Digital Humanities (CDH) de l’établissement axé sur la nouvelle littérature enfantine, dans le cadre duquel ont d’abord été compilées des feuilles de calcul consacrées à 2 300 ouvrages appelées à être publiées sur l’intranet de l’établissement avant d’être rendues accessibles au public.

« Il existe un lien naturel entre le CDH et la bibliothèque », affirme M. Wang, titulaire de diplômes en informatique et en bibliothéconomie, expliquant que les bibliothécaires apportent leur connaissance des sujets et leur aptitude à la gestion de projets tout en s’initiant aux principes des humanités numériques auprès des chercheurs. Ce genre de collaboration est souhaitable.

L’attitude visionnaire des comités des organismes subventionnaires canadiens en matière de financement des humanités numériques a amplifié l’enthousiasme des spécialistes de la discipline. Nombre d’entre eux félicitent le leadership de l’actuel président du CRSH, Chad Gaffield, historien et chercheur en humanités numériques, qui a su faire du Canada un pionnier et un champion de la discipline. M. Siemens précise que le fait que le CRSH ait vite pris parti pour la discipline a contribué à lui conférer sa stature actuelle, et que les principes de base du programme de subventions « Les textes, les documents visuels, le son et la technologie », lancé en 2000, sont aujourd’hui repris au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Si les humanités numériques ne font plus vraiment peur aujourd’hui, il n’en a pas toujours été ainsi. M. Gaffield se souvient : « En installant un modem dans mon bureau à l’Université de Victoria, j’avais été vu comme un envahisseur venu de la sphère scientifique. Quiconque s’intéressait alors à l’informatique était perçu comme un intrus, un dangereux révolutionnaire, pas comme un historien. »

Bien que M. Gaffield estime que ce type d’attitude a relativement disparu, certains éléments montrent que la discipline fait toujours débat. Il suffit de songer à la série de commentaires signés en 2012 par Stanley Fish dans un blogue du New York Times, à l’article « Literature is Not Data: Against Digital Humanities », signé par le Canadien Stephen Marche dans le L. A. Times en octobre 2012, ou même à certaines discussions sur la « face cachée » des humanités numériques qui ont ponctué le congrès de la Modern Languages Association en janvier 2013.

Pourtant, ceux qui ont pris part à l’émergence de la discipline sont emballés par son évolution. Ils s’empressent de dire que la maîtrise de l’informatique procure aux étudiants un réel avantage au sein d’une économie qui remet en cause l’utilité des sciences humaines. Nombre de diplômés en humanités numériques obtiennent d’ailleurs de bons emplois dans le secteur des jeux, comme bibliothécaires, ou encore dans des domaines où la maîtrise du codage, des bases de données et de la gestion de projets est très prisée.

La préservation et la pérennité des travaux constituent la menace la plus réelle dans le domaine des humanités numériques. À l’heure où l’obsolescence technologique survient vite, beaucoup de projets risquent d’être oubliés sur des disquettes ou des logiciels dépassés. Le fait que les organismes subventionnaires financent davantage la création que la préservation ajoute à cette menace.

« Faute d’être préservée sous des formes faciles à archiver, la première génération de projets risque d’être perdue, souligne Mme Brown. En ce qui concerne la production et la pérennité des ouvrages papier, le modèle est bien en place : rédigés par les chercheurs et publiés par les éditeurs, ils sont ensuite stockés et préservés dans les bibliothèques. Tel n’est pas encore le cas des ressources numériques. »

M. Gaffield exprime les mêmes inquiétudes : « Les ressources produites aujourd’hui, plus abondantes que jamais, sont celles qui risquent le plus d’être absentes des archives de demain. C’est ironique et tragique. » Certains chercheurs ont su trouver des solutions. Par exemple, un accord a été conclu avec les bibliothèques de l’Université de l’Alberta pour que le projet CSÉC y soit archivé et préservé si jamais il devait prendre fin.

Bien qu’ils soient conscients des défis à relever, les chercheurs des humanités numériques sont emballés par l’avenir de leur discipline. M. Eberle-Sinatra a hâte de voir l’effet des humanités numériques sur les technologies mobiles, maintenant que les tablettes et les téléphones intelligents sont abordables. M. Gaffield est pour sa part curieux des possibilités nouvelles en matière d’analyse de données visuelles ou de projets locaux, alors que M. Lancashire s’intéresse aux grandes questions littéraires auxquelles il sera possible de répondre. Nul doute que des formats d’information encore inimaginables aujourd’hui verront le jour et que les humanités numériques en exploreront le potentiel.

Suzanne Bowness, rédactrice pigiste, a récemment obtenu un doctorat de l’Université d’Ottawa dont la thèse portait sur les magazines canadiens du XIXe siècle.

Formation : la frontière intermédiaire

Si pour se lancer dans la plupart des disciplines la passion de celles-ci suffit, pour se lancer dans les humanités numériques, il faut également avoir la passion du codage, de l’étiquetage et de la gestion de projets.

Heureusement, à mesure que la discipline a pris de l’ampleur, les possibilités de formation ont fait de même. Pour Chad Gaffield, du CRSH, c’est positif : « L’imposition d’une formation unique n’a pas lieu d’être, la diversité est une bonne chose. » Voici quelques exemples de formations proposées :


Programme Digital Humanities Summer Institute (DHSI)

Lancement : 2002
Établissement : Université de Victoria
Directeur et créateur : Ray Siemens
Durée : Une semaine chaque été
Contenu : Cours d’initiation (bases de l’encodage de texte et mise en pratique de celles-ci), intermédiaires et avancés (contrôle des versions et interclassement dans l’environnement numérique).
Précisions : Créé il y a 11 ans, ce programme attire désormais un nombre record de participants de toute l’Amérique du Nord et d’ailleurs (le nombre d’inscriptions en vue de l’été prochain atteignait déjà 430 en janvier). Plus structuré qu’à ses débuts, il propose une semaine entière de cours et d’activités de réseautage. En 2014, l’Université de Victoria proposera pour la première fois un programme de deuxième cycle menant à un certificat professionnel en humanités numériques.

Autres possibilités : Bien que le DHSI soit unique en son genre au Canada, d’autres pays proposent de tels programmes d’été, et certaines universités organisent des ateliers d’une journée.


Programmes de maîtrise en humanités numériques

Premier programme du genre : Programme de maîtrise en humanités numériques de l’Université de l’Alberta
Début : 2001
Établissement : Université de l’Alberta
Directeur : Sean Gouglas
Admission : Annuelle
Contenu : Cours de base (enjeux théoriques des humanités numériques, conception et gestion de projets en humanités numériques, etc.), cours optionnels, et rédaction d’une thèse dans la discipline de l’étudiant ou en humanités numériques.
Précisions : Créé il y a 12 ans, ce programme offre chaque année à une quinzaine d’étudiants des cours de programmation et de théorie. Une maîtrise mixte en humanités numériques ainsi qu’en bibliothéconomie et science de l’information (MBSI) est offerte. Bien que l’Université de l’Alberta offre la seule maîtrise en humanités numériques au Canada, voire en Amérique du Nord, des cours de deuxième cycle sont proposés entre autres par l’Université de la Saskatchewan et l’Université de Victoria.

Cours de premier cycle : Entre autres, à l’Université McGill, à l’Université Ryerson, à l’Universiré Brock, et à l’Université de Montréal.

Rédigé par
Suzanne Bowness
Suzanne Bowness est une rédactrice-réviseure basée à Toronto et une professeure d'écriture à temps partiel. Trouvez-la en ligne à www.suzannebowness.com.
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