Au début de décembre, alors que le gouverne-ment fédéral frôlait la défaite et que la confusion continuait de régner au sein du Parti libéral, le pays assistait, impuissant, aux manœuvres politiques en cours à Ottawa. Tous voulaient discuter de politique et, jour après jour, les politologues canadiens étaient invités par les principaux médias à analyser et à interpréter les événements à mesure qu’ils se produisaient. Cette situation ne reflète cependant pas ce qui se passe dans les départements de science politique des universités canadiennes. Si les cours de relations internationales et de politique comparée sont de plus en plus populaires, ceux de sciences politiques canadiennes sont victimes d’un désintérêt qui laisse perplexe.
L’étude de la politique canadienne n’attire plus les jeunes universitaires, du moins semble-t-il. Les inscriptions dans cette discipline régressent, tout comme le nombre de thèses de doctorat consacrées à la question, et il manque de professeurs spécialistes de cette discipline. En outre, certains sujets jadis indissociables des sciences politiques canadiennes, comme la politique provinciale ou les assemblées législatives, ne sont plus enseignés. Dans certaines universités, des cours qui s’étendaient sur un an ont été ramenés à un semestre ou reportés de la première à la deuxième année afin d’inciter les étudiants à s’y inscrire.
Quel est réellement l’état du dossier? La question donne lieu à de fréquents débats dans les couloirs des départements de science politique, en plus d’être régulièrement évoquée dans les réunions de l’Association canadienne de science politique (ACSP). Elle fait également l’objet d’un ouvrage intitulé The Comparative Turn in Canadian Political Science, cosigné récemment par plusieurs politologues de l’Université de Toronto.
On peut entre autres y lire ce qui suit : « L’approche traditionnelle, introspective et parfois étroite des sciences politiques canadiennes a cédé la place à une autre davantage axée sur l’engagement et sur la politique comparée, qui intègre théorie et pratique. »
Les politologues canadiens (ou « canadianistes ») ne se réjouissent toutefois pas tous de ce virage vers la politique comparée. Certains craignent même qu’il ait des conséquences néfastes sur l’avenir de la discipline et de la nation. D’autres assurent en revanche n’avoir observé aucun recul de l’intérêt pour les sciences politiques canadiennes et prétendent que leur enseignement se porte aussi bien qu’autrefois. D’après eux, seul le mode de valorisation de la discipline a changé.
Pour tenter de voir clair dans ce débat, Affaires universitaires s’est entretenu avec quelques politologues canadiens de renom : Cristine de Clercy de l’Université Western Ontario, Miriam Smith de l’Université York, qui est également présidente de l’ACSP, Graham White de l’Université de Toronto à Mississauga, Jean Crête de l’Université Laval, et Lynda Erickson de l’Université Simon Fraser. Voici ce qu’ils avaient à dire.
Affaires universitaires : L’intérêt pour la politique canadienne est-il en déclin?
Mme de Clercy : Depuis 15 ans, on note au premier cycle un recul lent, mais constant, du nombre d’inscriptions aux cours axés sur la politique canadienne, qui s’accompagne d’un regain d’intérêt pour d’autres thématiques comme la politique comparée ou les relations internationales. Ce recul s’étend désormais aux cycles supérieurs. Il est plus difficile qu’avant d’intéresser à la politique canadienne les étudiants à la maîtrise, et surtout au doctorat, avec des cours axés sur le Parlement, les politiques publiques ou les partis politiques.
Mme Erickson : Au sein de notre département, la chute des inscriptions au premier cycle s’explique entre autres par l’insuffisance des cours proposés. En fait, tout est lié. Le nombre de professeurs de sciences politiques canadiennes sur lequel nous pouvons compter est moindre que par le passé, donc les inscriptions s’en ressentent.Le taux de réponse aux offres d’emploi que nous publions pour attirer des professeurs compétents est sensiblement moindre qu’il y a 10 ou 15 ans.
M. White : Tout dépend de la façon dont on envisage les choses. L’étudiant qui s’inscrit au doctorat en sciences politiques à l’Université de Toronto doit indiquer sa discipline de prédilection sur un formulaire en cochant l’une des cases suivantes : politique canadienne, relations internationales, théorie politique et politique comparée. Depuis des années, la case « politique canadienne » est sans conteste, et de loin, la moins souvent cochée. En un sens, cela n’a rien d’étonnant quand on sait que l’Université de Toronto attire des candidats du monde entier… Mais ce n’est pas si simple. En effet, beaucoup de candidats cochent la case « politique comparée » et se targuent d’être spécialistes en ce domaine alors que, dans les faits, une grande part de leur parcours est axé sur la politique canadienne.
M. Crête : Il n’y a pas de déclin. En fait, l’Université Laval ne propose pas de programme spécialisé en politique canadienne aux cycles supérieurs. Cette thématique est plutôt intégrée à l’ensemble des autres programmes. Les étudiants en philosophie politique se penchent en partie sur la politique canadienne. Il en va de même pour pratiquement tous ceux qui étudient les politiques publiques. Les cours de relations internationales sont, eux aussi, essentiellement axés sur la politique canadienne. En ce sens, il n’y a pas de déclin. Je suis donc d’accord avec Graham White.
Affaires universitaires : Si déclin il y a, quelle en est la cause?
Mme Erickson : Je pense que tout tient à une conscience de plus en plus grande de la mondialisation et des liens inextricables qui existent entre le Canada et le reste du monde, en particulier avec les États-Unis, dont le rôle sur la scène internationale est incontournable. Il y a aussi l’attrait de l’exotisme. Ce qui se passe au pays paraît terre-à-terre comparativement à ce qui se passe à l’étranger. C’est là une partie du problème.
Mme Smith : Depuis quelques années, les frontières entre les disciplines s’estompent, tout comme, à l’heure de la mondialisation, celles entre les sphères nationale et internationale. À mes yeux, la crise des sciences politiques canadiennes est en partie le reflet de l’atténuation des distinctions entre politique nationale et politique internationale. Je crois que cela pose problème pour l’avenir du Canada, qui doit pouvoir compter sur des spécialistes de la politique canadienne, de l’histoire politique du pays et des institutions politiques canadiennes.
Mme de Clercy : D’entrée de jeu, une chose est claire : l’intérêt des étudiants pour la politique canadienne a beaucoup régressé. Les relations internationales et la politique des autres pays suscitent bien davantage d’intérêt que la simple politique cana-dienne. Mais je pense aussi que les sciences politiques canadiennes en elles-mêmes ont évolué. Leur enseignement s’est adapté aux nouveaux paradigmes, qu’ils soient féministes, postmodernes ou autres, de sorte que le nombre de cours traditionnels axés sur la politique canadienne a chuté. Il y a aujourd’hui beaucoup moins de cours consacrés au Parlement, et beaucoup plus sont axés sur des thèmes comme les mouvements sociaux ou les droits des femmes. Je ne suis certainement pas contre cette évolution, mais je pense qu’elle contribue au désintérêt pour l’étude des institutions traditionnelles de la politique canadienne.
Affaires universitaires : Pourquoi les chercheurs sont-ils aussi intéressés par l’approche comparative de la politique canadienne?
M. White : De plus en plus de gens comprennent qu’une approche com-parative permet de mieux cerner et comprendre le système politique canadien. Une telle approche se révèle, en prime, plus stimulante sur le plan intellectuel.
M. Crête : Les étudiants, du moins aux cycles supérieurs, sont plus intéressés par la théorie et la généralisation que par l’approche journalistique. Ils préfèrent se pencher sur la théorie au lieu de se contenter de décrire et de commenter une situation, comme c’est le cas en sciences politiques canadiennes. La discipline a changé.
Affaires universitaires : Les sciences politiques canadiennes sont-elles en partie responsables du désintérêt dont elles sont victimes aujourd’hui?
M. Smith : Je pense que beaucoup de gens considèrent les sciences politiques canadiennes comme un domaine sans intérêt, traditionnellement athéorique et déconnecté des grands débats qui émaillent les cours de politique com-parée et de relations internationales. Au fond, pourquoi opte-t-on pour des études supérieures en sciences sociales? Parce qu’on est captivé par les grandes questions et intéressé par les diverses écoles de pensée qui en traitent. D’après moi, l’étude de la politique canadienne s’est éloignée des thématiques qui passionnent les étudiants aux cycles supérieurs. Ces derniers se sont donc tournés vers d’autres disciplines qui s’emploient, elles, à répondre aux grandes questions de notre temps, comme « l’État a-t-il encore de l’importance? »
Affaires universitaires : Ce virage a-t-il de quoi inquiéter?
Mme de Clercy : Quand on en arrive au point où aucune thèse de doctorat n’est consacrée à la politique canadienne, c’est qu’il y a un problème, et même un gros. En tant que professeurs d’université, notre mission ne se borne pas à former des politologues. Nous formons éga-lement des citoyens, nous leur ensei-gnons en quoi consistent l’art de la gouvernance et l’exercice démocratique du pouvoir. Si nous n’enseignons plus ces choses, il y aura des répercussions néfastes.
M. Crête : Pour moi, tout dépend de la perception générale du rôle des sciences politiques. Pour certains, il s’agit d’enseigner aux étudiants de cette discipline à être de bons citoyens… Mais qu’en est-il des étudiants en sciences ou en médecine? Pourquoi les étudiants en sciences politiques seraient-ils les seuls à devoir être de bons citoyens? Non, je ne suis pas de ceux qui s’inquiètent.
Mme Erickson : À mes yeux, c’est une bonne chose que les sciences politiques permettent aujourd’hui d’étudier le Canada et la politique canadienne sous un angle comparatif, à la lumière du contexte international. Par contre, je crains que cette évolution ne s’accompagne d’un désintérêt pour l’angle canadien de l’exercice.
Mme de Clercy : L’étude de nombreuses sphères politiques provinciales est cruellement délaissée. Les cas de la Saskatchewan et du Nouveau-Brunswick le montrent bien. Nous savons peu de choses de leur système politique, et encore moins des partis qui composent leurs assemblées législatives respectives. Dalton McGuinty dirige depuis cinq ans une province qui génère 40 pour cent du PIB canadien et pourtant, son gouvernement n’a fait l’objet d’aucune étude sérieuse.
M. White : Je pense que le virage vers une approche comparative est une bonne chose. Sur le plan intellectuel, cela permet de mieux cerner et com-prendre la politique canadienne. Comme beaucoup de mes collègues sans doute, j’estime qu’on ne peut vraiment comprendre son propre système politique sans le comparer à d’autres. Une approche comparative s’impose.
Affaires universitaires : Les professeurs de sciences politiques canadiennes réputés prennent peu à peu leur retraite, mais il n’y a pas de relève. Est-ce un problème?
M. White : Je ne vois pas les choses ainsi. Bien sûr, les plus vieux qui, comme moi, vont prendre leur retraite sont plus intéressés que leurs remplaçants par la vision classique de la politique canadienne. Ce n’est pas que les plus jeunes ignorent cette vision ou qu’ils ne s’en soucient pas; ils s’en soucient et sont tenus de l’enseigner. Toutefois, ils s’intéressent avant tout à d’autres thématiques, comme la notion de citoyenneté ou les modes d’adaptation des immigrants. Ce ne sont pas néces-sairement de grands tribuns politiques ou des spécialistes de la petite cuisine interne des partis. À certains égards, cependant, ils se penchent sur des questions incontestablement plus intéressantes que celles d’autrefois aux yeux des étudiants.
Affaires universitaires : Dans quelle mesure s’agit-il d’un phénomène cyclique?
M. White : Si les inscriptions en sciences politiques ont chuté dans les années 1990, c’est entre autres parce que tout le monde en avait plus qu’assez du débat constitutionnel. On a vraiment tout fait pour saper l’intérêt pour la discipline : « Aujourd’hui, nous allons parler du Lac Meech et de l’Accord de Charlottetown… » Bien sûr, il s’agit d’un phénomène cyclique, mais je ne pense pas que l’on reviendra à un enseignement des sciences politiques presque exclusivement axé sur l’étude du Canada.
Affaires universitaires : Que pensez-vous de la crise politique survenue au Parlement? Pourrait-elle susciter un intérêt renouvelé pour la politique canadienne telle qu’elle était enseignée traditionnellement?
Mme de Clercy : Il ne fait aucun doute que, en raison des développements récents, l’attention des universitaires s’est tournée sur la question des gouvernements minoritaires et de coalition, et continuera de l’être. Cependant, je doute sérieusement que cette crise revitalise entièrement l’étude des institutions canadiennes. La situation vient plutôt appuyer mes propos sur le déclin de l’enseignement au premier cycle et ses incidences pour la démocratie. La crise politique révèle l’ignorance de la population sur le fonctionnement de son système politique. Le fait qu’on se demande si la formation d’une coalition à la Chambre des communes est légitime sur le plan démocratique montre bien que la plupart des gens ne comprennent pas comment le système fonctionne. Au bout du compte, cette ignorance mine la confiance des citoyens dans ce système.
Comment remédier à l’évident manque de connaissances sur la façon dont fonctionne le Parlement? À mon avis, la solution passe par une meilleure éducation, pas seulement à l’université, mais également dans la collectivité et dans les écoles. Je crois qu’il y a tout l’espace nécessaire dans le programme du secondaire pour jeter les bases du savoir citoyen. Seule une minorité d’élèves se destinent à une carrière universitaire. Il est donc d’autant plus important d’enseigner les rudiments du système politique dès le secondaire, car c’est là que les jeunes acquerront les connaissances qui leur permettront d’agir en citoyens d’une démocratie pour le reste de leur vie.