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Les universités en font-elles assez pour combattre l’inconduite en recherche?

En quête d’une approche systémique pour faire face à cette préoccupation croissante.
par MICHAEL RANCIC
18 JAN 23

Les universités en font-elles assez pour combattre l’inconduite en recherche?

En quête d’une approche systémique pour faire face à cette préoccupation croissante.

par MICHAEL RANCIC | 18 JAN 23

Depuis plus de deux ans maintenant, l’Université McMaster se retrouve mêlée à un cas d’inconduite qui fait les manchettes. Jonathan Pruitt, un ancien chercheur de l’établissement est accusé d’avoir manipulé les données de recherche qu’il a présentées dans nombre de revues scientifiques et d’études. Pour le moment, 14 des études auxquelles il a contribué ont été retirées, 11 ont soulevé des préoccupations et quatre ont été corrigées. Il a depuis discrètement remis sa démission et est retourné aux États-Unis pour enseigner au niveau secondaire.

Qu’il s’agisse de plagiat, de manipulation de données ou de vol, l’inconduite universitaire n’est pas un problème propre à l’Université McMaster, ni propre au Canada. En plus de la controverse et de la panique inhérentes à ces situations, les étapes à suivre lorsqu’une inconduite est révélée ne sont pas toujours clairement définies. Comment donc les universités font-elles face à ces problèmes? Leurs politiques sont-elles réellement efficaces?

 Lorsqu’un cas comme celui de M. Pruitt fait les manchettes, on en parle habituellement comme étant une exception, raconte Sarah Elaine Eaton, professeure agrégée à la Faculté d’éducation Werklund de l’Université de Calgary. Cette approche donne l’impression que l’inconduite est rare, ne touchant qu’un établissement ou individu, et qu’il ne s’agit pas d’un enjeu systémique. « On a donc le loisir de pointer les coupables du doigt et de dire “Oh, ça ne se passe pas chez nous ça. C’est un problème chez les autres universités” », explique la chercheuse dont les travaux de recherche portent sur l’intégrité universitaire.

Elle constate que le phénomène suit un cycle : les dossiers d’inconduite sont publicisés, l’université gère au mieux les impacts de la controverse sur sa réputation, mais une fois le scandale dissipé, on passe à autre chose. Toutefois, sa revue de presse révèle une hausse des incidents d’inconduite, une tendance qu’elle et Julia Christensen Hughes (Université Yorkville) ont présentée dans leur ouvrage en accès libre intitulé Academic Integrity in Canada: An Enduring and Essential Challenge. « D’après mes recherches, les médias servent souvent de lanceurs l’alerte et nous permettent de déceler des tendances comme l’inconduite universitaire, indique-t-elle. Et quand il s’agit d’un reportage d’enquête sur un ou plusieurs incidents, ça peut témoigner d’un problème plus important. »

 D’ailleurs, l’une des meilleures bases de données en ligne qui recense les retraits d’articles scientifiques, soit Retraction Watch, a été fondée par deux journalistes. Ce média à but non lucratif est souvent le premier à faire connaître un dossier d’inconduite universitaire. Ivan Oransky et Adam Marcus ont lancé la plateforme en 2010, lorsqu’ils ont constaté le manque de transparence dans le milieu quant aux retraits d’articles. M. Oransky se rappelle du moment où il a été inspiré par le reportage d’Adam Marcus sur l’anesthésiologiste américain Scott Reuben, qui a manipulé des données dans 21 articles scientifiques : « Je me suis rendu compte que plein de cas de retraits nous passaient sous le nez sans qu’on n’y porte attention. »

Il y avait en fait bien plus d’articles retirés que le nombre auquel les deux cofondateurs s’attendaient lorsqu’ils ont commencé à les documenter. « Au départ, on se disait que ce ne serait qu’un projet ponctuel, mais on avait mal estimé le nombre de retraits, et pas de peu, relate M. Oransky. On a maintenant la base de données la plus complète qui soit. » Au moment d’écrire ces lignes, elle répertoriait plus de 36 000 retraits.

Garder le fil du nombre incommensurable de retraits est un travail à temps plein pour lequel M. Oransky remercie Alison Abritis, une des chercheuses de l’équipe. Des articles retirés dont ils sont témoins, il estime qu’environ les deux tiers le sont en raison d’inconduite. D’un autre côté, environ 20 % des retraits recensés par le site Web viennent de correctifs apportés par les chercheurs et chercheuses à la suite de fautes involontaires. « Les gens rectifient les erreurs commises, et c’est quelque chose qu’on devrait encourager. »

Selon ses estimations, vingt fois plus d’articles devraient être retirés que ce qu’on observe, que ce soit en raison de l’indifférence des revues scientifiques devant les allégations d’inconduite ou parce qu’elles prennent des années avant d’intervenir. « On joue un peu à la patate chaude. C’est justement en partie pour ça que le dossier Ruben s’est démarqué : plusieurs réviseur.e.s [du milieu de l’anesthésiologie] ont décidé que c’en était assez et ont interpellé les universités pour leur dire “Écoutez, vous avez un rôle à jouer. À vous de faire le point et de nous transmettre les résultats parce que sinon, on retire l’article.” »

Ce qui, ajoute-t-il, est « tout bonnement aux antipodes des pratiques habituelles des revues scientifiques ».

Le dossier Pruitt

Daniel Bolnick, rédacteur en chef de The American Naturalist, la première revue savante à retirer l’un des articles de M. Pruitt, relate la chronologie des événements en expliquant avoir envoyé un avis à l’Université McMaster lorsque trois articles étaient en voie d’être retirés en janvier 2020. L’établissement n’a pas voulu commenter le dossier, mais Michelle Donovan, gestionnaire des relations média de l’Université, a fourni une déclaration à Affaires universitaires. Elle explique en quelques mots que l’établissement a ouvert une enquête sur M. Pruitt en 2020, à la suite de témoignages de personnes non employées par l’Université, qui exprimaient des doutes par rapport à des travaux de recherche réalisés par le chercheur entre 2011 et 2015. « Même si Jonathan Pruitt n’est arrivé à l’Université McMaster qu’en 2018 et que les allégations portaient sur des travaux datant d’avant son entrée en poste, l’Université a lancé une enquête comme le dicte sa politique sur l’intégrité scientifique. Le processus s’est conclu à la fin de 2021. »

Selon la politique d’intégrité scientifique de l’Université, à la suite d’une enquête sur des allégations d’inconduite graves, un comité est mis sur pied pour étudier le dossier et les éléments de preuve afin de faire une recommandation sur les sanctions possibles. « Le processus d’audience du dossier de Jonathan Pruitt est en cours. M. Pruitt a donné sa démission pendant les procédures, mais sa démission n’entraîne pas la fermeture de l’enquête », peut-on lire dans la déclaration.

En général, lorsqu’une université prend connaissance d’allégations par le biais de son personnel, de revues scientifiques, d’assistant.e.s de recherche ou d’étudiant.e.s, le bureau du vice-rectorat à la recherche se charge d’enquêter puisqu’il a la responsabilité de faire respecter par les chercheurs et chercheuses la politique d’intégrité de l’établissement et celles des organismes subventionnaires. « On s’attend à ce que les universités se penchent sur tout problème qui pourrait survenir avec leurs chercheurs et chercheuses », note Karen Wallace, directrice administrative du Secrétariat sur la conduite responsable de la recherche des trois organismes subventionnaires fédéraux. Le Secrétariat chapeaute deux groupes, dont le Groupe sur la conduite responsable de la recherche (GCRR), chargé à la fois de la sensibilisation et des interventions en cas d’allégations dans les dossiers impliquant du financement des organismes fédéraux. « Donc, si des allégations ou des préoccupations sont soulevées, l’établissement auquel la personne en cause est associée a la responsabilité d’enquêter. »

Cadre de référence sur la conduite responsable de la recherche

Lorsque des subventions fédérales sont en jeu, les cas d’inconduite deviennent encore plus complexes. C’est donc pourquoi, en 2011, le GCRR a été créé et le Cadre de référence des trois organismes sur la conduite responsable de la recherche a été lancé. Le Cadre vise à décrire les politiques et les exigences entourant les demandes et la gestion de financement fédéral, la réalisation des travaux de recherche et la diffusion des résultats, ainsi que les procédures que les établissements et les organismes subventionnaires doivent respecter lors d’allégation de violation d’une politique des organismes. En cas d’inconduite liée à des travaux de recherche financés par l’un des trois grands organismes subventionnaires fédéraux – les Instituts de recherche en santé du Canada, le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada et le Conseil de recherches en sciences humaines – le GCRR a le mandat de consulter les rapports de l’établissement sur les allégations et de recommander les recours appropriés en cas de violation confirmée. L’établissement doit ensuite aviser le GCRR des résultats de son enquête.

« Le Cadre de référence des trois organismes sur la conduite responsable de la recherche sert de politique générale, indique Mme Wallace. Il s’agit du cadre principal par lequel on traite les incidents en ce qui a trait à la conduite scientifique et des établissements. Tout établissement qui reçoit et qui peut administrer l’une de nos subventions doit se doter d’une politique conforme au Cadre. »

Le Cadre fait mention de « violations » en référence aux incidents, et non de fraude ou d’inconduite. « Aux États-Unis, on s’attarde particulièrement à l’invention, à la manipulation et au plagiat, ce qu’on appelle parfois FFP (fabrication, falsification, plagiarism), mais notre champ d’action est beaucoup plus large. On inclut l’attribution du travail à ses auteurs et autrices, la gestion du financement fourni par les organismes subventionnaires et les conflits d’intérêts. Le Cadre englobe des responsabilités beaucoup plus larges », précise Mme Wallace.

La création du GCRR était accompagnée d’une clause stipulant que les personnes recevant du financement de l’un des trois organismes acceptaient de voir leur identité divulguée en cas de violation grave du Cadre, la décision de dévoiler ou non leur identité appartenant à la présidence de l’organisme touché. Toutefois, à ce jour, seul un nom a été affiché sur le site Web du GCRR. Mme Wallace explique que les violations considérées « graves » ne sont pas nombreuses. « La violation doit être assez majeure pour justifier une divulgation publique. La carrière d’un.e chercheur ou chercheuse peut être affectée par ce genre de révélations. »

Une approche qui, selon Mme Eaton de l’Université de Calgary, a du sens lorsqu’il s’agit d’étudiant.e.s sans formation ni expérience sur la définition de l’inconduite, mais « qui est déconcertante lorsqu’il s’agit de titulaires de doctorat qui ont cheminé au sein du système. »

La crainte des répercussions juridiques

Mme Eaton ajoute que l’hésitation à divulguer l’identité de personnes ayant commis une inconduite, tant chez les universités que chez les organismes de financement, vient du fait que les personnes visées ont davantage tendance à vouloir protéger leur réputation lorsque leur nom est dévoilé, allant parfois jusqu’aux recours juridiques. En 2015, un ancien professeur de l’Université Memorial, Ranjit Chandra, a dû payer la somme de 1,6 million de dollars à la CBC après avoir tenté de la poursuivre pour diffamation. Le diffuseur avait présenté un documentaire en trois parties sur le chercheur, qui détaillait l’ampleur des allégations formulées à son égard, soit qu’il aurait manipulé des données dans de nombreuses publications. Selon la revue Science, M. Pruitt a lui aussi menacé de poursuite les revues scientifiques se penchant sur ses travaux, et leur a demandé d’attendre la fin de l’enquête de l’Université McMaster avant de retirer ses articles.

Sans que ce soit son intention au départ, le Département de psychologie de l’Université Western est devenu un modèle de responsabilisation universitaire et de transparence et a montré les avantages auxquels ces principes peuvent mener lorsque les risques de recours juridique sont écartés. Dans la foulée du mouvement Black Lives Matter et des manifestations de 2020 en réaction à l’assassinat de George Floyd, le Département a publié une lettre qui condamne sans équivoque le travail eugéniste de John Philippe Rushton, qui avait travaillé à l’Université de 1977 jusqu’à sa mort en 2012.

Scott MacDougall-Shackleton, qui dirigeait le Département à l’époque, a rédigé la lettre avec ses collègues, en revenant sur les différents aspects éthiques problématiques des travaux de l’ancien professeur, sur ses liens avec le Pioneer Fund (une fondation prônant le suprémacisme blanc qui composait la majorité du financement reçu par le chercheur et de laquelle il était administrateur), sur sa mauvaise interprétation des données et sur les biais de son travail issus du racisme systémique. « Ses travaux comportaient des failles graves et pour beaucoup de gens, le sujet de ses recherches lui-même posait un problème d’éthique, élabore-t-il. Ce qui offre de multiples raisons selon moi de justifier le retrait de plusieurs de ses articles scientifiques. »

« On va toujours hésiter à apporter des correctifs si notre seule mesure de réussite tourne autour des publications. Quand on remet en question l’article d’une personne, c’est toute sa validité professionnelle qui est remise en doute. »

Dans les politiques d’intégrité scientifique des universités de partout au pays, une faute d’éthique fait partie des violations définies comme une inconduite. Lorsqu’elle se produit, que ce soit pendant le processus de recherche ou de synthèse, elle peut motiver une révision. M. Rushton avait reçu deux sanctions de l’Université Western en 1988 pour ce type de violation. Comme le demande le Cadre de référence des trois organismes sur la conduite responsable de la recherche, les universités doivent aussi se doter de politiques sur la mauvaise utilisation ou le détournement du financement reçu, mais M. Rushton avait su éviter une surveillance aussi serrée en trouvant son financement ailleurs (quoiqu’il ait pu être visé par une accusation de conflit d’intérêts, vu ses liens avec le Pioneer Fund). M. MacDougall-Shackleton explique qu’il est complexe d’analyser ses travaux dans une perspective d’inconduite, parce que plusieurs universités et établissements d’enseignement en sont encore eux-mêmes à comprendre leur legs et les enjeux actuels autour de la suprématie blanche, ce qui rend ce type de dossier moins facile à trancher qu’un cas de plagiat.

Plusieurs revues scientifiques ont retiré des articles de M. Rushton à la suite de la publication de la lettre du Département. « Ce n’est que récemment que certaines revues ont commencé à retirer ses articles, avec ceux d’autres scientifiques abordant des questions de “race”. Je pense que notre lettre a permis de faciliter le processus. »

M. Oransky croit que les établissements doivent motiver les universitaires autrement que par la quête de publications afin que la culture autour de l’inconduite change. « On va toujours hésiter à apporter des correctifs si notre seule mesure de réussite tourne autour des publications. Quand on remet en question l’article d’une personne, c’est toute sa validité professionnelle qui est remise en doute. »

Pour sa part, Mme Eaton espère qu’en voyant la hausse du nombre de cas d’inconduites, les établissements comprendront la nature systémique du problème et réagiront en conséquence. La solution repose en partie sur l’augmentation du financement accordé pour les recherches sur l’intégrité et l’inconduite scientifique au Canada, un sujet victime de sous-financement à l’heure actuelle. La chercheuse souligne qu’on doit parler d’inconduite à l’échelle du pays. On retrouve en Europe, au Royaume-Uni et en Australie des événements où les universitaires se rassemblent pour parler d’intégrité avec des dirigeant.e.s d’universités. Au Canada, il n’y a qu’un symposium sur le sujet en ce moment : le Canadian Symposium on Academic Integrity. La troisième édition de cet événement bisannuel aura lieu les 1er et 2 juin 2023 à l’Université du Manitoba et portera sur l’avenir de l’intégrité universitaire.

Pour Mme Eaton, le manque actuel de soutien des établissements universitaires au Canada est l’occasion pour les équipes de direction de lancer des initiatives et des activités qui établiront une culture de l’intégrité. « C’est la réputation qui fait l’université. Si elle est entachée lors d’une violation éthique, c’est problématique. Les universités ont donc tout intérêt à protéger leur réputation activement et à prévenir plutôt que guérir. »

Rédigé par
Michael Rancic
Établi à Toronto, Michael Rancic est un journaliste indépendant. Il a aussi cofondé la coopérative de journalisme musical New Feeling.
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