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L’évolution de la famille canadienne

We are family, chantait Sister Sledge en 1979, mais la définition de la famille moderne est en train de changer radicalement, et les répercussions pour la société sont importantes.

par VIRGINIA GALT | 05 DÉC 12

Lorsque Trevor Macdonald et son conjoint Ian ont rempli l’acte de naissance de leur nouveau-né en avril 2011, ils ont dû cocher la case « mère » pour M. MacDonald. Le formulaire que le couple de Winnipeg a soumis, accompagné d’un texte explicatif, n’offrait pas d’autre choix. Outre cette lacune administrative, « nous n’avons eu aucun problème à nous faire légalement reconnaître comme les parents de Jacob », se rappelle M. MacDonald.

En tant que transgenre né dans un corps de femme, M. MacDonald a donné naissance à son fils et a été capable de l’allaiter – grâce au soutien de la Ligue La Leche du Canada – même s’il avait préalablement subi une réduction mammaire. Il a fait la manchette récemment en tant que « papa allaitant » qui voulait devenir moniteur pour la Ligue. Quelques semaines après que son histoire ait été rendue publique, l’organisation internationale a entrepris l’examen de sa politique selon laquelle seules les mères qui ont allaité peuvent devenir monitrices.

Même si la situation de M. MacDonald sort de l’ordinaire, les universitaires qui étudient l’évolution des structures familiales conviennent que les changements s’enchaînent à un rythme effréné. Les gouvernements, les décideurs et les organisations comme la Ligue La Leche subissent des pressions pour s’adapter aux nouvelles réalités : la hausse du nombre de mariages entre conjoints de même sexe, la popularité des unions libres, l’élargissement du réseau familial par les familles recomposées, les techniques de reproduction assistée et les questions connexes liées à la filiation et, depuis peu, les pères allaitants et le droit des personnes comme M. MacDonald de voir leur choix de sexe reconnu sur les documents
administratifs officiels.

« Les arrangements familiaux sont multiples et complexes – comme cela a d’ailleurs toujours été le cas –, mais cette réalité est mal représentée par la loi », explique la politicologue Lois Harder, professeure et vice-doyenne à la recherche et aux études supérieures à l’Université de l’Alberta. Beaucoup de lois et de politiques de soutien aux familles canadiennes sont encore ancrées dans une autre époque, constate-t-elle dans un rapport de recherche intitulé After the Nuclear Age, réalisé l’an dernier pour le compte de l’Institut Vanier de la famille. « Même si le modèle nucléaire est désormais celui d’une minorité de familles au Canada, il continue de définir la norme de la vie familiale. » En 2011, les couples avec enfants à la maison représentaient 39 pour cent des ménages canadiens.

Cette dernière statistique est tirée de la publication, en septembre, des plus récentes données sur les familles recueillies lors du recensement de 2011. En publiant cette vaste quantité de données, les gouvernements et les décideurs se tournent vers les meilleurs chercheurs du Canada pour savoir comment répondre aux besoins de plus en plus variés des familles canadiennes contemporaines.

Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en statistiques sociales et changement familial, Céline Le Bourdais est aussi professeure de so-ciologie à l’Université McGill. Elle observe l’évolution de la vie de famille, entre autres la hausse du nombre de familles monoparentales et recomposées et l’incidence de l’instabilité grandissante de la situation familiale sur les enfants. Les données du dernier recensement montrent que les couples mariés, avec ou sans enfants, représentent encore aujourd’hui la structure familiale prédominante au Canada, dans une proportion de deux sur trois. Cependant, la proportion de couples vivant en union libre et de familles monoparentales est en hausse; ceux-ci formaient respectivement 17 et 16 pour cent de l’ensemble des familles en 2011. Les familles recomposées, dénombrées pour la première fois lors du recensement de 2011, représentent environ une famille (deux parents avec enfants) sur huit. Par ailleurs, un enfant sur 10 âgé de 14 ans ou moins vit dans une famille recomposée.

Selon Mme Le Bourdais, le nombre croissant de séparations et la po-pularité des unions libres, surtout au Québec, ont pour effet de modifier considérablement la structure familiale traditionnelle. « Nouveaux partenaires, beaux-parents et beaux-enfants, demi-frères et demi-sœurs viennent élargir le réseau familial, mais ces relations sont-elles assez fortes pour veiller à ce que chacun reçoive le soutien dont il a besoin? » Selon un rapport publié récemment par Statistique Canada, 21 pour cent des parents d’une famille recomposée citent les préoccupations d’ordre financier comme principale source de stress au quotidien, un pourcentage près de deux fois supérieur à celui observé chez les parents de familles nucléaires.

Dans le cadre de ses travaux de recherche, Mme Le Bourdais a mis au jour des dynamiques qui varient selon le type de famille, et ces différences ont de profondes répercussions, surtout chez les enfants, en cas de séparation. À titre d’exemple, les couples qui cohabitent ont tendance à se par-tager plus équitablement les responsabilités liées à la production de revenus et au ménage que les couples mariés. « Comme ils sont plus égalitaires, nous croyions que les pères seraient plus présents après une séparation », explique-t-elle.

« À notre grand étonnement, nous avons plutôt découvert qu’ils étaient moins susceptibles de maintenir le contact avec leurs enfants après la séparation. » Ils ont les mêmes droits et les mêmes obligations envers leurs enfants que les hommes divorcés, « mais ils agissent différemment ».

En tant que démographe, Mme Le Bourdais ne s’intéresse pas uniquement aux soins et au soutien offerts aux membres les plus jeunes et les plus vulnérables de la société. Elle étudie également le sort des personnes âgées, maintenant que les baby-boomers vieillissent. « Qui sera là pour eux dans l’avenir?, se demande-t-elle. Prenons l’exemple d’un parent qui a des enfants biologiques issus de plusieurs unions. Restera-t-il en contact avec chacun d’entre eux ou recevra-t-il un soutien égal de leur part? Des études montrent que les enfants issus d’une première union ont tendance à perdre contact avec le parent et sont moins susceptibles de le soutenir lorsque celui-ci a des enfants d’une seconde union. »

Ces questions sont également d’intérêt pour Mme Harder, de l’Université de l’Alberta. « Auparavant, les pensions gouvernementales n’existaient pas, et les enfants devaient assurer la sécurité financière de leurs parents âgés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais j’ai l’impression que cette situation pourrait revenir, croit Mme Harder. Vu la présence d’un gouvernement conservateur à Ottawa, je me demande si l’accent ne sera pas mis peu à peu sur la responsabilité des enfants envers leurs aînés. »

Dans les faits, cela se produit déjà, et beaucoup de familles auraient besoin d’une aide gouvernementale accrue, explique Nora Spinks, directrice générale de l’Institut Vanier de la famille. Les administrations municipales, par exemple, mettent du temps à revoir les règlements d’habitation pour mieux tenir compte de la réalité des familles multigénérationnelles qui vivent sous un même toit, les jeunes au chômage ou sous-employés revenant chez leurs parents pour des raisons financières, faisant ainsi concurrence aux grands-parents à la charge de leurs parents.

« Les enfants vivent au sous-sol, ou la grand-mère habite un logement indépendant à l’intérieur de la propriété, mais dans beaucoup de villes, cette situation est encore illégale, explique Mme Spinks. Les maisons multi-générationnelles feront leur apparition sur le marché d’ici quelques années. Des familles auront pourtant vécu en mode multigénérationnel pendant plus d’une décennie avant que l’architecture rattrape le retard. »

Le gouvernement fédéral a toutefois assoupli sa définition de la famille en adoptant l’expression « comme une famille » aux fins du programme de prestations de compassion, souligne Mme Harder. Les aidants peuvent ainsi recevoir des prestations d’assurance-emploi de courte durée pendant qu’ils prennent soin d’un ami proche ou d’un voisin gravement malade, ou encore d’un membre de la famille immédiate ou élargie, ce qui inclut les parents d’un beau-père ou d’une belle-mère, les grands-parents d’un conjoint, un parent de famille d’accueil ou un enfant en famille d’accueil (actuellement ou dans le passé), ou encore le parent ou l’enfant d’accueil du conjoint (actuellement ou dans le passé).

Selon Roderic Beaujot, professeur émérite au département de sociologie de l’Université Western, les changements qui s’opèrent dans la structure familiale sont généralement perçus de façon positive par la société. « Les choix familiaux se multiplient, l’égalité entre les hommes et les femmes est plus présente, et les couples ont moins d’enfants, ce qui leur permet d’investir davantage dans chaque enfant. »

« Parallèlement, ces changements entraînent d’autres formes d’inégalité, et les politiques doivent être modifiées en conséquence. Dans le cas des enfants, il y a un manque d’équité associé aux familles monoparentales et recomposées. Dans le cas des jeunes adultes, des différences sont obser-vables chez ceux qui ont bénéficié d’investissements parentaux et sociaux moins importants. »

Dans un discours prononcé l’an dernier à l’Université Lakehead, M. Beaujot expliquait que les couples qui se marient et ont des enfants jeunes sont plus susceptibles de se séparer – tout comme les couples en union libre – que ceux qui terminent d’abord leurs études et qui pensent ensuite à se marier et à avoir des enfants. Les enfants issus de ces ménages stables et généralement bi-actifs disposent d’un avantage économique indiscutable et, souvent, d’un avantage social comparativement à ceux de familles monoparentales et recomposées.

Ces inégalités sont exacerbées par ce que M. Beaujot appelle la tendance à l’homogamie, un principe selon lequel les personnes très scolarisées et privilégiées qui présentent un potentiel de revenu élevé se marient entre elles, et transmettent de ce fait leurs avantages à leurs enfants. (Bien entendu, « impossible d’empêcher des parents compétents d’offrir une longueur d’avance à leurs propres enfants », fait-il remarquer avec une pointe d’ironie.)

« Nous devons donc travailler encore plus fort pour surmonter les inégalités. Si un de nos objectifs, en tant que société, est d’offrir aux personnes désavantagées la chance d’améliorer leur sort, nous devons redoubler d’efforts. »

M. Beaujot explique que les différents niveaux de gouvernement au Canada ont permis aux parents seuls, en particulier les mères, d’améliorer leur statut socioéconomique en mettant sur pied des programmes de subvention des services de garde et d’aide au retour sur le marché du travail ou aux études. Malgré cela, l’écart qui se creuse entre les familles monoparentales et les familles comptant deux parents « pose de graves problèmes ».

Il faut aussi tenir compte des nouvelles frontières tracées par les techniques de reproduction, et des droits des enfants nés des suites d’une entente avec une mère porteuse ou d’un don de sperme ou d’ovules. « L’affaire des donneurs de sperme non anonymes en Colombie-Britannique va faire beaucoup de bruit », prévoit Mme Harder, faisant référence à un recours collectif entamé par des enfants de donneurs de sperme et qui est actuellement entre les mains de la justice.

Selon la poursuite, la législation actuelle est discriminatoire envers les personnes nées d’un don de gamètes, contrairement aux enfants adoptés qui jouissent de certains droits et ont la possibilité de connaître leurs parents biologiques. « Les fermiers gardent des registres plus complets de l’insémination artificielle de leurs bovins que ne le font les médecins de la Colombie-Britannique pour des personnes comme moi », a déclaré Olivia Pratten, représentante des plaignants, lorsque la poursuite a été entamée en 2008.

Les percées scientifiques ont également eu pour effet d’embrouiller la définition de la maternité, poursuit Mme Harder. « Depuis l’avènement des techniques de reproduction, trois personnes peuvent réclamer le statut de mère : celle qui a souhaité avoir un enfant et en prendre soin, celle qui a fourni le matériel génétique, et celle qui a porté l’enfant et lui a donné naissance. » Il est alors très difficile de trancher.

Chose certaine, « le modèle nucléaire des relations conjugales monogames et des enfants qui en sont issus n’offre qu’une base partielle, et peut-être inadéquate, à la définition, à la reconnaissance et au respect des relations étroites qui, dans l’esprit des gens, constituent une famille, peut-on lire dans le rapport de recherche préparé par Mme Harder pour le compte de l’Institut Vanier. Les enjeux de ce processus définitionnel sont importants. Si les liens avec les personnes qui nous sont chères et celles dont nous prenons soin ne sont pas rapidement reconnus par la loi, notre capacité à organiser notre vie et à remplir nos obligations familiales d’une façon conforme à nos choix pourrait s’en trouver considérablement affectée. »

M. MacDonald a cessé de prendre de la testostérone pour tomber enceint et donner naissance à Jacob. Même s’il conserve ses organes génitaux féminins – en partie parce que l’ablation est coûteuse et risquée –, M. MacDonald s’identifie en tant qu’homme et souhaiterait être légalement reconnu comme tel. « Comme je n’ai pas subi d’ovariohystérectomie, je suis une femme aux yeux de la loi. La lettre F figure sur mon permis de conduire, et le mot femme est inscrit en gros caractères sur mon passe-port », a-t-il écrit en avril sur son blogue, www.milkjunkies.net.

M. MacDonald est le premier à admettre que sa situation est complexe. « Parfois, les gens ont seulement besoin d’un peu de temps pour s’habituer à une situation qui ne leur est pas familière. » Il souligne également les progrès réalisés sur le plan juridique, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario ayant récemment statué que le gouvernement fait preuve de discrimination en exigeant qu’une personne transgenre subisse une intervention chirurgicale avant que son sexe puisse officiellement être changé en vertu de la Loi sur les statistiques de l’état civil de l’Ontario. Le Manitoba se penche également sur la question de la discrimination fondée sur l’identité sexuelle. Malgré tout, M. MacDonald rédige son blogue sous un nom d’emprunt, principalement pour protéger son fils.

Père à la maison, M. MacDonald explique que son fils et son conjoint sont actuellement ses priorités. « Jacob a 16 mois. Il perce des dents, s’exerce à marcher, apprend de nouveaux mots et me montre une foule de jeux. Je souhaite d’abord et avant tout profiter de ces moments. »

Virgina Galt est une journaliste de Toronto dont les textes portent souvent sur les affaires, la société et le milieu de travail.

Le congé de paternité

Plus d’hommes se sentiraient en droit de prendre leur congé de paternité si le reste du Canada suivait l’exemple du Québec en leur offrant des semaines de congé non transférables en plus du congé parental qu’ils peuvent partager avec leur conjointe, explique Andrea Doucet, professeure de sociologie et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’égalité entre les sexes, le travail et les soins à l’Université Brock.

En accordant aux hommes un congé de paternité payé d’une durée de cinq semaines, le Québec envoie à la société le signal que la participation des hommes aux soins aux enfants est importante, sou-haitable et attendue, ajoute-t-elle.

« C’est comme s’il permettait aux hommes d’assumer le fait qu’ils s’absentent pour vivre cet événement qui se produit dans leur vie, plutôt que de simplement rentrer au travail le lendemain de l’accouchement. Plus de 80 pour cent des pères québécois profitent de leur congé de paternité, tandis qu’ailleurs au pays, le pourcentage d’hommes qui se prévalent du congé parental est demeuré relativement bas, soit à près de 12 pour cent », souligne Mme Doucet.

Le mariage gai – pas de quoi en faire un plat

Les familles canadiennes sont beaucoup plus diversifiées qu’au-paravant, et les Canadiens sont beaucoup plus enclins à accepter cette diversité, constate Roderic Beaujot, professeur émérite de sociologie à l’Université Western. « C’est particulièrement évident en ce qui a trait au mariage entre conjoints de même sexe. » Selon des sondages récents, plus de 60 pour cent des Canadiens approuvent l’idée.

Selon les données du recensement de 2011, il y a plus de 64 000 couples homosexuels mariés ou en union libre au Canada, une hausse de 42 pour cent depuis 2006, bien qu’ils forment encore moins de un pour cent de l’ensemble des couples. « La plupart des gens ne se marieraient pas avec un conjoint de même sexe, mais ils aiment l’idée que ceux qui le souhaitent soient libres de le faire », explique M. Beaujot. Cependant, dans la plupart des provinces, le « co-parent » non biologique d’un enfant doit encore se tourner vers les tribunaux pour l’adopter officiellement ou obtenir une déclaration de parenté.

Rédigé par
Virginia Galt
Virginia Galt is a Toronto-based freelancer.
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  1. robinetterie dore / 16 juillet 2021 à 21:56

    très intéressant, excellent travail et merci beaucoup pour le partage d’une bonne information.

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