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L’urgence soudaine de tenir des conférences scientifiques virtuelles

Les conférences conventionnelles en personne ont déjà été critiquées pour diverses raisons, mais la pandémie actuelle de COVID-19 les remet en question d’une toute nouvelle façon.

par MOIRA MACDONALD | 08 AVRIL 20

Un peu plus tôt cette année, Orad Reshef essayait de retrouver un rythme de vie normal après avoir été absent de chez lui, à Ottawa, dix jours en deux semaines. Tout d’abord, il y avait eu cette conférence à San Francisco. Au retour, il avait les poches pleines de cartes d’embarquement en raison des retards et des annulations (c’était avant l’arrêt des vols internationaux lié à la pandémie de COVID-19). Deux jours plus tard, un blocage ferroviaire l’avait empêché d’aller à Kingston, Ontario, pour le travail. Il avait dû s’y rendre en voiture, encore sous l’effet du décalage horaire, et appeler ses parents sur le chemin du retour pour ne pas s’endormir au volant.

Que ce soit en raison des éclosions d’infections virales, des problèmes de visa, des intempéries ou simplement des contraintes de temps, les déplacements professionnels n’ont jamais été aussi compliqués. Cependant, aucun déplacement n’a été nécessaire pour la première conférence en ligne sur la photonique que M. Reshef, chercheur postdoctoral en nanophotonique et optique non linéaire à l’Université d’Ottawa, a contribué à organiser en janvier. Inspirés par un échange sur Twitter concernant un article sur l’empreinte carbone des conférences savantes en septembre dernier, M. Reshef, Andrea Armani de l’Université de Californie du Sud et des collègues ont préparé cette expérience en un peu plus de quatre mois.

« Je me suis dit “Peu importe, je tente le coup. Si 50 personnes participent, je serai content” », relatait le chercheur sur Skype depuis son bureau à l’Université d’Ottawa à la mi-février. Le 13 janvier, plus de 1 000 personnes de partout dans le monde assistaient à la conférence gratuite #POM20 (« Photonics Online Meeting »), dont plus de la moitié à partir de points de rassemblement disséminés sur les six continents. Les participants ont ainsi pu se réunir pour assister à l’exposé de cinq heures et à ses douze exposés en direct sur divers aspects de la science et de la technologie optiques. L’intervention de Mete Atature, physicien de l’Université de Cambridge, sur l’optique quantique et les nouveaux matériaux a été interrompue par son chat roux et blanc, au grand plaisir de l’auditoire.

« La participation a dépassé nos espoirs les plus fous, reconnaît M. Reshef. Les gens en Afrique du Sud, en Chine et en Inde nous ont écoutés, parfois même au milieu de la nuit. […] Le décalage horaire ne posait aucun problème pour eux. »

Les motivations environnementales

Cette séance n’est qu’un exemple de l’intérêt croissant des scientifiques à expérimenter de nouveaux modes de conférence avec les technologies numériques et en ligne qui permettent aux participants de rester près de chez eux. La forte secousse provoquée par la pandémie mondiale de COVID-19 pourrait accélérer la tendance, mais la motivation initiale était d’ordre environnemental : réduire les émissions de carbone liées aux déplacements aériens.

Selon une étude menée en 2018 par le Pacific Institute for Climate Solutions, les déplacements aériens annuels du personnel de l’Université de la Colombie-Britannique, soit l’équivalent de 26 000 à 32 000 tonnes de dioxyde de carbone, étaient responsable des deux tiers des émissions annuelles de gaz à effet de serre du campus. Pour mettre les choses en perspective, le département de géographie de l’établissement, qui s’est récemment équipé d’un système de chauffage plus écoénergétique, a produit 30 fois moins d’émissions que ces déplacements aériens.

Dans une récente étude, l’Université de Montréal estimait que les déplacements de ses professeurs étaient à l’origine de 30 pour cent de ses émissions totales de CO2. Selon ces travaux, chacun parcourt plus de 33 000 kilomètres par année.

« Nous devons vraiment changer nos comportements. Si les scientifiques ne le font pas, qui le fera? » s’interroge Sébastien Caquard, professeur agrégé au département de géographie, d’urbanisme et d’environnement de l’Université Concordia. (M. Caquard, comme les autres, a été interviewé avant que la pandémie de COVID-19 ne frappe de plein fouet.) Son département a instauré une politique de réduction des déplacements aériens l’été dernier.

Les autres préoccupations

Les conférences traditionnelles suscitent des préoccupations qui ne sont pas seulement de nature environnementale. Certains se plaignent de la monotonie des conférences où les scientifiques lisent leurs articles à leurs auditeurs, alors que ces derniers pourraient très bien les lire eux-mêmes. Ils plaident donc pour un renouveau des pratiques. On dénonce aussi l’iniquité des grands rassemblements internationaux qui privilégient les scientifiques ayant les moyens de payer les frais de déplacement et d’inscription élevés au détriment de ceux dont les ressources sont limitées – qu’il s’agisse d’étudiants aux cycles supérieurs, de chargés de cours ou de scientifiques de l’hémisphère sud. Ces derniers sont par le fait même exclus de la conversation. Les personnes ayant des responsabilités familiales se retrouvent aussi dans l’impossibilité de participer.

À la fin d’avril 2018, Jean Polfus, alors chercheuse postdoctorale, prenait part à une table ronde virtuelle sur la recherche durable dans le Nord canadien avec Amy Amos, du Conseil des ressources renouvelables gwich’in d’Inuvik. Cette table ronde s’inscrivait dans le cadre de la conférence virtuelle en direct Around the World, la cinquième d’une série organisée par l’Institut Kule des études supérieures de l’Université de l’Alberta depuis 2013. Les organisateurs présentent la série comme « une expérience visant à instaurer un dialogue sur la recherche sans les coûts environnementaux associés aux conférences traditionnelles ».

Mme Polfus indique qu’elle n’aurait probablement pas pu y participer si la conférence n’avait pas eu lieu en ligne. À l’époque, elle travaillait à Tulita dans les Territoires du Nord-Ouest, un hameau d’environ 500 habitants. L’aller-retour entre Tulita et l’aéroport le plus proche, situé à Yellowknife, coûtait 1 600 dollars. Les billets plein tarif entre Yellowknife et Edmonton coûtaient quant à eux plus de 2 000 dollars.

« Les frais de déplacement sont absolument prohibitifs pour les scientifiques en région éloignée. La tenue de conférences virtuelles favoriserait la participation des gens du Nord lorsque nous n’avons pas le financement nécessaire pour les faire venir », explique Mme Polfus, maintenant biologiste principale au Service canadien de la faune à Kelowna, Colombie-Britannique.

Andrea Muehlebach est professeure d’anthropologie à l’Université de Toronto à Mississauga et fait partie de la poignée d’organisateurs de Distribute, la conférence biennale de la Society for Cultural Anthropology (SCA) et de la Society for Visual Anthropology (SVA). La séance du 7 au 9 mai devrait avoir lieu malgré la pandémie, car, comme la conférence #POM20, sa diffusion en direct sur un site Web était déjà prévue. Elle s’inspire de la conférence inaugurale virtuelle de la SCA et de la SVA qui a eu lieu en avril 2018. Intitulée Displacements, cette dernière a attiré plus de 1 200 participants de 40 pays et donné lieu à plus de 100 exposés. Auparavant, les conférences de la SCA attiraient environ 250 personnes. Les participants ont payé 10 dollars chacun ou 100 dollars par établissement.

« Ce type de conférence permet une accessibilité sans précédent, a souligné Mme Muehlebach en début d’année. Les gens exploitent la formule et se l’approprient. »

Le plan initial était de diffuser la conférence de cette année devant plusieurs groupes de participants et d’y ajouter des activités en personne, comme l’année dernière. Comme la pandémie rend impossibles la plupart des regroupements, les organisateurs travaillent à rendre la conférence virtuelle interactive, par exemple en ajoutant un « hall virtuel » pour les participants, des pauses café virtuelles que les professeurs planifient pour les étudiants aux cycles supérieurs ou leurs jeunes collègues, et des réunions virtuelles que les presses universitaires ont accepté d’organiser pour les scientifiques à la recherche d’espaces de publication.

Les options virtuelles

Même les organisateurs de grandes conférences de type traditionnel expriment un intérêt croissant pour la participation virtuelle. L’idée « revient vraiment plus souvent qu’avant », explique Leslie Pelch, planificatrice d’événements pour Delaney Meeting and Event Management au Vermont. Elle participe à l’organisation de la réunion annuelle de l’International Association of Landscape Ecologists d’Amérique du Nord qui se tiendra à l’Université de Toronto du 10 au 14 mai.

Encouragés par les manifestations mondiales pour le climat de l’automne dernier, les planificateurs voulaient mettre à l’essai un volet virtuel pour un groupe de participants et de conférenciers de pays éloignés comme le Pakistan, le Japon et le Brésil. L’idée était de diffuser en direct les trois séances plénières de la conférence et d’offrir une série d’exposés virtuels aux participants à distance.

Évidemment, la pandémie a entraîné l’abandon des plans initiaux. Toute la conférence sera donnée en ligne. Selon le site Web de la conférence, les séances plénières auront lieu sur la plateforme de réunion virtuelle Zoom, et les présentateurs d’affiches utiliseront la plateforme iPosterSessions. La façon dont d’autres aspects de la conférence se concrétiseront, comme les ateliers et le réseautage, reste à déterminer.

Malgré les technologies actuelles, abandonner le modèle traditionnel n’est pas simple. Il faut surmonter diverses barrières dont la complexité varie selon l’importance du rassemblement. Celle des finances est grande. La plupart des sociétés savantes comptent sur les revenus générés par leurs conférences pour appuyer leurs activités le reste de l’année. Elles redoutent que les participants virtuels refusent de payer le plein prix s’ils n’utilisent pas les installations.

De plus, les planificateurs qui souhaitent doter leur conférence traditionnelle d’un volet virtuel peuvent devoir engager des frais supplémentaires pour le matériel informatique, les logiciels et le soutien requis. Les contrats avec les hôtels et les centres de congrès sont souvent fondés sur un nombre minimum de nuitées, ce qui permet d’obtenir l’espace de réunion ou les services gratuitement ou au rabais. « Si la moitié des participants ne vient pas, nous devons payer la salle de réunion, explique Mme Pelch. L’organisation revient en quelque sorte plus chère. »

La technologie, c’est formidable… quand elle fonctionne

Les technologies de communication d’aujourd’hui sont impressionnantes, mais elles évoluent rapidement. Toute personne qui a dû ajuster une technologie à une autre sait que les choses peuvent mal tourner, et parfois de manière spectaculaire. C’est ce qu’ont constaté Ryan Katz-Rosene et ses collègues, organisateurs de la conférence hybride de l’Association canadienne d’études environnementales (ACÉE) au Congrès des sciences humaines l’année dernière à Vancouver. L’ACÉE avait prévu une conférence satellite pour une dizaine de scientifiques du campus Grenfell de l’Université Memorial à Corner Brook (Terre-Neuve). Le but était de faire des exposés virtuels et de permettre aux participants d’y assister en ligne.

« Nous avons été trop ambitieux, se souvient M. Katz-Rosene, professeur adjoint à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa et coauteur du guide de référence en ligne Flying Less in Academia (récemment mis à jour pour expliquer aux scientifiques comment participer à diverses conférences virtuelles durant la pandémie). Un exposé était donné par deux personnes à Vancouver et deux autres à Corner Brook. Le technicien avait bien préparé la configuration, mais des problèmes sont survenus après son départ.

Le son provenant de Corner Brook était métallique et décalé – un son de bonne qualité, incluant des microphones appropriés, est une considération de premier ordre pour tout organisateur de conférence virtuelle. Les participants ne pouvaient pas voir le visage des conférenciers lorsqu’ils montraient des diapositives. Les animateurs ont tenté tant bien que mal de résoudre les problèmes au cours de l’exposé. « L’expérience a été plutôt cauchemardesque », affirme M. Katz-Rosene.

Des difficultés logistiques peuvent aussi compliquer la coordination en raison du décalage horaire, pour les heures de début, de fin et de pause. De plus, il est important d’avoir la largeur de bande et la vitesse de connexion nécessaires pour faire ce que l’on veut faire, sans oublier un système sécurisé. Le Congrès 2016 a été victime d’une cyberattaque lorsque le système informatique de l’Université de Calgary a été ciblé par des extorqueurs. Le courriel, les serveurs sans fil et d’autres systèmes de l’Université ont été désactivés. La conférence a néanmoins eu lieu comme prévu.

La collaboration et le réseautage

Volet primordial de toute conférence scientifique, les discussions de couloir et les échanges sociaux, qui peuvent stimuler de nouvelles idées et collaborations ainsi que de précieuses relations (surtout pour les chercheurs en début de carrière), demeurent un défi pour les conférences virtuelles.

Des solutions sont néanmoins proposées. L’organisation bénévole Virtually Connecting utilise le concept des « compagnons » virtuels et Zoom pour permettre à dix personnes de participer à ces importantes discussions avec les conférenciers ou participants présents aux conférences scientifiques. L’organisation effectue un jumelage précisément pour l’occasion.

« Nous pouvons éliminer les obstacles et inviter les gens à se joindre à nous simplement pour discuter ou se rencontrer », précise Helen DeWaard, codirectrice de Virtually Connecting également chargée de cours en éducation à l’Université Lakehead. Gratuit, le service créé principalement pour améliorer l’accès aux conférences repose sur environ 80 bénévoles, surtout dans le secteur des technologies pédagogiques. Sa chaîne YouTube propose plusieurs centaines de vidéos archivées de discussions organisées ces quatre dernières années.

Une variante de ce concept a été utilisée lors d’une conférence semi-virtuelle d’une semaine sur la cognition musicale en juillet 2018. Dans le cadre de la triennale ICMPC15/ESCOM10 (International Conference on Music Perception and Cognition/European Society for the Cognitive Sciences of Music), les participants répartis dans quatre lieux de rassemblement (à Montréal, à La Plata en Argentine, à Graz en Suisse et à Sydney en Australie) ont pu discuter de manière informelle entre eux ainsi qu’avec les conférenciers à l’occasion des pauses. Pour ce faire, ils pouvaient utiliser leurs propres appareils ou les interfaces vidéo fournies. Les réactions ont été partagées, mais les organisateurs indiquent que la baisse des interactions s’est faite au profit d’une hausse de 50 pour cent de la participation. Des 800 personnes qui y ont pris part, bon nombre ne l’auraient pas fait sans le volet virtuel.

« La technologie ouvre les conférences à un nouveau public, fait remarquer Eldad Tsabary, professeur agrégé de musique et coordonnateur des études en électroacoustique à l’Université Concordia, et l’un des deux principaux organisateurs du rassemblement de Montréal. Il ajoute que « cela diversifie les théories, les connaissances et les manières de penser ».

Une question de temps

Les possibilités virtuelles n’en sont qu’à leurs débuts. Bien que leurs éventuelles répercussions sur les conférences traditionnelles demeurent encore inconnues, les enthousiastes affirment que bientôt, les entraves seront supprimées et la conférence virtuelle fera partie des modes de communication courants des scientifiques. Ce ne serait qu’une question de temps.

Malgré quelques années de scepticisme, Gabriel Miller, président et chef de la direction de la Fédération des sciences humaines, s’est finalement enthousiasmé des possibilités offertes par les technologies virtuelles sur les plans de l’accès, des coûts financiers et de la durabilité environnementale pour le Congrès de son organisme. « Je crois que le changement de culture se traduit ici par la prise de conscience généralisée du fait qu’une partie de notre travail consiste à être branché sur les technologies – et ce n’est pas rien », affirme-t-il.

Évidemment, le choix ne se présente plus maintenant, car le Congrès de cette année, qui devait se dérouler à l’Université Western à London, Ontario, du 30 mai au 5 juin, a été annulé à la mi-mars en raison de la pandémie. La Fédération avait initialement prévue de déplacer le Congrès en ligne, mais est revenu sur cette décision et a annoncé le 2 avril que l’événement n’aurait lieu sous aucune forme cette année. « Il est temps de faire une pause et de nous donner de l’espace pour répondre à nos besoins immédiats », a déclaré M. Miller dans un message vidéo.

Les scientifiques n’arrêteront pas du jour au lendemain de prendre l’avion pour aller présenter un article afin de faire avancer leur carrière, mais le changement est inévitable. « Si nous devions renoncer aux conférences traditionnelles, elles manqueraient à beaucoup, mais pas à tout le monde, et pas au même degré », soutient Anne Pasek, chercheuse postdoctorale en transitions énergétiques et coordonnatrice de la conférence virtuelle Energy In/Out of Place de l’Université de l’Alberta qui aura lieu du 19 au 22 mai dans le cadre de la série de conférences virtuelles Around the World de l’Institut Kule. « Comme c’est le cas pour toutes les nouvelles formes de technologies et de médias, et pour l’adaptation des anciennes, il faut considérer les compromis et les possibilités – mais aussi la capacité d’imaginer et de créer un forum d’échanges intéressant et équitable. »

La pandémie actuelle accélérera sans doute le processus. « Ce test sera intéressant pour le système, souligne Mme Polfus, du Service canadien de la faune. Ce sera une expérience forcée. Est-ce que ça fonctionnera? »

Rédigé par
Moira MacDonald
Moira MacDonald est journaliste à Toronto.
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