Il nous arrive tous de nous ennuyer. Au travail, pendant un dimanche après-midi pluvieux, dans une file d’attente interminable à l’aéroport.
« L’ennui est omniprésent. On le ressent tous les jours. On n’y porte tout simplement pas attention », explique John Eastwood, professeur agrégé de psychologie clinique à l’Université York.
C’est peut-être ce qui explique que l’ennui n’a pas été activement étudié jusqu’à tout récemment, contrairement à l’amour, la colère ou la peine. À présent, les universitaires ne cessent d’en apprendre à son sujet.
« Nous sommes passés à la vitesse supérieure », affirme Peter Toohey, professeur au département d’études classiques et religieuses de l’Université de Calgary et auteur du livre Boredom: A Lively History (2011).
Le discours sur l’ennui englobe des notions théoriques provenant de chercheurs en sciences humaines qui se servent de l’ennui pour comprendre la quête de sens et les relations avec la technologie. Plus récemment, des scientifiques, principalement des psychologues, ont tenté de faire un lien entre l’ennui et la susceptibilité à la violence, aux dépendances ou aux accidents de travail.
La masse critique d’études sur la question dont on dispose à présent est une source d’inspiration de conférences et de livres, dont une récente anthologie canadienne qui vise à faire reconnaître l’ennui comme un champ d’études en bonne et due forme. En fait, le Canada est en quelque sorte devenu l’épicentre de la recherche sur l’ennui.
M. Toohey a commencé à écrire sur l’ennui en 1987, et Michael Gardiner, professeur de sociologie à l’Université Western, dans les années 1990. En 2005, le sujet était bien présent en Amérique du Nord, avec la publication de deux livres essentiels : une traduction de Petite philosophie de l’ennui de Lars Svendsen (ouvrage original en norvégien publié en 1998) et Experience Without Qualities: Boredom and Modernity d’Elizabeth Goodstein, chercheuse américaine en littérature.
Depuis peu, la science aussi s’intéresse à l’ennui. « Le sujet a été abordé de tous les points de vue, de la philosophie à l’existentialisme, mais ne suscite l’intérêt du milieu scientifique que depuis cinq à 10 ans », souligne Mark Fenske, professeur agrégé de psychologie à l’Université de Guelph.
Les travaux sur l’ennui fondés sur des données probantes doivent leur existence à des tests psychologiques clés, à commencer par celui sur l’inventaire des processus de l’imaginaire qui date de la fin des années 1960 et mesure la propension à l’ennui et aux rêveries diurnes. L’échelle de recherche de sensations, créée en 1964, a été modifiée en 1978 pour inclure la prédisposition à l’ennui, et l’échelle de propension à l’ennui, créée en 1986, a été la première à évaluer exclusivement la tendance à le ressentir.
Stephen Vodanovich, professeur de psychologie à l’Université de Floride-Ouest, a commencé à étudier l’ennui au début des années 1990, et a notamment établi un lien entre les résultats des participants aux tests d’ennui et leur sentiment d’accomplissement personnel. Psychologues canadiens de premier plan spécialisés en ennui, M. Eastwood et James Danckert (professeur de psychologie à l’Université de Waterloo) ont poussé plus loin les travaux de M. Vodanovich et d’autres chercheurs à partir du début des années 2000.
À mesure que l’intérêt pour l’ennui augmentait, des activités ont été organisées. La conférence interdisciplinaire internationale sur l’ennui, tenue annuellement à l’Université de Varsovie, célébrera son quatrième anniversaire au printemps 2017. Au Canada, des symposiums sur l’ennui ont été organisés à l’Université de Waterloo et à l’Université Queen’s.
L’ordre du jour de ces événements témoigne de la démarche interdisciplinaire associée à la question, puisque des chercheurs en sciences humaines et des scientifiques s’y côtoient.
Des livres abordent aussi le sujet. En octobre 2016, M. Gardiner de l’Université Western et Julian Haladyn, chargé de cours à l’Université OCAD, ont publié Boredom Studies Reader: Frameworks and Perspectives, une anthologie présentant les divers théoriciens des études de l’ennui. L’introduction souligne que « l’étude de l’ennui est un volet essentiel de la recherche » et doit être considérée comme un domaine d’études valable.
Les chercheurs en sciences humaines s’intéressant au sujet citent souvent une théorie de Mme Goodstein qui, dans son livre de 2005, affirme que l’ennui est un phénomène moderne. En effet, même si l’ennui existait avant, la vie depuis la révolution industrielle semble manquer de sens et, dans ce contexte, l’ennui est ressenti plus profondément.
« Les émotions sont universelles, explique-t-il. Les animaux peuvent s’ennuyer »
Les chercheurs en sciences humaines ne s’entendent pas tous sur l’existence d’un lien entre modernité et ennui. Selon M. Toohey, ce n’est pas parce que les mots ennuyeux et ennui sont apparus en anglais au XIXe siècle seulement que le phénomène n’existait pas auparavant. « Les émotions sont universelles, explique-t-il. Les animaux peuvent s’ennuyer. »
Presque tout le monde s’entend toutefois sur la théorie centrale à la base de la recherche interdisciplinaire sur l’ennui : cette émotion, comme la douleur, est un avertissement. « L’ennui indique que quelque chose ne va pas, explique M. Eastwood. Il est le signal ou l’indicateur d’un problème qu’il faut trouver et résoudre. » Ainsi, la plupart des travaux sur l’ennui dans les laboratoires de psychologie s’interrogent sur les personnes touchées et les raisons de l’ennui, et sur les caractéristiques qui poussent les gens à adopter des solutions malsaines pour régler le problème.
Ce domaine complexe et riche a le vent dans les voiles. Même si la mention de l’ennui a déjà fait sourciller les chercheurs dans les cocktails, les gens ont maintenant soif d’en savoir plus à son sujet, tout comme les médias grand public. « Je reçois des appels sur la question toutes les trois ou quatre semaines », souligne M. Toohey. L’ennui est un phénomène universel, et tout le monde veut le comprendre.