La fille aînée de Carlo Ricci, Annabel, excelle à l’école. Elle a de très bonnes notes, mais son père ne s’en réjouit pas du tout. « Je pense que le fait qu’elle soit appelée à accorder une telle importance aux notes peut être extrêmement dommageable, soutient M. Ricci, professeur en éducation à l’École d’éducation Schulich de l’Université Nipissing.
M. Ricci est un adepte du parcours éducatif « sans école », une démarche qui rejette la structure et les méthodes pédagogiques traditionnelles et qui est entièrement tournée vers l’apprenant. Lorsqu’Annabel, qui a huit ans, a atteint l’âge scolaire, son père lui a laissé le choix de fréquenter ou non l’école. Elle a décidé de faire comme sa meilleure amie, et d’y aller. « Je peux ne pas être d’accord, explique M. Ricci, mais j’appuie sa décision. » À la maison tout se négocie; de l’heure d’aller au lit jusqu’au menu. Les choses ont toujours été ainsi, même lorsque les enfants étaient plus jeunes.
Un nombre croissant de parents canadiens choisissent un parcours éducatif « sans école » pour leurs enfants, et cette tendance soulève un débat entre universitaires à propos de la valeur de cette philosophie d’éducation. Bien qu’il rappelle l’enseignement à domicile traditionnel, le parcours éducatif « sans école » ne tente pas de reproduire l’horaire scolaire et le programme d’études. Il incite plutôt les enfants à passer le temps comme ils le veulent, reconnaissant que les gens ont une tendance naturelle à faire ce qui les passionne, et que les étudiants apprennent mieux lorsqu’un sujet les intéresse.
Ce mouvement s’inspire des théories anticonformistes des années 1960 et du mouvement de l’école « libre » (comme la l’École Summerhill en Angleterre). Bon nombre de ses défenseurs jugent sévèrement l’actuel système scolaire canadien. Ils estiment que les écoles sont des produits de la révolution industrielle, qu’elles ont été créées pour contrôler les gens et que les notes sont un instrument de manipulation. Selon eux, les enfants devraient avoir le droit de choisir leur propre parcours, et les priver de ce droit est une forme d’oppression.
Il arrive que les enfants qui suivent un parcours éducatif « sans école » accusent du retard pour l’acquisition de compétences de base en lecture et en calcul par rapport aux autres enfants de leur âge. Il arrive même qu’ils n’acquièrent jamais certaines compétences. Cet état de fait n’inquiète nullement les adeptes du parcours éducatif « sans école » qui affirment que leurs enfants sont bien adaptés et s’épanouissent dans la sphère d’activités qu’ils choisissent.
Certains experts s’inquiètent toutefois des répercussions à long terme de cette démarche, car il n’existe pas de données expérimentales sérieuses sur le sujet; les études qui s’y sont intéressées ne font état que de cas isolés. Une étude récente publiée dans la Revue canadienne des sciences du comportement a révélé que les enfants qui ont suivi un parcours éducatif « sans école » obtiennent de moins bons résultats en lecture, en écriture et en arithmétique que les élèves qui ont reçu un enseignement à domicile suivant un programme d’études structuré. L’étude n’était toutefois fondée que sur un mince échantillon de 12 sujets ayant suivi un parcours éducatif « sans école ».
Le manque de données objectives préoccupe Peter Trifonas, professeur agrégé à l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario, affilié à l’Université de Toronto. Il affirme que le parcours éducatif « sans école » pourrait limiter les options offertes aux enfants. L’école, poursuit-il, offre aux élèves toute une variété de sujets d’études, y compris des sujets qu’un enfant ne pourrait découvrir par hasard.
Plusieurs se demandent si un enfant qui n’a pas fréquenté le milieu scolaire possédera les compétences pour se débrouiller en société. Bruce Arai, sociologue et doyen du campus de Brantford de l’Université Wilfrid Laurier, a étudié la socialisation chez les enfants qui ont reçu un enseignement à domicile et chez ceux qui ont suivi un parcours éducatif « sans école ». Il affirme que les deux groupes acquièrent des compétences citoyennes à peu près au même rythme que les enfants qui fréquentent l’école. Ces activités communautaires peuvent aussi aider les enfants qui ne sont jamais allés à l’école à entrer à l’université. M. Ricci soutient que la porte de l’université leur est quand même ouverte; quoi que ce n’est pas toujours la grande porte.
Le débat sur les mérites et les pièges potentiels du parcours éducatif « sans école » pourrait s’intensifier si la tendance se répand. Quoi qu’il en soit, le vrai test sera fait par les enfants-mêmes; leur réussite ou leur échec à être admis dans les établissements postsecondaires et, ultimement, à entrer sur le marché du travail, indiquera si cette philosophie d’éducation est appelée à se développer ou mérite d’être jetée aux oubliettes.