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Plan de cours « Les grands oubliés »

Des professeurs proposent aux étudiants d’autres choix de lecture.

par UA/AU | 09 DÉC 15

Des générations d’étudiants ont suivi des cours d’introduction à la lecture de grands auteurs afin de connaître les idéologies ayant contribué à façonner la pensée et la tradition occidentales. Il existe toutefois un grand nombre d’éminents auteurs et d’idées que ces cours ont omis. Affaires universitaires a fait appel à quelques professeurs pour la rédaction d’une liste de lecture pouvant servir à un cours hypothétique intitulé « Les grands oubliés », portant sur des ouvrages impérissables, mais sous-estimés d’un point de vue critique ou culturel.

La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne par Olympe de Gouges (1791)

Olympe de gouges, femme exceptionnelle de l’époque des Lumières en France, est moins connue aujourd’hui que ses collègues masculins philosophes et activistes politiques, comme Voltaire, Rousseau, Condorcet et autres. Anti-esclavagiste et de tous les combats pour plus de justice sociale, cette auteure dramatique et pamphlétaire, née en 1748 dans le sud de la France, a pourtant écrit en 1791 le texte fondateur du féminisme moderne : La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, une réponse ironique et incontournable à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Estimant que « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de la femme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouver-ne-ments », la Déclaration affirme dans son premier article que « la femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits ». L’auteure a féminisé les articles qui suivent d’une manière simple et directe qui peine encore à trouver sa voie aujourd’hui : « Article 2 : Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de la femme
et de l’homme. » La Déclaration propose des formules saisissantes pour inciter les femmes à prendre leur place dans la Révolution qui se déroulait sous leurs yeux : « Femme, réveille-toi; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l’univers; reconnais tes droits », écrit Olympe dans le postambule; « quelles que soient les barrières que l’on vous oppose, il est en votre pouvoir de les affranchir; vous n’avez qu’à le vouloir. »

Olympe de Gouges est morte le 3 novembre 1793, guillotinée pour avoir posé des affiches politiques contre Robespierre. La totale cohérence entre la pensée libre et novatrice d’Olympe, sa vie personnelle hors normes et son engagement passionné dans la vie politique de son temps est une inspiration pour toutes les femmes.

– Florence Piron, professeure titulaire au Département d’information et de communication, Université Laval


La paix de la foi par Nicolas de Cues, traduction de Hervé Pasqua (Pierre Téqui éditeur, 2008)

Pourquoi évoquer un petit livre de 1453, le pétillant De pace fidei du cardinal Nicolas de Cues (1401-1464) parmi les livres qui auraient pu changer le cours des choses? C’est parce que c’est un dialogue qui aurait pu nous éviter bien des guerres de religion des temps modernes et qui pourrait nous aider à surmonter celles d’aujourd’hui, plus particulièrement le « conflit des civilisations » qui voudrait opposer le monde occidental, imprégné de valeurs chrétiennes, mais complexé par son passé colonial, au monde oriental et musulman.

À une époque elle-même déchirée par des guerres (Constantinople venait de tomber aux mains des musulmans), Nicolas imagine un homme rempli de zèle divin transporté au milieu d’un dialogue céleste auquel participent Dieu, son fils et les grands saints qui s’affligent des sempiternels conflits de religion entre les hommes. Ils somment les représentants les plus intelligents de pas moins de 17 religions et nations pour discuter avec eux de la manière dont on pourrait mettre fin aux guerres prétendument menées au nom de Dieu. En discutant franchement de leurs différends, les sages s’entendent pour reconnaître que les conflits viennent de ce que les hommes pensent que les rites établis par leurs dirigeants furent institués par Dieu lui-même. Dieu, rappelle Nicolas, est inconnu, mais tous croient qu’il n’y a qu’une seule sagesse qui préside à l’ordre des choses. En cultivant cette foi commune, les sages pourraient aider les hommes à relativiser la diversité des rites. C’est de cette paix commune de la foi (d’où le titre) que dépend la paix perpétuelle entre les hommes. En 1453 comme en 2015, le De pace fidei, rédigé par un cardinal qui était un diplomate avisé et un fin lecteur du Coran, indique la voie à suivre pour le dialogue entre les religions et les cultures.

– Jean Grondin, professeur titulaire au Département de philosophie, Université de Montréal


d’elles par Suzanne Lamy (l’Hexagone, 1979)

Elles m’ont parlé, j’ai aimé leurs intonations, leurs pointillés… Paru en pleine période d’exubérance féministe au Québec, d’elles a donné naissance à ce qui deviendra la critique au féminin. Savant dosage d’acuité critique et de lyrisme, alliant Nicole Brossard à Roland Barthes, Marguerite Duras et Hubert Aquin, France Théorêt et Maurice Blanchot, ce court volume lance un nouveau vocabulaire et une nouvelle manière de lire.

Si on ne reconnaît plus le nom de Suzanne Lamy aujourd’hui, c’est qu’elle a disparu trop tôt, à l’âge de 59 ans en 1987. Pourtant, durant son vivant, elle a exercé une réelle influence sur la scène littéraire québécoise. Directrice de la revue Spirale, conférencière, essayiste, romancière, elle a voulu que la critique féministe soit exigeante. Elle demandera à l’écriture féministe qu’elle soit justement cela, une écriture – bien qu’empruntant des voies propres : « l’écriture des femmes semble garder trace de ce qui se passe dans la voix, comme si du corps à la lettre, un ton ou une fluidité palpable demeurait. » Si les propos de Suzanne Lamy sont largement acceptés aujourd’hui, que plusieurs générations de critiques ont profité de ses propos et de ses actions, relire ce livre est encore profitable et agréable, pour ses propos sur la bavardage, par exemple : « Un jeu où le je se déploie, prend plaisir à être ballotté par la marée montante. Les vagues s’entrelacent, naissent l’une de l’autre, chaque fois analogues, différentes. Terre et mer mêlées : une érotique, » ou sur le dialogue : « Une forme nouvelle est née là, du rythme de leurs respirations, de la contiguïté faite de distance et d’harmonie, de la gravité légère de ces femmes pour qui écorce et épaisseur des êtres sont indissociables. »

– Sherry Simon, professeure titulaire au Département d’études françaises, Université Concordia


Initiation mathématique par Charles-Ange Laisant (Georg & cie, 1906)

On ne se souvient plus guère aujourd’hui de Charles-Ange Laisant (1841-1920). C’est bien à tort. Mathématicien de valeur, professeur à la polytechnique, il jouera un rôle de tout premier plan dans l’internationalisation et dans l’enseignement au plus haut niveau de sa discipline. À titre de militant anarchiste, ce qu’il était aussi, c’est surtout l’éducation qui suscitera son intérêt. Il écrira donc des ouvrages qu’on rangerait aujourd’hui sous la catégorie de philosophie de l’éducation, mais aussi d’autres qui appartiennent à la vulgarisation scientifique et à la didactique des mathématiques. Avec la publication d’Initiation mathématique, Laisant ambitionne d’y donner à chacun ce qui lui permettra d’acquérir sans souffrir ce bagage mathématique indispensable au citoyen.

Il travaille à partir d’une conception originale des mathématiques, abstractionniste et anti-platoniste, dont il s’explique ainsi dans un autre ouvrage antérieur (La Mathématique. Philosophie. Enseignement, 1898), lui aussi oublié. « Rien ne pénètre dans notre esprit qu’après avoir d’abord passé sous le témoignage de nos sens. La Mathématique, pas plus qu’aucune autre science, n’échappe à cette loi. J’estime que sans la présence du monde extérieur aucune connaissance mathématique n’aurait jamais pu pénétrer dans le cerveau de l’homme et que, seul dans l’univers et réduit à l’état de pure intelligence, le plus incomparable génie n’arriverait jamais à la notion du nombre 2, ce génie fut-il celui d’un Archimède, d’un Gauss ou d’un Lagrange. » Partant de là, en 65 chapitres, Laisant introduit de manière originale, ludique et qui reste fort inspirante, à la numération, au calcul, à la géométrie, à l’algèbre et donne en prime aux parents des conseils pour l’éducation mathématique de leurs enfants en plus de proposer des énigmes et de stimulants paradoxes.

Inlassablement, il préconise de miser sur la curiosité de l’enfant, sur le jeu, sur le plaisir entretenu de la découverte faite parce qu’habilement préparée, sur la manipulation d’objets concrets et sur le dessin.

– Normand Baillargeon, professeur au Département d’éducation et pédagogie, Université du Québec à Montréal


L’idiot de la famille par Jean-Paul Sartre (trois volumes, 1971-1972)

Des 15 000 pages qui constituent l’œuvre sartrienne, peu sont aussi ignorées, voire dédaignées que les quelques 3 000 sur lesquelles s’étend L’idiot de la famille. Aboutissement de 30 années fébriles de recherche et de rédaction, cette somme inouïe cherche à déterminer dans quelles conditions familiales, psychologiques, historiques et politiques un génie comme Gustave Flaubert a pu décider de se faire écrivain, optant, contre sa société, pour l’irréalisation de l’imaginaire. On compte sur les doigts de la main ceux qui peuvent aujourd’hui écrire une bonne étude à propos de ce texte monstrueux, que l’on ne saurait réduire à une simple biographie.

L’idiot fait la synthèse de toutes les théories et savoirs mobilisés par Sartre au cours de sa carrière d’écrivain, de philosophe et d’intellectuel; il est un traité novateur de « psychanalyse existentielle », un méticuleux ouvrage de critique littéraire, un ambitieux panorama socio-historique et, surtout, comme l’auteur l’a lui-même dit, un « roman vrai ». Dans sa dé-mesure, il décortique, en les totalisant, les masses considérables de ren-seignements divers qui étaient nécessaires à sa propre réalisation : cor—res-pondance et œuvres de jeunesse de Flaubert, témoignages, ouvrages d’analyse littéraire, monographies sur le XIXe siècle, travaux sur la né-vrose, théories sur le comique, fondements de linguistique, de psychana-lyse,
de marxisme… Tout est intégré par Sartre à l’approche méthodologi-que dite « progressive-régressive » qu’il a inventée, qui est reproductible en théorie, mais dont il a été le seul praticien véritable (des ambitions de cette sorte, demandant une telle force de travail et une aussi grande envergure intellectuelle, ne suscitent pas de disciples). C’est plutôt sur le plan créatif que cet essai hors-normes, se jouant allègrement de la fiction pour atteindre à la connaissance véritable, ouvre les voies les plus fécondes. Au Québec, pour ne donner qu’un exemple, il a inspiré Victor-Lévy Beaulieu dans l’élaboration des chefs-d’œuvre que sont Monsieur Melville et James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots.

– Yan Hamel, professeur de littérature à l’Unité d’enseignement et de recherche (UER) Sciences humaines, Lettres et Communications, TÉLUQ


Croisières et caravanes par Ella Maillart (Petite Bibliothèque Payot, 2001)

En 1951, ella maillart décide de se pencher sur sa vie. Il faut dire que son existence n’est pas banale. Elle a traversé la première moitié du XXe siècle comme peu de femmes ont pu le faire. Née à Genève en 1903, elle ne se bornera pas à incarner la jeune femme sage que l’époque affectionne. Elle sera hockeyeuse, matelot, aviatrice, actrice, voyageuse de commerce, dactylo, professeure de français, modèle d’art, photographe, journaliste, écrivaine. Elle barrera pour la Suisse aux régates olympiques de 1924 et puis sera membre de l’équipe de ski helvétique pendant quatre ans. On la retrouve en Grèce, en Corse, au Pays de Galles, en Allemagne, à Moscou, en Crimée, au Tukestan, dans les Monts célestes Tian, dans un désert en Chine interdite, à Pékin, en Inde, au Nord du Tibet, au Tsaidam, en Iran, en Turquie et en Afghanistan. « La vagabonde des mers », comme elle aimait s’appeler, la voyageuse infatigable parcourt les contrées souvent sans permis, dans la ferveur et l’émerveillement, devenant l’amie de la veuve de Jack London, de la comtesse Tolstoi, du cinéaste Poudovkine, de Teilhard de Chardin, de l’explorateur Sven Hedin, de l’aventurier Peter Flemind, de l’écrivaine Anne-Marie Schwarzenbach (avec laquelle elle ira en Ford en Afghanistan en 1939) ou encore des voyageurs rencontrés en chemin

Si Ella Maillart aimait lire un livre par jour, elle n’écrivait que pour payer ses voyages. C’est cette vie pleine et étourdissante que Maillart raconte dans Croisières et caravanes, mais le livre ne nous plonge pas dans un tourbillon de lieux. C’est une réflexion étonnante sur la vie. Ella Maillart se libère de ce qu’elle appelle l’égocentrisme et s’abandonne à ce qui est plus grand qu’elle-même.

– Catherine Mavrikakis, professeure titulaire au Département des littératures de langue française, Université de Montréal

Rédigé par
UA/AU
L'équipe d'Affaires universitaires.
COMMENTAIRES
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  1. Loyolal Leroux / 10 décembre 2015 à 09:05

    Vous oubliez Louis Ferdinand Céline.