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Pourquoi Jim Woodgett dénonce les réformes des IRSC

Selon Jim Woodgett de l’Institut de recherche Lunenfeld-Tanenbaum à Toronto, la situation pose problème pour les chercheurs universitaires de partout au pays

par BECKY RYNOR | 18 OCT 16
Dr. Jim Woodgett. Photo de Lunenfeld-Tanenbaum Research Institute.
Dr. Jim Woodgett. Photo de Lunenfeld-Tanenbaum
Research Institute.

Quand les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) ont entrepris de réformer les modalités d’attribution des subventions plus tôt cette année, le milieu scientifique a réagi avec une célérité et une véhémence encore jamais vues, estime Jim Woodgett, éminent biologiste cellulaire. Professeur au département de biophysique médicale à l’Université de Toronto et directeur de recherche à l’Institut de recherche Lunenfeld-Tanenbaum, M. Woodgett a pris la tête de l’élan de protestation contre les réformes des IRSC. Celles-ci supposaient la modification des mécanismes de financement, un remaniement du processus de rédaction des demandes de subvention et — principale source d’inquiétude pour de nombreux scientifiques — le recours à un système d’évaluation virtuelle anonyme plutôt qu’à un processus d’examen en personne par les pairs. M. Woodgett a rédigé une lettre ouverte à l’intention de la ministre de la Santé Jane Philpott dans laquelle il dénonçait les changements. Il a recueilli plus de 1 300 signatures d’appui de scientifiques et de chercheurs en quelques jours, ce qui a incité la ministre de la Santé à convoquer une réunion à la hâte afin d’examiner la question. Bien que la rencontre du 13 juillet ait été plutôt fructueuse, M. Woodgett a confié au magazine Affaires universitaires qu’à l’approche du prochain appel de propositions, le système d’attribution des subventions des IRSC « demeure un fouillis ».

Affaires universitaires : Est-ce la goutte qui a fait déborder le vase ou un ensemble d’incidents qui vous a amené à rédiger cette lettre à la ministre de la Santé?

Jim Woodgett : Beaucoup de gouttes ont fait déborder le vase et nous avons éprouvé un sentiment d’incrédulité croissant quant à la façon dont les IRSC ont géré le concours du Programme de subventions Projet. Dans tous nos établissements comme dans les universités canadiennes, divers scientifiques avaient accepté le rôle d’évaluateur dans le cadre des concours de subventions des IRSC. Or, à la fin d’avril, aucune proposition ne leur avait encore été soumise. L’échéancier a donc commencé à poser problème en raison du temps qui commençait à presser.

De plus, les évaluateurs ont reçu des listes de propositions qui, de l’avis des IRSC, relevaient de leur champ d’expertise, alors que ce n’était clairement pas le cas. Par exemple, on a demandé à des cliniciens-chercheurs dont les travaux étaient axés sur les systèmes de santé d’examiner des propositions portant sur la biologie cellulaire. Ceux-ci sont venus me voir pour me demander conseil. Je leur ai dit qu’ils ne pouvaient pas examiner ces propositions, étant donné qu’elles ne s’inscrivaient pas dans leur champ de compétences ou d’expertise. De leur côté, les IRSC insistaient et disaient à ces chercheurs qu’ils devaient le faire.

Pour exacerber la situation, un nombre accru de propositions (38 018) a été présenté du fait que les IRSC avaient annulé les concours précédents. Les IRSC avaient également pris la décision stratégique de ne pas permettre aux candidats d’examiner les propositions d’autres candidats, même s’il s’agissait des principaux effectifs affectés au processus d’examen classique des IRSC. Nous avons appris plus tard que sur les 9 000 personnes à qui les IRSC avaient demandé d’examiner des propositions, 6 500 personnes ont refusé. Ceci se passait en mai et en juin alors que les examens auraient dû être amorcés. Les IRSC ne devaient donc plus savoir où donner de la tête.

Affaires universitaires : Pourquoi la décision de ne plus soumettre les demandes de subvention à un examen par les pairs en personne a-t-elle soulevé un si grand débat?

Woodgett : Quand un comité d’examen se réunit en personne, chaque membre discute des propositions qu’il a examinées et de la note qu’il a attribuée à chacune. Il doit justifier son évaluation devant ses pairs. Un président et un conseiller scientifique sont habituellement sur place pour s’assurer que tout le monde est traité équitablement. Cela ressemble à une conversation — on peut faire des corrections et poser des questions. L’ensemble de cette démarche a été éliminé. Le système d’examen virtuel est essentiellement anonyme et impersonnel, donc aucune pression n’est exercée par les pairs. Les examens soumis étaient parfois vraiment peu étoffés, à un point tel qu’ils ne fournissaient aucune information. Le processus d’examen virtuel s’est avéré un véritable échec.

Affaires universitaires : Avez-vous été surpris par le nombre de scientifiques qui ont ajouté leur nom au vôtre sur la lettre à la ministre de la Santé?

Woodgett : Les chercheurs au début ou au milieu de leur carrière sont nombreux [au Canada] et ils ne veulent surtout pas mordre la main qui les nourrit. J’ai été surpris, car ils ont fait preuve de cran. La lettre a suscité de nombreux commentaires. J’ai reçu une multitude de courriels. Les gens me faisaient part de leur situation et me disaient qu’ils ne savaient que faire parce qu’ils voyaient bien que le concours courait au désastre.

Affaires universitaires : Le fait que le milieu de la recherche ait été galvanisé par la controverse a-t-il eu un effet positif?

Woodgett : Absolument. La ministre de la Santé a promptement réagi et a organisé une rencontre dans les semaines qui ont suivi. Environ 60 personnes y ont participé, malgré un préavis très court et le moment choisi pour la rencontre, c’est-à-dire le début de l’été. C’est vraiment incroyable. Il y avait un petit quelque chose d’ironique à la situation, puisque 60 intervenants se réunissaient en personne pour discuter des raisons qui avaient incité les IRSC à éliminer les rencontres en personne.

Affaires universitaires : Qu’est-il ressorti de cette rencontre avec le sous-ministre de la Santé Simon Kennedy?

Woodgett : La rencontre a donné lieu à une série de recommandations. Par exemple, le nouveau processus de soumission des propositions était très structuré et limitait le nombre de caractères — il normalisait la démarche scientifique en obligeant tous les candidats à rédiger leur proposition de la même façon et ne laissait aucune place à la créativité. Ce processus a été abandonné. Désormais, les candidats ont droit à 10 pages pour présenter les points qu’ils estiment être les plus importants.

Un engagement a également été pris à l’égard des examens en personne, bien qu’il s’agisse plutôt d’une forme hybride d’examen (en personne et virtuel). Bon nombre de personnes n’ont pas encore saisi de quoi il en retournait exactement. Auparavant, les IRSC faisaient appel à 50 groupes d’experts formés chacun de 10 à 15 scientifiques œuvrant dans une discipline donnée, par exemple la dentisterie, la biologie moléculaire ou le cancer. Il y avait trois groupes d’experts axés sur les neurosciences, un sur les cardiopathies et ainsi de suite. Les IRSC refusent de revenir à cette façon de faire. Ils proposent plutôt un regroupement en blocs, dont environ 30 super-blocs multidisciplinaires. Ces blocs seront virtuels. Chaque évaluateur s’occupera d’un certain nombre de propositions, puis il soumettra les notes qu’il a attribuées et les motifs de ses décisions aux IRSC.

Les propositions feront l’objet d’un tri en fonction de ces notes : 60 pourcent d’entre elles seront éliminées sans autre évaluation. Les membres d’un sous-ensemble de blocs se réuniront ensuite à Ottawa pour discuter des propositions qui ont obtenu les meilleures notes (les 40 pourcent restants) et, s’il y a lieu, de celles ayant reçu des notes très divergentes. Les évaluateurs ne savent pas s’ils seront invités à participer aux examens en personne qui se tiendront à Ottawa. Quoi qu’il en soit, il se pourrait fort bien que leurs examens soient évalués par des participants à la réunion et que leur identité soit alors révélée. Cette façon de faire intensifie la pression exercée par les pairs et devrait, en principe, inciter les évaluateurs à effectuer un travail plus minutieux. Il s’agit d’une très bonne nouvelle.

Affaires universitaires : Reste-t-il encore beaucoup de points à régler entre les chercheurs et les IRSC?

Woodgett : Je crois que les IRSC avaient dressé un plan de réforme précis et qu’ils pensaient que tout s’arrangerait d’ici la fin de l’année. Ils ont annulé quelques concours pour favoriser la transition. Ils savaient que cette décision allait causer des remous, mais estimaient que le nouveau calendrier serait respecté et que tout fonctionnerait comme sur des roulettes à cette date-ci. Ce qui n’est pas le cas. Je crois qu’ils s’attendaient aussi à recevoir des fonds supplémentaires et que la réduction du financement explique en partie ce gâchis. Sans compter que leur stratégie de mise en œuvre a été désastreuse et qu’elle a entraîné l’accumulation de propositions. La situation est très incertaine. Quand les gens n’ont plus confiance dans les mécanismes de financement, ils soumettent plus de demandes afin d’accroître leurs chances de subventions. Or le système est déjà surchargé.

Certes, l’idée d’établir un processus hybride d’examens en personne est un pas dans la bonne direction, mais il risque d’être éclipsé par la réduction du financement. La situation est plutôt décourageante et touche de nombreuses personnes. Bon nombre de scientifiques (qui présentent des demandes de financement) occupent des postes permanents ou raisonnablement stables, mais ils ont dû réduire la taille de leurs laboratoires et renoncer à des techniciens hautement qualifiés qui, dans bien des cas, cumulaient plus de dix années d’expérience. Ce n’est pas le genre de chose dont on se remet facilement.

Affaires universitaires : Comment envisagez-vous l’avenir?

Woodgett : En résumé, je dirais que la situation est désolante pour le milieu de la recherche au Canada. Elle est très rarement perçue comme un retour sur le droit chemin. Les IRSC ont une importance déterminante. Ils se sont malheureusement enfoncés dans un bourbier dont ils ne pourront pas sortir de sitôt. Un plan bien réfléchi doit être élaboré afin de gagner du temps.

Dans les départements de biologie, de biochimie, de physiologie et de neurosciences des universités canadiennes, certains scientifiques ont beaucoup de mal à effectuer leurs travaux. Les universités vont en subir les conséquences : si on n’appuie pas les travaux des étudiants aux cycles supérieurs faute de financement, la contribution de ces étudiants diminue et nuit aux résultats des universités. Il y a alors interruption du cheminement professionnel de la relève en recherche.

Cet entretien a été revu et condensé pour en favoriser la clarté.

Rédigé par
Becky Rynor
Établie à Ottawa, Becky Rynor est une rédactrice et une journaliste qui se spécialise dans la couverture des enjeux des secteurs de l'environnement, des arts, de la santé et du droit. 
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