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Quand les soldats rentrent au pays

Des chercheurs se penchent sur le sort des anciens combattants de retour à la vie civile.

par ANITA LAHEY | 09 DÉC 15
Illustration par Noma Bar.
Illustration par Noma Bar.

Ce que racontent certains anciens combattants me fait penser à moi à mon arrivée au Canada, confie Maya Eichler, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’innovation sociale et l’enseignement communautaire à l’Université Mount Saint Vincent. Je parlais la langue, on pouvait s’adresser à moi et je pouvais répondre, mais on n’arrivait pas vraiment à se comprendre. »

Mme Eichler fait allusion au « choc culturel » auquel sont confrontés les soldats qui réintègrent la vie civile. Professeure adjointe au département d’études politi-ques et canadiennes et au département d’études des femmes de l’Université Mount Saint Vincent, elle s’intéresse depuis peu à la nouvelle génération d’anciens combattants canadiens. Pour son étude, intitulée Veterans Policy and the Transition from Military to Civilian Life (Politique re-lative aux anciens combattants et passage de la vie militaire à la vie civile), elle entend mener des entrevues approfondies avec une centaine d’anciens combattants ayant participé aux derniers engagements militaires du Canada, y compris en Bosnie-Herzégovine et en Afghanistan.

Mme Eichler prévoit comparer les expériences de transition des soldats, hommes et femmes, et interviewer des membres de leur famille, des prestataires de services aux anciens combattants et des militants. La comparaison entre les deux sexes et la prise en compte des points de vue des membres de la famille et de la collectivité confèrent un caractère particulier à son étude. « En tant que chercheuse, je m’intéresse beaucoup à la lutte liée aux politiques concernant les anciens combattants, dit-elle. Je m’intéresse aux aspects sociaux, économiques et sexospécifiques de la transition, qui sont interconnectés, et à leur incidence sur les politiques. »

Mme Eichler a déjà mené 25 entrevues. Elle découvre chaque fois de « nouveaux points de vue ». Une ancienne combattante lui a confié qu’après avoir demandé un congé – c’est-à-dire des vacances –, son supérieur, alarmé, lui a demandé si elle vivait une crise. D’autres se heurtent à de grosses difficultés d’adaptation, surtout s’ils n’ont jamais vécu hors d’une base militaire ou seuls. « Ils ignorent comment faire leurs courses ou louer un appartement », explique Mme Eichler, qui entend procéder à une analyse approfondie une fois que des profils types se dégageront. Deux grandes constatations émergent déjà : l’expérience de chaque ancien combattant est unique, et le terme « transition » est inadéquat. « La transition, c’est passer d’une chose à une autre, mais les gens ne passent jamais totale-ment à autre chose, explique-t-elle, ils ne laissent que certaines choses derrière eux. La vie est faite d’héritages, positifs et négatifs. »

À l’autre bout du pays, Tim Black, professeur agrégé et chef du département de psychologie de l’enseignement et d’études du leadership à l’Université de Victoria, présente les choses autrement. « La vie militaire transforme les gens en profondeur », dit celui qui a consacré plus de 20 ans de travaux cliniques et d’études aux anciens combattants, contribuant entre autres à la mise sur pied du Veterans Transition Network avec ses collègues de l’Université de la Colombie-Britannique en 2008. « On réintègre la vie civile en tant qu’ancien combattant, une identité qui est parfois perçue comme floue et à connotation politique. Beaucoup ont du mal à l’assumer. »

Selon M. Black, les difficultés des anciens combattants ne sont pas forcément celles qu’imagine le grand public. Par exemple, beaucoup affirment avoir surtout du mal non pas avec ce qu’ils ont vécu pendant leur déploiement, mais plutôt à se faire des amis hors de l’armée et de son esprit de corps. « J’ai été parmi les chercheurs qui ont le plus insisté sur la nécessité de se concentrer sur la transition plutôt que sur l’état de stress post-traumatique, ou ESPT, souligne M. Black. Si la transition comprend l’ESPT, l’inverse n’est pas vrai. L’ESPT ne prive pas forcément de son identité, mais certains ne savent plus qui ils sont une fois qu’ils ont quitté la vie militaire. »

Black a publié en 2010 les résultats d’une enquête en ligne auprès de 216 anciens combattants. Ils révèlent entre autres que les anciens combattants évitent généralement d’évoquer leur expérience militaire dans la vie civile, craignant que ce soit mal perçu. Ce constat a conduit à une nouvelle étude sur la perception des militaires par le public, actuellement menée par un étudiant à la maîtrise de M. Black grâce à une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH). « Notre société se soucie peu des militaires, affirme M. Black. Les gens les regardent d’un œil critique. C’est pour ça qu’il est si important d’aborder les problèmes de transition. »

Il y a 10 ans, les enquêtes comme celles de Mme Eichler et de M. Black étaient rares. Aujourd’hui, les préoccupations liées à la détresse et au bien- être des anciens combattants ainsi que leur nombre grandissant depuis la guerre en Afghanistan poussent des chercheurs de partout au pays et d’un large éventail de disciplines – santé, sciences, arts, sciences humaines, etc. – à effectuer d’importantes études sur le sujet.

« C’est une thématique de recherche en plein essor », affirme Alice Aiken, présidente du département de physiothérapie de l’Université Queen’s et directrice scientifique de l’Institut canadien de recherche sur la santé des militaires et des vétérans. « Notre réseau compte 36 universités dont les chercheurs s’intéressent aux anciens combattants et à leur santé. Parmi eux figurent des professeurs de sciences de la santé, mais également de littérature, d’art dramatique, d’histoire et même de musique. Nous envisageons la santé au sens large, selon la définition de l’OMS : un état de complet bien-être physique, mental et social. »

Créé en 2010, l’Institut a beaucoup contribué à l’intérêt des chercheurs universitaires pour les anciens combattants. Le Canada compte entre 600 000 et 700 000 anciens combattants, dont près de 40 000 ont servi en Afghanistan. Selon Mme Aiken, les universitaires canadiens ont tardé à se pencher sur leurs problèmes et leurs besoins. « Avant la création de l’Institut, dit-elle, la recherche se faisait au cas par cas et ne menait nulle part. Maintenant, nous sommes devenus la plateforme d’échanges entre chercheurs canadiens. »

Mis sur pied en collaboration avec les ministères de la Défense nationale et des Anciens combattants Canada (ACC), mais indépendant de ceux-ci, l’Institut attribue quelques bourses d’études supérieures et propose, sous forme de webinaire, un cours destiné aux étudiants aux cycles supérieurs. Trente-six étudiants de partout au pays le suivent cette année. La conférence annuelle de l’Institut sur la santé des militaires et des anciens combattants, qui en est à sa cinquième édition, est devenue un événement phare. « Elle attire chaque année des représentants des gou-vernements, des militaires, des cliniciens, des travailleurs sociaux et des anciens combattants, souligne M. Black. La somme d’information mise en commun et de liens tissés est énorme. […] J’y retrouve chaque année le directeur général de la recherche d’ACC, David Pedlar. Nous échangeons et discutons de collaboration. »

Professeure agrégée de musicologie à l’Université Queen’s, Kip Pegley est tout aussi emballée par l’Institut. « C’est un réseau de chercheurs déterminés à améliorer la vie du personnel militaire. Un réseau puissant. Lors des conférences annuelles, j’ai entendu d’anciens combattants raconter être agréablement surpris de constater qu’on se soucie d’eux. »

Native d’Halifax, Mme Pegley, dont le père a servi en Corée, fait partie de l’Institut. Corédactrice en chef de la collection d’essais Music, Violence and Politics parue en 2012, elle dirige un programme de recherche pluriannuel financé par le CRSH, axé sur la relation entre musique, guerre et identité canadienne. En plus d’étudier l’usage de la musique dans les expositions du Musée canadien de la guerre, Mme Pegley a effectué (souvent dans des Tim Horton’s) des entretiens qualitatifs auprès de 20 anciens combattants canadiens ayant servi en Bosnie, à Chypre et en Afghanistan. Elle n’interroge pas directement ces hommes et femmes sur l’ESPT ou sur leurs problèmes de transition, mais plutôt sur leur usage de la musique pendant et après leur déploiement, ce qui les conduit souvent à parler de l’ESPT et de la manière dont la musique les a aidés à tenir le coup. « Ils confient leurs luttes et leurs difficultés avec une générosité incroyable, surtout si ça peut être utile aux futurs soldats », souligne Mme Pegley.

Dans un article du deuxième numéro de la nouvelle publication de l’Institut, le Journal of Military, Veteran and Family Health (JMVFH), Mme Pegley soutient que la contribution potentielle de la musique à la prévention et à la gestion de l’ESPT doit être étudiée plus à fond maintenant que les progrès en neurologie montrent ses effets mesurables sur le corps humain (cerveau, rythme cardiaque, pression sanguine, tension musculaire, taux d’hormones, etc.). Elle écrit : « Les soldats utilisent des écouteurs pas seulement pour “déconnecter”, comme on pourrait le croire, mais dans le but conscient ou non de mieux maîtriser leur environnement et leurs réactions à celui-ci. »

Mme Pegley précise que les anciens combattants interrogés lui ont confié avoir recours à la musique pour se retrancher en eux-mêmes et faire le point (un mode de préparation extrêmement important avant de partir en patrouille ou de s’exposer au combat) ou encore pour « se déconnecter » une fois de retour au camp. Pour certains, chanter avec leurs coéquipiers à l’arrière d’un véhicule d’assaut léger était un moyen de s’ancrer dans la réalité et de créer des liens. D’autres ont partagé leur iPod pendant qu’ils étaient en devoir. La conductrice d’un véhicule d’assaut léger a précisé qu’elle chantait des hymnes appris de sa grand-mère en conduisant son équipe dans le désert afghan. Pour Mme Pegley, « tous ces gens ont utilisé la musique pour se protéger et préserver leur santé mentale ».

De retour au pays, les anciens combattants utilisent la musique pour « mieux gérer et se remémorer leur expérience de la guerre ». Certains n’écoutent que de la musique qu’ils connaissaient avant leur déploiement, à savoir avant la déstabilisation qu’il a provoquée. Pour d’autres, certaines chansons ravivent des souvenirs insupportables. Le son de la cornemuse, souvent associée aux cérémonies d’adieu aux soldats tombés au combat, peut déclencher de tels souvenirs. « Le son de la cornemuse peut faire ressurgir des sentiments de solitude ou de colère aux moments les plus inattendus. » Mme Pegley souhaite étudier la possibilité d’utiliser des listes d’écoute personnalisées dans le cadre de traitements de rétroaction neuro-logique pour aider les personnes pressentant un ESPT à « réinitialiser » leur cerveau.

Avant le lancement de la nouvelle publication de l’Institut au début de 2015, Mme Pegley aurait soumis son article à une revue de musicologie, inconnue des gens qui s’intéressent au bien-être des anciens combattants. « Nous continuons à encourager les chercheurs à écrire sur divers sujets, précise Mme Aiken, corédactrice en chef de la publication JMVFH, mais souhaitons être une publication de référence en matière de recherche axée sur la santé des militaires, des anciens combattants et de leurs familles. Une telle publication est essentielle. Je possède un doctorat en services et en politiques de santé. Si je souhaitais influencer les décideurs politiques, je publierais dans le JMVFH. Nous savons qu’ils le lisent. »

Illustration par Noma Bar.
Illustration par Noma Bar.

Professeure et titulaire de la chaire en rétablissement clinique des miliaires et des anciens combattants canadiens à l’Université de l’Alberta, Ibolja Cernak espère que c’est le cas. Médecin titulaire d’un doctorat en neurosciences et d’une maîtrise en génie biomédical, sécurité intérieure et préparation aux crises de santé publique, la Dre Cernak se penche depuis plus de 25 ans sur les problèmes des militaires et des anciens combattants. Elle est l’auteure principale d’un article paru dans le premier numéro du JMVFH portant sur les résultats d’une étude totalement novatrice, pour laquelle elle est devenue la première universitaire nord-américaine embarquée avec des soldats déployés en zones de combat. (La première phase de cette étude fait l’objet d’un article dans le numéro de mars 2014 d’Affaires universitaires.) Selon la Dre Cernak, les résultats publiés dans le JMVFH, relatifs à la manière dont la cognition des soldats est accentuée pendant leur déploiement, devraient, avec ceux qui suivront, permettre de mieux comprendre la résilience des soldats et des anciens combattants face aux problèmes de santé mentale dans divers contextes de stress opérationnel, et les risques qu’ils soient victimes de tels problèmes.

L’étude prévoyait au départ faire le suivi de 200 soldats à cinq stades : formation, déploiement, réadaptation (six à neuf mois après la fin de leur déploiement), puis deux ans et enfin cinq ans après la fin de leur déploiement. L’étude vise à recueillir des renseignements au moyen de questionnaires ainsi que des données objectives au moyen de tests cognitifs informatisés (évaluation de la mémoire et de la mémoire spatiale, de l’attention, de la distraction, du contrôle des émotions et des impulsions, etc.) et de mesures du taux d’hormones de stress à partir d’échantillons de salive et d’urine. « La collecte de ces données à chaque stade, dans différentes situations de stress, permet de prévoir le moment où un individu passera d’un état fonctionnel à un état dysfonctionnel, explique la Dre Cernak, et donc de cibler les personnes à risque pour intervenir à temps. »

Malheureusement, l’étude de la Dre Cernak a pris fin après les trois premiers stades prévus en raison de l’épuisement de la subvention de la Légion royale canadienne dont elle bénéficiait. La Dre Cernak n’est pas seule à souligner la difficulté d’obtenir, pour ce type d’études, du financement des organismes subventionnaires traditionnels – le CRSH, les Instituts de recherche en santé du Canda (IRSC) et le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG). « Ils jugent trop ciblées les demandes de financement où figure le mot “militaire”. Mieux vaut demander du financement au ministère de la Défense nationale, affirme-t-elle. Les problèmes de santé qu’éprouve le personnel militaire pendant son déploiement sont complexes et s’étalent dans le temps. Ils représentent un défi pour le pays. Les organismes subventionnaires devraient en être conscients. »

ACC mène également ses propres recherches sur les anciens combattants. Signalons entre autres l’Enquête sur la vie après le service militaire, administrée par Statistique Canada. L’enquête est basée sur des entrevues téléphoniques d’anciens combattants menées respectivement en 2010 auprès de 3 154 anciens combattants de la force régulière démobilisés entre 1998 et 2007, et en 2013 auprès de 3 450 anciens combattants des forces régulières et de réserve démobilisés entre 1998 et 2012. (Les chercheurs d’ACC n’ont pu être interviewés pour cet article, ACC ayant informé Affaires universitaires qu’aucun membre de son personnel ne pouvait être interviewé pendant la campagne électorale fédérale, période au cours de laquelle cet article a été préparé.)

« Le ministère des Anciens Combattants a entre autres pour mission de mener des études sur les anciens combattants, ce qu’il fait, souligne M. Black. Mais pourquoi ne mènerait-on pas également des études universitaires indépendantes dont les résultats pourraient être comparés aux statistiques gouvernementales? ACC n’interroge pas tous les anciens combattants; des chercheurs indépendants pourraient se pencher sur les expériences non visées par le ministère. Personnellement, la liberté universitaire m’autorise à poser toutes les questions que je veux. »

Bien qu’incomplète, l’étude de la Dre Cernak apporte de l’eau au moulin de M. Black. « Notre étude couvre trois contextes opérationnels inévitables pendant une carrière militaire. Elle apporte un éclairage unique sur les facteurs de stress opérationnel, dit-elle. Par des analyses relativement complexes, nous comparons les profils des personnes qui risquent de développer des problèmes de santé mentale à ceux des personnes très résilientes. »

Jusqu’à présent, cette étude a révélé une incidence supérieure des comportements dépressifs, anxieux et pré-ESPT chez les militaires que dans les statistiques officielles. Elle serait de 15 pour cent avant le déploiement, de 28 à 30 pour cent pendant celui-ci, et d’environ 25 pour cent après celui-ci. (Selon les dernières statistiques officielles sur « l’incidence cumulée de l’ESPT » chez les militaires, issues des données gouvernementales recueillies entre 2001 et 2011, cette incidence serait de huit pour cent, et celle des autres troubles mentaux liés aux séjours en Afghanistan, de 5,2 pour cent.) L’équipe de la Dre Cernak entend également fractionner les données recueillies autrement que le fait le gouvernement.

« Quelle est l’incidence des problèmes de santé mentale au sein du personnel de l’Artillerie, comparativement au personnel de soutien? Quelle est l’incidence si on compare l’expérience opérationnelle, le nombre de déploiements, la participation à des missions de combat comparativement à des missions de maintien de la paix? Nous analysons ces données, comparons la résistance au stress d’un individu par rapport à sa propre résistance antérieure. Ça nous permet de déceler de subtiles modifications sur le plan de sa santé. »

Même si elle a dû interrompre son étude avant terme, la Dre Cernak croit en l’avenir de la recherche sur les anciens combattants et, par con-sé-quent, à sa contribution potentielle à leur bien-être. « L’Institut entreprend à peine son action de sensibilisation et de coordination des collaborations potentielles, mais son avenir ne dépend pas uniquement des chercheurs universitaires, conclut-elle. Il dépend de la reconnaissance de son importance, et cela se traduit par son financement. »

Rédigé par
Anita Lahey
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