Au cours de sa carrière, d’étudiant à la maîtrise à membre de la Société royale du Canada, le sociologue Peter Li s’est fait régulièrement demander, vu la consonance étrangère de son nom de famille, s’il savait parler anglais. Patricia Monture, professeure titularisée deux fois diplômée en droit, lit l’incrédulité dans le regard des membres du personnel ou des professeurs qu’elle rencontre pour la première fois, parce qu’elle est Autochtone. Lorsqu’elle a été engagée par le départe–ment de science politique, Malinda Smith passait souvent pour une professeure d’éducation physique pour la simple raison qu’elle est une universitaire noire parmi une population blanche.
C’est ainsi que se manifeste le racisme dans le milieu universitaire canadien. Les chercheurs appellent ce phénomène « racisme structurel » envers les universitaires qui ne sont pas de race blanche, à qui certaines possibilités sont refusées.
Selon M. Li, professeur de sociologie à l’Université de la Saskatchewan spécialisé dans les questions de races, d’inégalités et d’immigration, le racisme structurel peut se manifester dans les pratiques d’embauche, de promotion, de gouvernance ou encore en recherche et dans les cours. Il peut également entretenir un statu quo biaisé sur le campus. « Il s’agit d’une pratique régularisée et intégrée au processus social de l’établissement; elle ne relève pas du hasard », explique-t-il. Pour cette raison, cette forme de racisme entraîne des conséquences plus graves que des commentaires racistes lancés à quelqu’un sur la rue.
Le Canada s’est depuis longtemps doté de lois contre le racisme et les autres formes de discrimination au travail. En 1984, le Rapport de la Commission royale sur l’inégalité, présidée par Rosalie Abella, a recommandé au Canada d’adopter des politiques et des pratiques visant quatre groupes désignés, soit les femmes, les minorités visibles, les Autochtones et les personnes handicapées. Le rapport réclamait des « interventions » pour permettre à ces groupes de surmonter de « considérables obstacles ».
Les universités ont répondu par des rapports, des commissions, des comités, des politiques et des plans. En plus d’avoir créé des bureaux ou des services de promotion de l’équité ou de protection des droits de la personne, la plupart des établissements disent vouloir améliorer le caractère inclusif de leur corps professoral. Les chercheurs qui se penchent sur les questions raciales jugent toutefois insuffisants les progrès réalisés en matière d’équité.
Le milieu universitaire a souvent de la difficulté à admettre qu’il fait preuve de racisme. La discrimination est toutefois « une question de répercussions plutôt que d’intentions », écrivent les chercheuses en sciences sociales Carol Tator et Frances Henry, dans l’ouvrage Racism in the Canadian University: Demanding Social Justice, Inclusion and Equity.
C’est d’abord une question de représentation, à savoir qui est embauché, et comment. Selon le Recensement de 2006, environ 14 pour cent des postes de professeur sont occupés par des membres d’une minorité visible, qui représentent quant à eux 24 pour cent de tous les titulaires de doctorat au Canada. Par ailleurs, environ deux pour cent des postes de professeurs sont occupés par des Autochtones.
Si les candidats de minorités ethniques sont bien représentés parmi les candidats qualifiés, pourquoi alors sont-ils mis de côté lorsqu’ils se retrouvent dans un groupe de professeurs potentiels? « Les attitudes qui existent au sein de la population sont également observables dans les universités, explique Jeffrey Reitz, professeur de sociologie et directeur des études sur l’ethnicité, l’immigration et le pluralisme à l’Université de Toronto. Les dirigeants universitaires sont des personnes très scolarisées qui s’engagent à faire preuve d’équité, mais cela ne garantit pas l’application de pratiques d’embauche non discriminatoires. »
Même lorsque les candidats « racialisés » obtiennent un poste, la froideur des relations avec leurs collègues peut les pousser vers la sortie. Ils relatent des manques de respect de la part des étudiants, des professeurs et des membres du personnel. Mme Smith, professeure de sciences politiques à l’Université de l’Alberta et vice-présidente, Questions d’équité à la Fédération canadienne des sciences humaines, fait un parallèle avec l’époque où l’exclusion des femmes était la norme sur les campus : « C’est une question de pratiques historiques ou culturelles : “ les copains d’abord” ».
Une fois que les comités d’embauche et de promotion ont réglé la question du mérite, les « impondérables » entrent en ligne de compte, explique Mme Smith. « Les personnes responsables se demandent : “Serai-je à l’aise de côtoyer cette personne? De collaborer avec elle? Me permettra-t-elle d’avancer?” ». La situation est identique lorsque des professeurs appartenant à d’autres groupes marginalisés, comme les gais, les lesbiennes et les transgenres, font l’objet d’une évaluation.
Ceux qui soulèvent la présence de racisme sur les campus essuient souvent des critiques liées à la méthodologie utilisée ou au manque de données objectives. Selon Mme Henry, anthropologue des sociétés qui étudie la question du racisme depuis une trentaine d’années, on fait valoir que « l’échantillon est trop petit ou que les participants exagèrent ou mentent. On passe alors à côté du véritable enjeu : aucun établissement ne devrait fonctionner avec des pratiques qui ont des répercussions négatives sur l’un ou l’autre de ses membres. »
Selon M. Reitz, de l’Université de Toronto, les universités ne devraient pas faire la sourde oreille. Ses travaux montrent qu’un grand nombre de personnes, en particulier des enfants ou des petits-enfants d’immigrants, se disent victimes de discrimination, mais que les Blancs banalisent leur expérience ou l’attribuent aux défauts du groupe racial auxquelles elles appartiennent. « Il faut prendre ces perceptions au sérieux et y donner suite », croit-il. Partisane des histoires vécues, Mme Smith ajoute : « Je me fie aux données, mais lorsque j’entre dans une pièce [à l’Université] et que je suis la seule personne de couleur, je me demande si un changement est possible. »
Selon Marie Mc Andrew, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’éducation et les rapports ethniques à l’Université de Montréal, la diversité raciale s’est installée plus lentement dans les universités francophones au Québec, « parce que traditionnellement, les minorités immigrantes s’intégraient toujours à la population anglophone ».
La situation a changé. Aujourd’hui, le Québec accueille de nombreux immigrants d’Haïti, d’Afrique du Nord et d’autres pays africains francophones. Mme Mc Andrew fait toutefois remarquer que la présence de professeurs issus de divers groupes ethniques est souvent le résultat d’activités de recrutement à l’étranger, et non parce que « les immigrants de deuxième et de troisième générations ont réussi au Québec ».
Ella ajoute que « une fois la phase initiale d’embauche réussie, les pro-fesseurs ne font pas l’objet de discrimination, du moins pas consciemment ».
On observe toutefois des changements et un optimisme prudent sur les campus depuis quelques années. À la demande d’une coalition de professeurs et d’étudiants inquiets en 2008, Sheldon Levy, recteur de l’Université Ryerson, a accepté de participer à un groupe de travail chargé d’examiner les manifestations de racisme, d’antisémitisme et d’islamophobie dans toutes les sphères d’activité de son établissement. Il s’est engagé à embaucher un vice-recteur responsable des questions d’équité et de diversité, et l’Université prendra d’autres mesures, comme l’échange de données sur la représentation et l’organisation d’une formation sur la diversité.
L’Université de la Colombie-Britannique (UBC) et l’Université de Guelph ont maintenant un conseiller juridique spécialisé en droits de la personne qui a un accès direct à l’équipe de direction. Tom Patch, vice-recteur adjoint responsable des questions d’équité à la UBC, estime qu’un leadership dans ce dossier est « essentiel, mais qu’il n’est pas suffisant au sein d’une université décentralisée ». Selon lui, tous les échelons doivent adhérer aux principes d’équité. Entre autres initiatives, l’Université publie en ligne des données sur la représentation des divers groupes ethniques au sein de son corps professoral.
Patrick Case, qui dirige le bureau de l’équité et des droits de la personne à Guelph depuis 1999, explique que son établissement vise le consensus « plutôt qu’une approche descendante ». Il y a plusieurs années, son bureau a colligé des données sur la représentation interne, la disponibilité des candidats potentiels et les systèmes salariaux et les a présentées d’une manière que l’esprit scientifique des professeurs chevronnés peut comprendre et qui illustre bien les lacunes et les problèmes présents sur le campus. Son bureau offre des séances d’orientation en matière d’équité à tous les comités de recrutement au début du processus d’embauche.
Ces trois établissements – Ryerson, UBC et Guelph – cherchent pro-activement à accroître le nombre de candidats de diverses ethnies à des postes de professeur. « Les méthodes choisies doivent être pleinement intégrées aux pratiques de l’université », explique M. Case. Publier des annonces de poste dans des quotidiens non traditionnels ou dans des journaux communautaires, faire appel à ses relations personnelles – pour autant qu’ils soient diversifiés – et même remanier une annonce de poste sont autant de moyens de faire du recrutement proactif auprès des minorités visibles.
Les experts en équité croient également au pouvoir du mentorat comme catalyseur du changement. Le réseau canadien RACE, formé de chercheurs et d’universitaires qui militent pour l’équité, a pour objectif d’offrir du mentorat et du soutien aux professeurs et aux étudiants aux cycles supérieurs. Le réseau organise annuellement une conférence depuis 2001. L’Université de Guelph travaille au lancement d’un projet de mentorat de deux ans destiné aux professeurs qui souffrent de discrimination et manifestent un intérêt pour des postes administratifs.
En 2004, Mme Monture, qui est professeure de droit, a quitté le département d’études autochtones de l’Université de la Saskatchewan pour celui de sociologie. Peu de temps après, alors qu’elle assistait à une réunion avec tous les professeurs du département, elle a soudainement constaté que ses collègues sollicitaient son avis sur une question qui n’avait rien à voir avec les enjeux autochtones. « Ils me traitaient en égal et estimaient mes connaissances aussi valables que celles de toutes les autres personnes présentes dans la salle. C’était la première fois que cela se produisait en 10 ans de carrière. » Le changement s’est trop fait attendre, diront certains. Mme Monture, elle, y voit un message d’espoir pour l’ensemble de son université.