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Rencontre de grands esprits à Montréal

Le 6 juin 1911 : le jour où les universités canadiennes se sont regroupées pour former une organisation nationale.

par LÉO CHARBONNEAU | 11 OCT 11

On annonce une journée ensoleillée et un maximum de 22 °C à l’aube du mardi 6 juin 1911. Tout un changement par rapport à la veille, alors que seulement une poignée de partisans ont affronté le froid et la pluie pour assister à la victoire en 10 manches de l’équipe de baseball locale, les Royals de Montréal, contre les Maple Leafs de Toronto au compte de 6 à 5.

Ce matin de juin, la une de la Gazette de Montréal contient non pas un, mais deux articles consacrés à la proposition d’accord de réciprocité avec les États-Unis, prélude à la bataille électorale qui allait entraîner, en septembre, la défaite du gouvernement libéral de Wilfrid Laurier en poste depuis 15 ans. Dans l’immédiat, le calme règne cependant sur le plan politique, puisque le Parlement a interrompu ses débats pendant huit semaines afin de permettre aux députés et aux sénateurs de se rendre en Angleterre pour le couronnement du roi George V le 22 juin.

Au pays, les activités du recensement de 1911 ont commencé la semaine précédente tandis que, dans ses pages consacrées à l’actualité locale, la Gazette relate l’inauguration officielle du nouveau pavillon de médecine de l’Université McGill par le gouverneur général, Earl Grey, qui a eu lieu la veille. Pour couronner la soirée, le chancelier de l’Université McGill, Donald Smith (Lord Strathcone), a annoncé qu’il ferait don de 100 000 $ pour permettre les travaux de finition de l’immeuble.

Toujours dans la Gazette du 22 juin, tout au bas de la page 9, se trouve cet entrefilet : « Le secrétaire du Congress of Empire Universities s’entretiendra avec des Canadiens ». R. D. Roberts, registraire de l’Université de Londres, a accosté à Montréal deux jours auparavant à bord du S.S. Megantic.

Il est venu pour participer à une réunion des chefs d’établissement et de hauts dirigeants des universités canadiennes. La toute première Conférence des universités canadiennes est organisée par William Peterson, principal de l’Université McGill, et Robert Falconer, recteur de l’Université de Toronto, sur le campus de McGill.

À l’époque, les recteurs se réunissent rarement, et les participants à la rencontre ne se doutent sûrement pas qu’ils sont en train de jeter les bases d’une organisation nationale permanente représentant les universités canadiennes. Au cours des sept prochaines années, la Conférence nationale des universités canadiennes nouvellement formée se réunira à quatre reprises, puis régulièrement par la suite. Rebaptisée l’Association des universités et collèges du Canada en 1965 et représentant aujourd’hui 95 universités et collèges universitaires, cette organisation nationale célèbre en 2011 ses 100 ans d’existence.

La rencontre de 1911 a ceci de particulier : les recteurs se sont réunis pour mettre en commun leurs idées de sujets à aborder à l’occasion d’une autre rencontre, celle du Congress of the Universities of the Empire, prévu à Londres en 1912. M. Roberts est donc invité à Montréal pour discuter des objectifs de l’organisation londonienne et pour rendre compte, à son retour en Angleterre, des questions d’importance soulevées par les établissements canadiens.

Au total, l’invitation est lancée à 19 collèges et universités : trois des provinces de l’Ouest (les Universités de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba), sept de l’Ontario (l’Université de Toronto et ses deux collèges fédérés, Trinity et Victoria, les Universités Western Ontario, McMaster et Queen’s et l’Université d’Ottawa), trois du Québec (les Universités McGill, Bishop’s et Laval) et six des provinces de l’Atlantique (les Universités Mount Allison, St. Francis Xavier, Acadia, King’s et Dalhousie et l’Université du Nouveau Brunswick). Les Universités Acadia et King’s déclinent l’invita-tion, et les délégués des Universités de l’Alberta et du Manitoba ont un empêchement de dernière minute. Au final, 18 universitaires représentant 15 établissements prennent part à la rencontre.

En 1911, la nation canadienne n’a pas encore 50 ans. Selon les données du recensement, la population s’élève à 7,2 millions d’habitants, dont 1,6 million issus de l’immigration, et 89 pour cent des personnes âgées de plus de cinq ans déclarent savoir lire et écrire.

Au moment de la Confédération en 1867, les universités et les collèges du Canada sont pour la plupart des établissements confessionnels de petite taille. Relativement nombreux, ils font face à des difficultés financières. La majorité s’est développée au fil du temps sur le modèle des établissements du Royaume-Uni, reproduisant les particularités, voire les travers, de ceux-ci. Pourtant, malgré leurs difficultés, très peu d’établissements ferment leurs portes et, au début du XXe siècle, bon nombre ont renforcé leur position grâce à des fédérations ou à des fusions. La situation est quelque peu différente dans les trois provinces de l’Ouest, dont les gouvernements ont décidé de créer une seule université provinciale sur le modèle des universités d’État aux États-Unis.

Toujours au début du XXe siècle, bon nombre d’établissements alors propriétés du clergé passent sous le contrôle de l’État. Cette période est également marquée par l’expansion de l’enseignement des sciences et des activités en laboratoire, ainsi que par l’arrivée de programmes d’études professionnels en génie, en foresterie, en dentisterie et en agriculture. En 1911, les effectifs au premier cycle s’élèvent à près de 13 000 étudiants, soit deux fois plus que 10 ans auparavant, et 1 775 diplômes sont décernés. Par ailleurs, les femmes représentent 20 pour cent du corps étudiant.

À l’époque, il n’est pas rare que les recteurs demeurent en poste pendant de longues périodes. M. Peterson, un Anglo-Écossais né à Édimbourg, est nommé principal de l’Université McGill en 1895 et exerce ses fonctions pendant 24 ans. M. Falconer, né à Charlottetown l’année de la Confédération, devient recteur de l’Université de Toronto en 1907 et le demeure pendant 25 ans. L’histoire ne précise cependant pas si les chefs d’établissement présents à la réunion de Montréal se connaissent ou se sont déjà rencontrés auparavant.

M. Roberts donne le coup d’envoi de la conférence par un discours dans lequel il présente les sujets à l’ordre du jour du Congrès de Londres l’année suivante. De son point de vue, les principales préoccupations des universités britanniques et coloniales portent alors « sur l’uniformité de la norme d’immatriculation [c.-à-d. des exigences relatives à l’admission], dans la mesure du possible, sur la permutation des professeurs et sur la comparaison et l’égalisation des normes ». Il conclut son discours en insistant sur le fait qu’il s’agit d’un ordre du jour provisoire et que « les universités ou les groupes d’universités sont invités à proposer d’autres sujets ».

Pendant les discussions qui s’ensuivent, les chefs d’établissement déterminent que les normes d’immatriculation et les installations consacrées aux études aux cycles supérieurs constituent les deux questions les plus urgentes. Au sujet des normes, les recteurs disent espérer que la rencontre de Londres permettra au moins d’établir « des exigences minimales d’admission ». Ils forment au moins trois comités chargés de se pencher sur les différents aspects de la question et de faire rapport ultérieurement.

Au sujet des installations pour les études aux cycles supérieurs, les recteurs sont préoccupés par le fait que les étudiants canadiens choisissent principalement de faire leur maîtrise ou leur doctorat aux États-Unis ou en Allemagne plutôt que dans la mère patrie. Le problème s’explique selon eux par le fait que les exigences des universités britanniques ne sont pas suffisamment claires et que les étudiants canadiens qui s’y rendent sont souvent contraints d’obtenir un autre diplôme au premier cycle avant d’entreprendre des études aux cycles supérieurs.

« À ce sujet, écrit M. Roberts, tous sont d’avis […] qu’il est de la plus haute importance que des mesures soient prises sans délai pour faire en sorte que les étudiants canadiens optent pour le Royaume-Uni plutôt que pour les États-Unis ou l’Allemagne. »

De nombreux autres sujets sont abordés pendant la rencontre, dont la formation en musique, la permutation des professeurs, les publications universitaires et la formation militaire. Le gouvernement fédéral propose de créer des programmes d’études pour les officiers sur les campus, et les participants estiment que ce type de formation doit être financé à part entière par le gouvernement.

À la fin de la journée, les participants conviennent de se réunir à nouveau à Montréal avant de se diriger vers le congrès de Londres l’année suivante « si une telle rencontre est jugée nécessaire », mais aucune réunion de suivi n’a finalement lieu. M. Roberts écrira par la suite : « La conférence de Montréal a sans aucun doute été d’une grande utilité, et le Comité de Londres estime […] que d’autres réunions de la sorte devraient être organisées localement dans d’autres pays de l’Empire. »

Les recteurs canadiens assistent en grand nombre au Congrès de Londres en 1912, mais trois années s’écouleront avant qu’ils ne se réunissent de nouveau. Cette période d’inactivité s’explique principalement par le climat d’instabilité qui précède le déclenchement de la Première Guerre mondiale. La deuxième Conférence nationale des universités canadiennes (CNUC), qui se tient le 1er juin 1915 à Toronto, réunit des représentants de 15 universités.

Les délégués se voient présenter un ordre du jour bien rempli sur lequel figurent divers sujets de discussion sous les catégories normes de diplômes, transfert d’étudiants, vie étudiante et administration. Le premier sujet à l’ordre du jour est, sans grande surprise, l’urgence d’établir des normes d’immatriculation uniformes.

Les participants ne sont pas en mesure de couvrir tous les sujets en profondeur et l’après-midi est consacré à la formation d’autres comités. Un de ceux-ci, le Comité d’organisation, reçoit le mandat « de procéder à l’ébauche d’une constitution et de nommer des administrateurs pour la prochaine conférence », conférant ainsi un caractère officiel aux activités de cette organisation nationale naissante.

En mai 1916, la conférence se tient de nouveau à McGill, mais dure cette fois deux jours. Pas moins de 35 chefs d’établissement et professeurs y prennent part. Les participants adoptent une constitution provisoire qui établit les critères d’adhésion et fixe à 10 $ la cotisation annuelle par représentant.

En 1917, à l’occasion de sa conférence tenue au Château Laurier à Ottawa, il devient évident que la CNUC ne s’intéresse plus uniquement à des questions purement universitaires et est en voie de devenir le porte-parole du secteur de l’enseignement supérieur. Pendant cette conférence, on discute notamment d’une proposition visant à exhorter le gouvernement fédéral de financer les études postsecondaires des anciens combattants de la Première Guerre mondiale, de même que de la possibilité de demander au gouvernement d’éliminer la taxe d’entrée infligée aux étudiants chinois qui viennent étudier au Canada.

La conférence de 1915 à Toronto s’était conclue sur une note sympathique. M. Falconer s’était dit « heureux de l’intérêt manifesté par les universités dans le cadre des discussions, du sentiment fraternel engendré et de la puissance de ce type de réunions comme outil de ralliement des différentes parties du Dominion ». Selon le compte rendu publié des discussions tenues au dîner en soirée, « plusieurs conférenciers ont insisté sur l’importance d’une collaboration accrue entre les universités canadiennes afin de cultiver un véritable esprit national ».

C’était « sans aucun doute l’objectif d’un groupe d’hommes qui n’envisageaient pas l’enseignement supérieur comme une fin en soi, mais plutôt comme un moyen d’atteindre un objectif beaucoup plus grand, celui de favoriser la création d’un Canada uni et progressiste », écrit Gwendoline Pilkington dans sa thèse traitant des 50 premières années de la Conférence et qui est une véritable référence sur la question. « L’analyse des discussions tenues lors des conférences de 1911 et de 1915 montre que, dès cette époque, les recteurs ne considéraient pas l’université comme un parcours étroit et unidimensionnel menant à l’obtention d’un diplôme, mais plutôt comme un vaste parcours aux voies d’entrées et de sorties multiples contribuant toutes à l’amélioration de la qualité de vie dans l’ensemble du pays.

Références : Harris, Robin S., A History of Higher Education in Canada, 1663-1960, Presses de l’Université de Toronto, 1976. / Conférence nationale des universités canadiennes, Proceedings, Ottawa, 1911, 1915, 1916, 1917. / Pilkington, Gwendoline, A History of the National Conference of Canadian Universities, 1911-1961, thèse soumise conformément aux exigences du doctorat en philosophie, Université de Toronto, 1974.

Rédigé par
Léo Charbonneau
En 2000, Léo Charbonneau est entré au service d’Affaires universitaires comme rédacteur principal et a été nommé rédacteur en chef adjoint trois ans plus tard. Il a travaillé 10 années au Medical Post à titre de chef de la rédaction et réviseur de chroniques à Montréal. C’est lui qui a proposé de rédiger le blogue officiel d’Affaires universitaires, En marge, en partie pour se rapprocher du lectorat.
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