La première fois que Kendall Hills s’est rendue dans la jungle du Belize avec l’école d’archéologie sur le terrain de l’Université Trent pour faire un stage, elle n’avait aucune idée des difficultés qui l’attendaient. Elle ignorait à quel point la chaleur, la sueur, la crasse et la pluie seraient omniprésentes. Elle ne savait pas à quel point il lui serait pénible de vivre cinq semaines entières dans des quartiers exigus en compagnie des autres stagiaires et de ses professeurs. Elle ignorait également à quel point cela allait changer sa vie, qu’elle y reviendrait à cinq reprises en tant que membre du personnel et que cette expérience allait être déterminante pour la suite de ses études et pour de sa carrière.
« La première fois où j’ai plongé ma truelle dans la terre, j’étais vraiment enthousiaste. Quand j’ai eu en main mon premier objet vieux de plus de mille ans, j’en ai eu le souffle coupé », raconte Mme Hills, aujourd’hui membre du personnel dirigeant du programme de recherche en archéologie sociale de l’Université Trent. C’est en fait au cœur de la forêt vierge du Belize que le savoir qu’elle avait acquis au fil de ses années d’études a commencé à avoir du sens à ses yeux. « On peut lire tout ce qu’on veut, dit-elle, seul le fait de se rendre sur le terrain permet de comprendre pleinement la réalité. En archéologie, il faut savoir se salir les mains. »
Malgré les coupures et les contraintes qui menacent la survie des écoles sur le terrain, il en existe encore dans un certain nombre de disciplines. Certes, elles n’ont rien de chic et exigent des stagiaires qu’ils relèvent de nombreux défis, mais l’expérience est captivante et indispensable à une bonne formation scientifique. Les étudiants en géologie, en anthropologie, en biologie et en paléontologie, de même que leurs professeurs le confirment. C’est bien souvent des défis à relever que découlent les enseignements les plus formateurs.
Tel est l’avis de Gyles Iannone, directeur des stages d’anthropologie et d’archéologie à l’école d’archéologie sur le terrain de l’Université Trent au Belize, où il y supervise les stages depuis 25 ans. M. Iannone a lui-même effectué son tout premier stage sur le terrain en 1988, dans les forêts de la Colombie-Britannique, alors qu’il était étudiant à l’ Université Simon Fraser. Il aime aujourd’hui partager son enthousiasme pour ce type de stages, insistant sur leur caractère essentiel pour les archéologues en devenir.
« Dès le premier jour de mon premier stage, j’ai compris que faire les choses était dix fois plus passionant que de lire à leur sujet. Rien ne vaut l’expérience de faire partie d’un groupe de gens aux intérêts communs pour vivre ensemble une aventure, sans savoir à l’avance ce que l’on va trouver, explique-t-il. On se trouve devant un casse-tête de 2 000 pièces… et il faudra du temps pour le constituer. »
Le géologue Tim Patterson de l’Université Carleton, qui a dirigé un certain nombre de stages sur le terrain en Irlande, aux Caraïbes et ailleurs, abonde dans le même sens. Même s’il estime que les étudiants en sciences de la Terre peuvent apprendre bien des choses grâce à des modèles informatiques complexes et aux nouvelles technologies, il soutient que rien ne vaut l’immersion dans la réalité. Lors d’un voyage effectué en partenariat avec Discovery Channel, M. Patterson et ses étudiants ont par exemple eu la chance de naviguer dans les Caraïbes sur de grands bateaux. Ils se sont rendus à la Barbade pour étudier un morceau de la plaque continentale, aux Grenadines pour observer en plongée les liens entre les divers éléments du récif, et à Montserrat pour admirer le volcan en éruption à partir d’un hélicoptère.
Malgré des allures de croisière touristique sous les Tropiques, ce genre de voyage apporte une expérience inestimable, en particulier aux étudiants qui se destinent à une carrière dans le secteur environnemental, minier ou pétrolier, affirme M. Patterson. Cela permet de découvrir des lieux et surtout d’observer de visu divers processus géologiques – chose très utile aux étudiants qui se dirigent vers une carrière en exploration géologique.
« Selon un vieil adage, le présent serait la clé du passé. Les processus géologiques actifs aujourd’hui donneront un jour naissance à des formations géologiques. Les observer permet de les comprendre et de les interpréter », souligne M. Patterson. Selon lui, une journée passée sur le terrain vaut bien une semaine passée en classe.
Bien sûr, tous les stages sur le terrain sont loin de se dérouler ainsi sur de grands bateaux, en compagnie d’une équipe de télé. En réalité, beaucoup se déroulent dans des conditions difficiles. Les participants doivent séjourner dans des lieux très isolés, dormir sous la tente et se débrouiller avec les moyens du bord. Étudiant en géologie à l’Université Carleton, Dave Melanson a pris part à trois stages sur le terrain pendant ses études au premier cycle. Il affirme que le camping n’avait pour lui rien d’une nouveauté. Il n’a donc éprouvé aucun problème d’adaptation, mais tel n’est pas le cas de tout le monde. « Parfois, souligne-t-il, les gens s’inscrivent à ce genre de stages sans avoir fait de camping auparavant. Ils ne savent pas dans quoi ils se lancent. »
M. Melanson précise que si les stages auxquels il a pris part lui ont été utiles, c’est peut-être avant tout parce qu’ils lui ont appris à vivre en pleine nature pendant des jours, voire des semaines entières – chose que tout géologue professionnel est appelé à faire. Cet apprentissage l’a bien préparé aux emplois d’été dans l’Arctique qu’il a occupés pour le gouvernement canadien et des sociétés de prospection minière. Ces emplois l’ont notamment mené à sauter d’un hélicoptère pour ensuite cartographier seul de vastes étendues et prélever des échantillons. « C’était très important pour moi de savoir que je pouvais survivre dans un camp au milieu de nulle part, et même en retirer du plaisir. »
Son plus beau voyage, M. Melanson l’a effectué au cours de la quatrième et dernière année de ses études au premier cycle : deux semaines dans un campement au Chili, pour effectuer entre autres des travaux au sein de deux mines de fer et sur des lignes de faille à l’origine de tremblements de terre. Claire Samson, la professeure alors chargée de superviser son stage, a dirigé divers stages sur le terrain un peu partout dans le monde. Selon elle, l’un des principaux défis pour certains étudiants tient au simple fait d’être loin de chez eux. « Certains en sont à leur premier voyage hors du Canada. Une bonne part de leur défi consiste à s’ouvrir à de nouveaux
horizons », souligne-t-elle.
Plutôt que de tenter de remédier au mal du pays des étudiants en leur procurant le même confort qu’à la maison, Mme Samson les pousse au contraire à s’immerger le plus possible dans la culture locale, invitant des étudiants et des professeurs du pays d’accueil à se joindre au groupe et à se déplacer avec lui. Les anciens stagiaires qu’elle a dirigés lui ont avoué par la suite que cette immersion a constitué l’un des éléments marquants de leur expérience.
« Ces stages apprennent entre autres aux participants à ne pas être désorientés en terrain inconnu, à faire preuve de souplesse et à travailler avec des gens très différents d’eux, précise Mme Samson, qui a elle-même travaillé à l’étranger au sein de l’industrie avant d’intégrer l’Université Carleton. Les sciences de la Terre sont une discipline internationale. Nombre des étudiants actuels dans ce domaine seront appelés à travailler à l’étranger. Ce sera la règle, et non l’exception. »
Le département des sciences de la Terre de l’Université Carleton jouit d’un privilège unique : grâce à un fonds créé par la famille de l’ancien directeur de la Commission géologique du Canada, W. H. Collins, les étu-diants qui participent à un stage de géologie sur le terrain bénéficient d’un fonds de dotation de 1 200 $ chacun. Les écoles sur le terrain coûtent cher, et leur financement repose désormais davantage sur les épaules des étudiants que sur celles des universités. Le département de géologie de l’Université McMaster, par exemple, ne dispose pas d’un tel fonds de dotation.
« Rien n’est plus simple que de supprimer les écoles sur le terrain, explique Eduard Reinhardt, professeur de scinces de la Terre à l’Université McMaster. Contrairement aux laboratoires de recherche, elles sont situées loin des campus, de sorte que les administrateurs sont moins conscients de leur importance. M. Reinhardt précise d’ailleurs que nombre d’étudiants lui ont avoué avoir dû renoncer à suivre son cours en raison du coût du stage sur le terrain. « Sans dramatiser, compte tenu des contraintes budgétaires actuelles, il faut se battre pour préserver ce type de stages. »
Les départements qui gèrent des écoles sur le terrain tentent de proposer à leurs étudiants des solutions de rechange, moins coûteuses, en leur offrant, par exemple, la possibilité de faire un stage en Asie ou en Afrique, ou un autre aux caractéristiques similaires, au Canada ou aux États-Unis. Les stages sur le terrain sont rarement synonymes de confort et de luxe : le transport terrestre s’effectue souvent à bord d’autobus scolaires, et les lieux d’hébergement sont généralement insalubres et surpeuplés – ce qui pose problèmes pour la sécurité des étudiants.
Professeur de biologie à l’Université de Calgary, Robert Longair a dirigé une école sur le terrain au Ghana pendant cinq ans, jusqu’en 2011. Du fait de la diversité biologique qui règne dans cette région d’Afrique occidentale, les stagiaires avaient la chance unique d’observer la multitude de papillons présents dans les plaines inondables, les animaux exotiques de la savane et les fourmis-lions. Ils ont également pu prélever des échantillons de divers organismes et de leurs habitats, avant de les ramener à Calgary pour analyse.
M. Longair précise que l’Université de Calgary et son assureur n’ont cessé, au fil des ans, de multiplier les consignes d’usage (comme le port de la veste de sauvetage en tout temps à bord des embarcations) et de prendre des décisions frustrantes comme imposer au dernier moment la renonciation à un site de recherche au profit d’un autre, le premier étant selon eux trop près de la frontière d’un pays agité – alors qu’il en était très éloigné, selon M. Longair. Toutes ces pressions et l’ampleur de la paperasse exigée ont finalement conduit M. Longair à fermer son école au Ghana. Il envisage actuellement d’en ouvrir une nouvelle dans les Îles Vierges britanniques, mais se heurte aux mêmes problèmes.
« Il y a encore dix ans, ce n’était pas si compliqué, déplore-t-il. Le nombre d’obligations imposées par la bureaucratie fait en sorte qu’il devient de plus en plus difficile de proposer des stages sur le terrain. »
Même les écoles sur le terrain sont en péril du fait des pressions complexes qui pèsent sur elles. Professeurs comme étudiants conviennent que le principal problème, sur place, est de nature. Il réside en la pénibilité de vivre pendant de longues périodes dans des espaces exigus.
« Dès l’instant où des gens partagent la même cabane pendant des semaines, il en faut peu pour mettre le feu aux poudres », affirme M. Melanson. Sa professeure, Mme Samson, est d’accord. Elle précise que pour quiconque dirige un stage sur le terrain, le défi est double : ne pouvoir échapper aux étudiants et gérer les conflits entre ces jeunes adultes. « Ce ne sont plus des ados, dit-elle en riant, on ne peut pas simplement les cantonner dans leur chambre dès 20 heures! »
Mirjana Roksandic, paléoanthropologue à l’Université de Winnipeg, croit avoir trouvé la solution : faire en sorte que la qualité des relations interpersonnelles qu’entretient chaque étudiant soit prise en considération dans sa note. Mme Roksandic dirige en Serbie une école sur le terrain, qui permet aux étudiants d’explorer deux grottes datant du Pléistocène pendant un mois pour acquérir un apprentissage pratique sur l’évolution et sur l’aube de l’humanité. « Comme les étudiants savent que leur aptitude à travailler avec autrui sera notée, la plupart des conflits étouffent dans l’œuf; les étudiants les règlent entre eux, sur place. »
Comme le souligne M. Iannone, si les relations interpersonnelles cons-tituent le problème numéro un, elles peuvent aussi représenter la force première d’un stage. « L’aspect social est très important, dit-il. Comme le joueur de tennis en simple qui intégrerait une équipe de football, l’étudiant se rend vite compte qu’il ne peut réussir qu’au sein d’une équipe composée de membres dont chacun possède des compétences, un parcours et une vision du monde qui lui sont propres. » M. Iannone ajoute que les liens tissés par les étudiants au fil des stages sur le terrain, que ce soit entre eux ou avec leurs professeurs, leur sont souvent très utiles par la suite. Ils leur ouvrent des portes pour les études supérieures en créant des amitiés so-lides qui se muent plus tard en relations professionnelles.
C’est en grande partie grâce à son premier stage sur le terrain que Kendall Hills a persévéré dans sa discipline. Son séjour au Belize l’a conduite à délaisser l’étude des sites antiques de la Méditerranée pour l’archéologie maya. Désormais titulaire d’une maîtrise effectuée sous la supervision de M. Iannone, elle réfléchit à son futur doctorat. Elle est demeurée proche des amis qu’elle s’est faits lors de son tout premier stage, dont certains ont comme elle persisté dans la discipline.
Selon Mme Hills, les défis à relever sont précisément ce qui permet à chacun de faire ses preuves : « Ils lui permettent de démontrer sa capacité à travailler fort, à affronter les situations difficiles et à tenir bon en dépit des circonstances, de la chaleur extrême, des pluies torrentielles et des longues journées de travail. Ils sont l’occasion pour chacun de prouver sa force de caractère. »
Tim Johnson est journaliste et chroniqueur voyages. Il passe plus de 250 jours par an loinde son point d’attache, Toronto.