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Un parcours obstiné

Comme jeune professeure, la vie aurait été plus simple pour elle si elle n’avait pas réagi obstinément au sexisme à l’université. Mais elle ne serait pas Constance Backhouse.

par DIANE PETERS | 10 OCT 12

«N’essayez pas de m’intimider », crie Mary Ann Burton à la barre des témoins lors de son procès pour viol en 1907. C’est également sur cette phrase que s’ouvre le deuxième chapitre de Carnal Crimes, un ouvrage primé de Constance Backhouse paru en 2008.

À partir de cette citation poignante – et de la suivante : « Je veux parler de justice, et je veux que justice soit rendue » –, Mme Backhouse, professeure d’histoire du droit à l’Université d’Ottawa, raconte en détail le procès tenu à London, en Ontario, pour le viol de Mme Burton par un conducteur d’attelage local. Elle couvre également, faits bien documentés à l’appui, les procès pour viol tenus au XXe siècle au Canada, la couverture médiatique des viols pendant cette période, les avocats et les juges qui ont participé aux procès, et elle analyse les tenants et les aboutissants des procès d’un point de vue juridique.

Exhaustif et précis, Carnal Crimes tient le lecteur en haleine et rejoint en ce sens les 11 autres ouvrages de Mme Backhouse. Récipiendaire du prix littéraire de l’Association canadienne droit et société, Carnal Crimes a également fait partie de la liste restreinte des ouvrages en nomination pour le prix Harold Adams Innis. En fait, la plupart des livres de Mme Backhouse ont récolté quelques prix. L’universitaire collectionne elle-même les honneurs et les récompenses, comme le prix Killam en sciences sociales, la bourse Trudeau et la médaille d’or 2011 du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) pour ses réalisations en recherche. Elle est membre de l’Ordre de l’Ontario et de l’Ordre du Canada.

C’est sa collègue de l’Université d’Ottawa, la professeure d’histoire Ruby Heap, qui a soumis sa candidature pour la médaille d’or. « Nous sommes très chanceux de la compter parmi nous à l’Université, se réjouit-elle. Elle est une véritable pionnière. »

Âgée de 60 ans, Mme Backhouse est une chercheuse appliquée, une écrivaine aussi talentueuse que nos meilleurs romanciers et une conférencière charismatique. Modeste, elle nie ses talents d’oratrice et prétend que ce sont plutôt ses héroïnes qui sont fascinantes. Téméraire, elle flirte avec la controverse en raison de son travail et de ses idées sur le féminisme, le racisme et la loi. Passionnée par son travail, elle puise une force dans l’écriture et compare la recherche de faits historiques à une aventure. En tant qu’universitaire, « elle excelle vraiment dans toutes les sphères », affirme son amie de longue date et professeure de droit à l’Université Carleton, Diana Majury.

Constance Backhouse grandit à Winnipeg dans les années 1950 et est la première de sa famille à fréquenter l’université. Elle et sa jeune sœur Nancy sont d’avides lectrices et adorent regarder Perry Mason à la télévision. C’est Nancy qui, la première, affirme qu’elle veut devenir avocate.

À l’école secondaire, Constance Backhouse est membre de Junior Achievement et meneuse de claques, ce qui ne l’empêche pas d’obtenir d’excellentes notes. Elle est même choisie par la chaîne Eaton pour travailler comme représentante de son école au magasin local. « J’étais toujours dans son ombre », se remémore Nancy. Les deux sœurs fréquentent l’Université du Manitoba, où Constance se spécialise en histoire. Pendant son passage à l’université, elle en vient à s’intéresser au changement social. Elle joint les rangs d’une organisation canadienne qui milite pour l’amélioration de la sécurité routière, ce qui la mène jusqu’à Washington, où elle travaillera auprès de Ralph Nader dans le dossier de la réglementation routière pendant un été à la fin de ses études.

Elle est ensuite admise à l’École de droit Osgoode Hall de l’Université York, croyant que des études en droit lui permettront d’acquérir les compétences utiles à ses activités de défense des droits. L’espoir fait cependant place à la déception. « Pendant toute la première année, j’ai pleuré chaque jour parce qu’on ne parlait pas d’histoire », se souvient-elle. La matière est ennuyeuse et structurée, et aucune carrière dans le domaine juridique ne l’intéresse. Elle tient tout de même le coup et décroche un emploi en droit du travail à Toronto après l’obtention de son diplôme. « Tout le monde m’y traitait comme une simple secrétaire. Cela m’irritait au plus haut point. »

Elle devient donc féministe, se plonge dans les rencontres et les projets de toutes sortes (dont la tentative ratée d’ouvrir une clinique d’avortements) et envisage le journalisme. Elle collabore avec l’écrivaine féministe Leah Cohen à l’écriture d’un livre et apprend l’importance de donner des précisions de même qu’à commencer et à terminer un ouvrage en force. The Secret Oppression: The Sexual Harassment of Working Women, qui paraît en 1979, est l’un des premiers ouvrages consacrés à la question du harcèlement sexuel en milieu de travail.

Au moment où le livre est publié, elle fait sa maîtrise en droit à l’Université Harvard sous la direction de Morton Horwitz, dont le livre The Transformation of American Law, 1780-1860 a reçu un accueil favorable en 1977. Avant de lire ce livre, Constance Backhouse n’avait jamais pensé combiner le droit et l’histoire. L’histoire du droit est à l’époque – tout comme aujourd’hui – un domaine d’études restreint. Une démarche linéaire et axée sur le droit cède peu à peu la place à une autre qui tient compte des facteurs sociaux et de leur influence sur la loi.

À Harvard, le professeur Horwitz surprend son étudiante en lui proposant de s’attaquer à l’histoire du droit des femmes au Canada, un sujet encore inexploré. Mettant à profit les aptitudes rédactionnelles acquises auprès de Leah Cohen et exploitant une forme nouvelle, l’étude de cas, elle articule sa thèse autour de l’affaire Nellie Armstrong, une mère du Nouveau-Brunswick qui a quitté son mari violent et courailleur en janvier 1895 et qui n’a pas réussi à obtenir la garde de ses quatre enfants en cour.

Au Canada, les universités embauchent. Le doyen de la faculté de droit de l’Université Western, David Johnston (l’actuel gouverneur général du Canada) déclare que son établissement « a besoin d’une féministe » et offre un poste à Mme Backhouse.

À son arrivée à London, elle apprend toutefois que David Johnston est rendu à l’Université McGill. Seule femme du corps professoral, elle sent que personne ne veut d’elle, de son ouvrage féministe populaire ou de ses articles sous forme d’études de cas. Après quelques années en poste, elle affirme devant un groupe d’étudiantes en droit que les perspectives d’emploi à l’université pour les femmes dans le domaine du droit sont « atroces ». Elle est critiquée pour ses propos dans le journal étudiant, rabrouée en réunion et réprimandée par un administrateur de haut rang. On glisse du matériel pornographique sous sa porte. « Je me suis battu becs et ongles pour pouvoir exister en tant que féministe à Western. Ça me demandait beaucoup d’énergie. J’ai donc plongé dans l’histoire, un domaine calme et tranquille comparativement à ma vie quotidienne », se souvient Mme Backhouse.

Elle publie beaucoup, obtient un poste permanent, et commence à fréquenter le professeur de droit Bruce Feldthusen, avec qui elle aura deux enfants au milieu des années 1980. La maternité la force à ralentir le rythme, mais moins qu’on pourrait le croire.

Chaque mercredi, Mme Backhouse et ses collègues féministes se réunis-sent pour le lunch à un restaurant du campus pour se plaindre, échanger et comploter. Puis, en 1986, la Direction générale de la condition féminine de l’Ontario remet un prix pour l’équité en matière d’emploi à l’Université Western. Mme Backhouse est en furie : à peine quelques années auparavant, la faculté de droit a remercié professeure Majury et une autre professeure de droit féministe, alléguant un manque de fonds, mais un an plus tard, trois hommes blancs ont été engagés. Elle publie donc un article qui emploie un ton désinvolte, mais s’appuie sur des faits solides, pour dénoncer la politique d’emploi sexiste de Western depuis 1915.

Lorsque l’établissement allègue que ses données sont désuètes, Mme Backhouse et trois de ses collègues sondent 35 professeures et publient en 1989 le Chilly Climate Report. Elles y citent des femmes qui disent avoir été ignorées lors de promotions, essuyant des remarques du genre « Qu’est-ce qu’une gentille fille comme toi fait dans ce domaine? », et relatent que des professeurs ont été vus portant des cravates avec des cochons (en référence aux « porcs chauvinistes »).

Le rapport déclenche une tempête sur le campus et dans les médias. Le recteur invite la presse à une réunion du sénat de l’Université et dénonce l’utilisation de sources anonymes dans le rapport, qualifiant celui-ci de maccartiste et de bâclé.

La situation devient résolument hostile pour Mme Backhouse, mais elle a toujours des partisans. Certaines administratrices de haut rang louent son travail, et son conjoint et collègue, le professeur Feldthusen, rédige un article sur la guerre des sexes dans les écoles de droit de l’Ontario en 1990. Mme Backhouse et ses collègues féministes publient ensuite Breaking Anonymity en 1995, un ouvrage qui relate la saga du Chilly Climate Report et reproduit les articles auxquels il a donné lieu. Elle rédige également trois ouvrages consacrés à des affaires judiciaires du XIXe siècle qui ont causé préjudice aux femmes, à l’histoire du mouvement des femmes et à l’histoire juridique du racisme. Tous trois sont primés.

Puis, en 2000, M. Feldhtusen est nommé doyen de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa, section common law. La nomination s’accompagne d’un poste de professeure pour Mme Backhouse : une nouvelle vie commence alors. « J’ai quitté une école de droit qui détestait les féministes pour une autre qui n’avait rien à redire du féminisme, affirme-t-elle. Mon travail n’avait pas changé, mais on y portait soudainement attention. »

Ses enfants étant devenus adolescents, grâce à l’appui de talentueux étudiants aux cycles supérieurs dans ses recherches, Mme Backhouse devient alors une auteure prolifique. Elle rédige notamment The Heiress vs. The Establishment en collaboration avec sa sœur Nancy, qui a été nommée juge.

Le Barreau du Haut-Canada l’invite à siéger à titre de conseillère, et elle devient membre de la Société royale du Canada. Elle remporte des prix de l’Université et le prix de la présidente de la Women and the Law Association of Ontario pour la qualité de son enseignement. En 2006, elle devient la première et l’unique femme récipiendaire du prix Ramon Hnatyshyn pour sa contribution exceptionnelle au droit et au savoir juridique, remis par l’Association du Barreau canadien.

Dès ses débuts, Constance Backhouse semblait prédestinée à une carrière universitaire. « Elle a toujours été engagée et rapide », affirme Beth Atcheson, une avocate et activiste de Toronto qui a fait la connaissance de Mme Back-house alors qu’elle militait pour l’amélioration de la sécurité routière. Elle est également grande travailleuse et perfectionniste. Mme Atcheson se souvient de l’époque où elles partageaient un superbe petit appartement à Toronto dans les années 1970. « Constance est très organisée, et elle est passée maître de son art. »
Lorsqu’elle préside une audience disciplinaire au Barreau, Mme Backhouse met à profit ses aptitudes en dactylographie, puisqu’elle tape 100 mots à la minute (elle a pris quelques cours à Winnipeg). À la fin de l’audience, elle remet une transcription complète des échanges aux autres conseillers, qui peuvent ainsi rendre leur décision plus rapidement.

Son entêtement l’a cependant entraîné plus d’une fois dans la controverse. Lorsqu’elle se remémore l’époque de la parution du Chilly Climate Report à l’Université Western, elle-même se demande si elle n’aurait pas dû collaborer avec l’établissement pour améliorer les choses plutôt que de simplement pointer les lacunes.

Lorsqu’elle était professeure à Western, elle a rédigé un article sur Clara Brett Martin, la toute première avocate canadienne. Peu après, on a su que cette figure historique avait fait des commentaires antisémites. Mme Backhouse a essuyé les critiques d’érudits juifs qui ont laissé entendre qu’elle devrait retirer ou modifier son article. Elle a plutôt répliqué dans un second article et invité Brenda Cossman, de la faculté de droit de l’Université de Toronto, à publier une réponse opposée sur la même question dans la revue Femmes et droit. Des années plus tard, elle a mené une bataille contre son éditeur, qui avait mentionné la race de tous ses personnages, même les Caucasiens, dans son ouvrage sur l’histoire du racisme, De la couleur des lois (version française de Colour-Coded, paru en 1999).

En 2003, le Barreau du Haut-Canada lui a demandé d’écrire sur le professionnalisme en droit. Alors que le groupe s’attendait clairement à un article sur la civilité et le décorum en droit, Mme Backhouse a choisi de mettre au jour certains des cas de sexisme et de racisme les plus flagrants de l’histoire juridique en Ontario.

Mme Majury trouve fascinante la capacité de son amie à accueillir joyeusement toute situation conflictuelle et à admettre qu’il existe toujours deux côtés à une médaille.  « Elle est l’une des personnes les moins défensives que je connaisse. » Ceux qui connaissent Mme Backhouse savent qu’une nature généreuse et joyeuse vient tempérer son côté obstiné.

En ce qui concerne ses nombreux prix, Mme Backhouse soutient les devoir à ses prédécesseurs. Elle collabore maintenant avec l’Université d’Ottawa aux mises en candidature.
Même devant des échecs personnels, elle sait se montrer aimable. M. Feldthusen a mis fin à leur relation il y a deux ans et fréquente aujourd’hui une de ses jeunes collègues féministes de la faculté de droit. « Il est un formidable féministe », affirme-t-elle de son ex-conjoint, et n’a que de bons mots à dire à son sujet en tant que parent et universitaire.

C’est cependant la qualité et la lisibilité de son travail qui ont séduit ses lecteurs, ses étudiants et les comités de remise de prix. Ses chapitres de livre et ses articles de revue s’ouvrent souvent sur des scènes captivantes où des personnages prennent vie. Ses ouvrages sont utilisés dans les cours de droit, d’études féminines et d’histoire partout au pays, parce qu’ils font revivre le passé et qu’ils se lisent comme des romans.

Selon Philip Girard, professeur de droit, d’histoire et d’études canadiennes à l’Université Dalhousie, Mme Backhouse a contribué, pendant sa carrière universitaire de plus de 30 ans, à faire découvrir le domaine peu connu de l’histoire juridique. Petticoats & Prejudice a remporté le pris Willard Hurst en histoire juridique américaine en 1991. Mme Backhouse a été la première et la seule au Canada à recevoir cette récompense.

« Ça a été tout un événement dans le monde de l’histoire juridique », fait remarquer M. Girard. Le domaine demeure minuscule, mais grâce à Mme Backhouse, de plus en plus d’étudiants en droit, en histoire, en études féminines et en histoire et société s’y intéressent.

Bien qu’elle demeure une figure controversée, Mme Backhouse n’est qu’en partie responsable des remous qu’elle a causés. Elle dit qu’on l’a accusée de manquer d’objectivité dans ses écrits et de dépeindre les juges masculins et les avocats comme les méchants dans ses histoires. De plus, la méthode des études de cas a ses détracteurs. « Certains croient que les études de cas ne sont pas difficiles à réaliser, explique M. Girard, mais ils oublient qu’il faut d’abord trouver le cas typique. Constance parvient à trouver des cas dont personne n’a jamais entendu parler, puis à montrer qu’ils sont parfaitement représentatifs des grands thèmes d’une époque. »

Mme Backhouse n’a aucunement l’intention de ralentir le rythme et d’envisager la retraite. Elle a plutôt été une figure proéminente du lancement de la Société d’histoire féministe en 2009, qui prévoit publier au moins 10 ouvrages féministes au cours des 10 prochaines années. Elle participe à la gestion de l’organisation et a entrepris de raconter l’histoire de Claire L’Heureux-Dubé, la première Québécoise à siéger à la Cour suprême du Canada. Même à ce stade avancé de sa carrière, elle a passé un mois au Québec et un mois en France en immersion française. Elle effectue des recherches sur les 20 premières diplômées de la Faculté de droit de l’Université Laval (Mme L’Heureux-Dubé était la neuvième) et suit les femmes qui ont été candidates aux élections fédérales (Pierre Trudeau avait demandé à Mme L’Heureux-Dubé de se présenter en 1972, mais elle a refusé).

Le livre, comme tous ceux qui l’ont précédé, nécessitera plusieurs années de travail. Tout indique qu’il s’agira d’une excellente lecture et qu’il décrochera quelques prix. « Toutes les précisions sur le lieu, l’époque, les gens. On veut tout savoir, affirme Mme Backhouse. Les recherches sont longues, mais elles sont aussi une grande source de plaisir. »

Diane Peters est une journaliste torontoise qui écrit souvent sur les questions sociales et juridiques.

Rédigé par
Diane Peters
Diane Peters est une rédactrice-réviseure basée à Toronto.
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  1. BDNf / 10 octobre 2012 à 15:05

    Une femme vraiment inspirante! Merci pour ce texte d’une longueur appréciable.

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