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Utiliser les stratégies de survie de l’art

L’éducation supérieure au XXIe siècle.

par OLLIVIER DYENS | 10 DÉC 14

Dans un article précédent, je soulignais l’impact que pourraient avoir l’intelligence artificielle et le « big data » sur notre système d’éducation supérieure : la fusion de l’un à l’autre, suggérais-je, donnera naissance à des techniques et des technologies qui permettront l’automatisation d’une grande part du travail cognitif humain. Face à ce défi, notre système d’éducation devrait enrichir le perfectionnement d’habiletés spécifiquement humaines, et non pas simplement entraîner de jeunes gens à faire ce que les machines font souvent déjà mieux que nous.

En fait, proposais-je, les forces étonnantes que sont l’« Internet of Things », le « Big Data » et l’intelligence artificielle sont sur le point de déclencher un tsunami d’une force telle qu’il bouleversera profondément la civilisation humaine.

Comment y réagir?

Permettez-moi un court voyage dans le temps. Entre 30 000 et 50 000 ans avant notre ère, un évènement étonnant eut lieu : la religion, les symboles et le langage firent leur apparition. Si soudainement, en fait, que nombre de chercheurs donnent le nom de « big bang culturel » à cet étrange bouleversement1. Plus de 500 siècles avant notre monde contemporain, pour des raisons toujours inexpliquées, notre cerveau se transforma, puis nous transforma à son tour : voici alors nos ancêtres voyant le monde comme une cosmogonie, un événement sans fin qui s’étend au-delà du temps immédiat et de l’espace connu, fertile de symboles, de signes, et de messages. L’espace devient un univers, une géographie si tourmentée de l’esprit que ces nouveaux humains en ressentirent probablement un étrange vertige, soulés soudain par la peur et le sublime.

Et pourtant, nous voici, enfants de ces humains qui réussirent non seulement à maîtriser ce bouleversement, mais aussi à y fleurir et à s’y multiplier.

Le choc technologique profond dont nous faisons quotidiennement l’expérience ressemble étrangement à celui auquel nos ancêtres durent faire face. Comme eux, nous voici devant un monde qui ne cesse de s’amplifier, de se complexifier et de se réinventer.

Comment y réagir? Comment repenser et réajuster notre système d’éducation afin de nous épanouir dans ce monde de tensions et de machines?

Je propose d’imiter nos ancêtres et de nous plonger littéralement dans les arts, dans l’expérience artistique et dans l’émotion esthétique. Bien sûr, nombreux sont les penseurs qui ont suggéré une telle solution aux bouleversements infinis de la civilisation humaine au cours des siècles. Ce que je propose opère selon une perspective légèrement différente cependant : Non pas l’utilisation des arts comme ce phénomène éthéré qui donnerait à l’humain sa dimension émotive et spirituelle, mais bien les arts comme mécanisme de survie et de résolution de problèmes.

Plusieurs seront très critiques de cette approche : la beauté, la splendeur et l’émotion que génère une œuvre d’art ne peuvent être jugées selon des critères d’efficacité et de résolution de problèmes, suggéreront-ils avec pertinence. Mais comme le souligne David P. Barash, professeur de psychologie à l’Université de Washington : « ‘Pleasure’ is not something that natural selection doles out without a reason – and we would expect that reason to be intimately connected with maximizing fitness. » C’est là mon postulat : L’art est l’expression de ce qui est utile à notre survie. Explorer le processus esthétique veut dire explorer de nouvelles et de meilleures façons de survivre.

Comment cela peut-il être possible?

Les recherches de Denis Dutton, de Brian Boyd, de V.S. Ramachandran, de William Hirstein et de E.O. Wilson le démontrent clairement : Nous sommes attirés et séduits par des formes, des silhouettes, des rythmes et des mouvements qui ont un impact direct et positif sur notre survie. Nous admirons la beauté de La Jeune fille à la perle de Vermeer, car son visage est symétrique, signe de sa puissance immunitaire2. Nous sommes fascinés par la Judith de Klimt, car : « at a base level, the aesthetics of the image’s luminous gold surface, the soft rendering of the body, and the overall harmonious combination of colors could activate the pleasure circuits, triggering the release of dopamine. If Judith’s smooth skin and exposed breast trigger the release of endorphins, oxytocin, and vasopressin, one might feel sexual excitement » nous dit le neurologue Eric Kandel. Nous aimons les histoires et la musique, car elles simulent les interactions sociales et développent l’empathie, nous permettant alors de vivre mieux dans des groupes plus grands, augmentant ainsi nos chances de survie. Par l’expérience de l’art et par les simulations sans fin qu’il produit, l’individu et sa collectivité deviennent plus tolérants, plus créatifs et plus stables créant ainsi les conditions nécessaires à une existence prolongée3. En fait, l’art est un processus de déclenchement de réactions neurologiques chimiques (que nous appelons émotions) face à des représentations ou à des simulations qui accroissent nos chances de survie : « We can say that the experience of beauty is one of the ways that evolution has of arousing and sustaining interest or fascination, even obsession, in order to encourage us toward making the most adaptive decisions for survival and reproduction », nous dit d’ailleurs Denis Dutton à ce sujet.

(Comment alors justifier la présence en l’art d’œuvres inélégantes, difficiles ou désagréables ? Le déplaisir en art est aussi une structure évolutionniste de l’utilité. À quoi servent ces œuvres ? À casser des charpentes sociales souvent difficiles, improductives et stériles. Devant une structure qui s’atrophie et qui perd de sa capacité à nous faire mieux survivre, le renouveau, par la brusquerie, est parfois nécessaire.)

Et plus le groupe croît, plus il y a nécessité artistique. Car non seulement les groupes plus importants complexifient-ils leur monde plus rapidement, mais les voici faisant alors face à des pressions grandissantes quant aux ressources qu’ils doivent produire et gérer. Qui plus est, plus un groupe est important, plus doit-il aussi résoudre des situations sociales complexes et compliquées. Face à ces défis cruciaux, la créativité ouvre des portes étonnantes, alors que la simulation de situations sociales par la narration, la fiction et la représentation permet de mieux comprendre et de mieux gérer les imbroglios sociaux. Mais l’art sert aussi de mécanisme de création de métaphores, d’analogies, de jeux de mots et d’allégories, permettant ainsi à des éléments étonnants de se fondre l’un à l’autre et de produire des dynamiques, des phénomènes et des solutions élégantes et inédites à des problèmes matériels ou sociaux difficiles.

Qui plus est, l’art fait parfaitement ce que la technologie se révèle encore incapable de faire avec efficacité : extraire du sens de masses de données spécifiquement humaines (telles les idiosyncrasies culturelles). Plus étonnante encore est sa capacité de gérer les sommes toujours plus colossales d’information auxquelles nous sommes régulièrement confrontés en les transformant en des formes reconnaissables, mnémoniques et émotivement puissantes. Pensons à Guernica de Picasso par exemple qui résume l’immensité de la guerre en une image. Cette capacité est-elle culturellement définie? Oui et non. Oui, car le transfert d’informations nécessaire à la survie cible d’abord le groupe immédiat. Non, car ce que nous considérons beau n’est pas unique à une géographie ou à une civilisation. Aussi étonnant que cela puisse sembler, le beau est universel et ne varie pas d’une culture à l’autre :

People in very different cultures around the world gravitate toward the same general type of pictorial representation: a landscape with trees and open areas, water, human figures, and animals. More remarkable still was the fact that people across the globe preferred landscapes of a fairly uniform type: Kenyans appeared to like landscapes that more resembled upstate New York than what we might think of as the present flora and terrain of Kenya. (Denis Dutton, The Art Instinct, p.14)

Comment cela peut-il être le cas? Le beau est un sous-produit de l’évolution. Nous aimons ces représentations, nous explique Steven Pinker, car elles s’avèrent « dead ringers for an optimal savannah: semi-open space (neither completely exposed, which leaves one vulnerable, nor overgrown, which impedes vision and movement), even ground cover, views to the horizon, large trees, water, changes in elevation, and multiple paths leading out » (How the Mind Works, 1999).

En résumé, l’art est un système de contrôle de la qualité des stratégies de survie que nous employons. Lorsque nous sommes attirés par une œuvre d’art, lorsque nous la déclarons belle, touchante ou inspirante, nous filtrons, en fait, à travers nos sens et notre cognition, l’efficacité des tactiques et stratégies de survie dont elle se fait porteuse.

There is virtually no evidence that artworks activate emotion areas distinct from those involved in appraising everyday objects important for survival. The most reasonable evolutionary hypothesis is that the aesthetic system of the brain evolved first for the appraisal of objects of biological importance, including food sources and suitable mates, and was later co-opted for artworks such as paintings and music.
Steven Brown and Xiaoqing Gao (2011): The Neuroscience of Beauty. How does the brain appreciate art?

L’art en tant que dispositif d’amplification de nos chances de survie est une des clés les plus importantes de notre développement dans ce monde difficile et technologique. L’art peut servir de pont entre cet univers profondément « machinisé » qui est le nôtre et le rythme, la cadence et le souffle humains.

Comment garantir la pérennité d’une telle approche? En s’assurant de l’introduction de l’art dans toutes les couches du système d’éducation : l’art dans les sciences humaines bien sûr, mais aussi dans les sciences et les technologies, dans la médecine et les sciences de la santé, dans la gestion et le génie. En s’assurant que l’art est aussi perçu comme un dispositif de création de tactiques de survie innovantes et efficaces, et enseigné comme tel.

Nous considérons l’art comme la preuve de notre unicité. Ce phénomène unique à l’humain démontrerait son autonomie, son libre arbitre, sa richesse cognitive et son désir unique de voir, de comprendre, et d’être touché. Cette lecture n’est pas fausse, mais elle est incomplète. Car si l’art enrichit nos vies, c’est aussi parce qu’il est un système, un mécanisme, une dynamique de survie qui sculpte et dissémine en nous des tactiques de pérennité efficaces en les associant à des réactions chimiques neurologiques. L’art, en ce sens, n’est pas très différent des procédés qu’utilisent nombre d’autres espèces grégaires, comme les fourmis ou les abeilles.
Pour nombre de chercheurs et de penseurs, nous vivons maintenant dans l’Anthropocène, l’ère géologique des transformations humaines. Proposons ici que l’Anthropocène a déjà muté en l’ère géologique non plus de l’humain, mais bien des machines. Dans ce monde remodelé et troublant, l’art se veut une des méthodes les plus efficaces pour assurer notre survie.

M. Dyens est premier vice-recteur exécutif adjoint (études et vie étudiante) à l’Université McGill.

1
« Most, though not all, anthropologists agree that human culture, imagination and ingenuity suddenly flowered around 45,000 years ago. The evidence ranges from fantastic cave paintings and elaborate graves to the first fishing equipment and sturdy huts. And whether scientists call it the great leap forward, the dawn of culture or civilization’s big bang, they agree that the change was momentous, giving humans the cohesion and adaptability to expand their range into Europe, Asia, and eventually Australia and the Americas. “In its wake,” (Richard G.) Klein says, “humanity was transformed from a relatively rare and insignificant large mammal to something like a geologic force. » Mitchell Leslie: Suddenly Smarter, Stanford Alumni

2
« What people select as beautiful qualities primarily reflect signs of fertility brought on by hormonal changes. (…) The rise in estrogen in pubescent girls gives them fuller lips, while testosterone in boys produces a prominent chin, a larger nose, a fuller jaw. Estrogen causes the growth of the breasts and buttocks, while testosterone encourages the growth of muscles and broad shoulders. So for a female, full lips, full buttocks, and a narrow waist broadcast a clear message : I’m full of estrogen and fertile. For a male, it’s the full jaw, stubble, and broad chest. » David Eagleman (2012): Incognito. The Secret Lives of the Brain. Penguin.

3
« But narrative especially helps coordinate groups, by informing their members of one another’s actions. It spreads prosocial values, the likeliest to appeal to both tellers and listeners. It develops our capacity to see from different perspectives, and this capacity in turn both arises from and aids the evolution of cooperation and the growth of human mental flexibility. » (p. 176) Brian Boyd (2009) : On the Origin of Stories, Harvard University Press

« Stories encourage us to explore the points of view, beliefs, motivations, and values of other human minds, inculcating potentially adaptive interpersonal and social capacities. (…) Stories provide regulation for social behavior. »
Dutton (2009) : The Art Instinct, p. 110

Rédigé par
Ollivier Dyens
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