Vous souvenez-vous de votre toute première publication scientifique?
Pendant la troisième année de mes études de doctorat, un travail de fin de trimestre que j’aimais particulièrement m’avait valu un A+. Le professeur avait alors simplement gribouillé « publiez-le » à côté de la note.
J’ai donc fait ce que je pensais devoir faire : j’ai envoyé mon travail à la revue la plus prestigieuse de mon domaine.
Peu de temps après, j’ai reçu un refus poli, mais catégorique, ce qui m’a rapidement fait sombrer dans le désespoir.
J’ai pleuré, pansé mes plaies et été envahie par un sentiment d’échec. J’ai laissé le temps faire son œuvre. Puis, je suis timidement allée voir une collègue d’expérience qui était corédactrice en chef de la revue où j’étais assistante. Je lui ai demandé si elle pouvait lire mon travail et me donner quelques conseils.
Elle a accepté.
Pourquoi suis-je allée voir ma patronne et non le professeur qui a noté mon travail? Le professeur m’avait offert des encouragements génériques, mais aucun commentaire constructif tandis que la coéditrice m’avait toujours traitée avec respect. Joanne Tompkins n’agissait pas comme une supérieure ou une érudite avec moi. Elle se contentait d’adopter une position de personne d’expérience. En tant que l’une des rédactrices en chef les plus minutieuses de la revue, elle remarquait tous les détails et soignait tous ses manuscrits.
J’ai senti qu’elle pourrait m’aider, et qu’elle ne me jugerait pas.
Pendant mes études supérieures, j’imaginais les éditeurs comme des sentinelles, des universitaires expérimentés dont la tâche consistait à distinguer les vrais chercheurs des imposteurs. Plusieurs rédacteurs en chef adoptent encore cette posture puisqu’on leur a enseigné que c’était cette façon de faire qui prévalait dans le monde de la publication scientifique.
Aujourd’hui, plusieurs d’entre nous essaient de faire les choses différemment, de démanteler la hiérarchie qui domine encore dans le milieu de la publication savante. Notre approche de l’édition est axée sur la diversité et l’apprentissage par les pairs. Elle prend la forme d’un système de soutien qui tient compte de l’auteur, et pas seulement du travail à accomplir.
C’était la philosophie prônée par Mme Tompkins, et grâce à ses enseignements, sa patience et sa gentillesse infinie, j’ai compris que le processus d’édition scientifique peut être bien plus qu’une source de critiques assorties de fierté (parfois) ou de déception (régulièrement); il peut favoriser l’apprentissage et le réseautage.
Mme Tompkins m’a guidée lors du processus de transformation de mon travail écrit en article. Elle m’a appris à restructurer le texte afin que l’argument soit rapidement présenté et exposé avec confiance, à répartir les références de mon analyse documentaire afin qu’elles soutiennent le développement des arguments au lieu de simplement appuyer mes principes, à mettre mes arguments en évidence et, finalement, à trouver mon style.
Après l’évaluation par les pairs de mon article, elle m’a aidée à percevoir les commentaires comme des outils d’apprentissage plutôt que comme une critique. « On est là pour s’entraider », m’a-t-elle dit en substance. Nous avons poussé l’analyse en profondeur jusqu’à ce que l’on trouve l’argument essentiel à la base de celui que je croyais amener.
Nous avons partagé un moment d’épiphanie, puis ma première publication scientifique a vu le jour, de même qu’une relation de mentorat durable et une nouvelle perspective sur mon avenir universitaire.
La pédagogie éditoriale de Mme Tompkins m’a profondément influencée, et pas seulement en tant qu’auteure. Au cours des 20 années qui ont suivies, j’ai édité de nombreux ouvrages, des articles, une collection de livres, et je viens de terminer un contrat de cinq ans à titre de rédactrice en chef de la revue Theatre Research in Canada/Recherches théâtrales au Canada.
Ma carrière dans le domaine de l’édition a été bâtie sur les principes que Mme Tompkins m’a enseignés. Ces principes se sont bonifiés à force de côtoyer d’autres collègues tout aussi talentueux en édition.
Quels sont ces principes? En voici cinq que j’essaie d’appliquer de mon mieux, même de façon imparfaite :
- Chaque fois que vous recevez un texte, souvenez-vous de votre première fois. Prenez du recul et faites preuve d’humilité.
- Considérez la démarche de chaque auteur comme pertinente. Même si à première vue, leur style ne correspond pas à ce que vous cherchez, commencez par vous demander « pourquoi?».
- Cherchez à accentuer la diversité – chez les auteurs, mais aussi parmi les pairs qui effectuent la révision. Les humains entretiennent tous des préjugés implicites, et nous avons tendance à nous rallier à une certaine uniformité. Quel genre de travaux éliminons-nous instinctivement? Quel genre favorisons-nous?
- Traitez les auteurs comme des collaborateurs et encouragez-les à percevoir le processus sous l’optique de la collaboration. Souvenez-vous : nous apprenons encore beaucoup les uns des autres! (Pour cette raison, c’est encore mieux de travailler en équipe, ai-je découvert.)
- Communiquez toujours ouvertement : soyez franc, honnête et respectueux avec les auteurs. Si un texte n’est pas assez bon, c’est important de le dire, mais ne vous arrêtez pas là.
Être un mentor signifie aider la personne mentorée à évoluer dans le système, tout en cherchant à transformer en profondeur ce même système. Je veux que les étudiants aux cycles supérieurs sachent que même si le fait de soumettre un texte pour la première fois est terrifiant, le processus qui s’en suit peut et devrait toujours être bénéfique, instructif, bienveillant et même inoubliable. Il s’agit d’un parcours qui demande la participation de tous.
Kim Solga est professeure d’art dramatique à l’Université Western, où elle est titulaire d’une bourse en enseignement des arts et des sciences humaines (2021-2024). Elle a dirigé ou codirigé neuf livres et numéros de revue ainsi que l’ouvrage Theory for Theatre Studies, de la collection Bloomsbury Methuen, en collaboration avec Susan Bennett. Sa mentore est la professeure Joanne Tompkins de l’Université du Queensland. Elle propose ses réflexions sur le militantisme, la performance, l’enseignement et l’édition sur le site http://theactivistclassroom.wordpress.com.