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Conseils carrière

Structure stratégique de paragraphes

Occupez l’espace d’écriture de façon consciente et délibérée.

par LETITIA HENVILLE | 20 JUIN 19

Question, envoyée par courriel :

J’ai choisi mon domaine d’études, la littérature moderne, parce que j’aime la langue des grands romanciers. On m’a cependant dit que je ne devrais jamais terminer un paragraphe par une citation. Je voudrais pouvoir le faire, car je trouve qu’une phrase bien tournée permet souvent d’ancrer mon argument principal. Qu’en pensez-vous?

– Anon

Réponse de la rédactrice :

Ne terminez pas vos paragraphes par une citation et ne concluez pas une section d’un chapitre ou d’un article avec les mots d’un autre. Les débuts et les fins de paragraphes et de sections sont des espaces prisés. Utilisez-les stratégiquement.

Je parle ici des paragraphes qui forment le corps du chapitre ou de l’article. Ceux qui ne font pas partie de l’introduction ou de la conclusion et qui contiennent donc l’essentiel de votre argumentaire. Si vous étiez dans le domaine des sciences, je vous dirais d’être à l’affût de cette structure lorsque vous faites l’analyse des travaux de vos pairs, car c’est votre revue de la littérature qui vous permet d’acquérir les outils critiques qui vous permettront de repousser les frontières.

Mettons de côté le recours aux citations de participants à une entrevue ou à un groupe de discussion, issues de données que vous avez recueillies, et penchons-nous plutôt sur les citations tirées de sources écrites primaires et secondaires.

Je vous encourage à énoncer vos idées dans vos propres mots au début et à la fin des paragraphes, car, en tant que rédactrice, je suis plus intéressée par votre plume que par celle d’un romancier disparu depuis longtemps. Vous publiez peut-être dans des revues spécialisées parce que vous voulez exposer vos idées, ou pour enrichir ou approfondir notre compréhension des œuvres littéraires. Je veux que vous publiiez pour qu’on vous lise, vous comprenne et vous cite, et qu’on vous accorde un jour une permanence ou une promotion. Je veux que votre voix domine vos écrits, et que votre réputation grandisse. Je veux que vos lecteurs débattent de vos idées, et non pas de celles de personnes qui ne sont plus de ce monde. Pour y parvenir, vous devez avoir le dernier mot.

Et pourquoi est-il si important d’avoir le dernier mot?

J’ai qualifié d’« espaces prisés » le début et la fin d’un paragraphe parce qu’ils sont entourés de blanc. Comme le bureau en coin du directeur, ils ne sont pas cachés par des mots qui obstruent la vue ou distraient le lecteur. Donnez à vos arguments principaux le bureau du coin de votre paragraphe. Utilisez le début et la fin d’un paragraphe pour faire le pont entre les faits que vous avancez dans ce paragraphe et votre argument principal ou votre affirmation générale.

Les premiers et les derniers mots marquent les esprits. Ils imprègnent la mémoire à court terme, beaucoup plus que s’ils sont coincés au milieu d’une liste d’options. Si vous avez déjà conçu un sondage, vous connaissez sans doute l’influence que les effets de primauté et de récence peuvent avoir sur les participants. En lisant les questions d’un sondage, on a tendance à sélectionner la première option viable qui est présentée (c’est l’effet de primauté). Dans le cadre de sondages par téléphone ou en personne, on va plutôt choisir la dernière option viable qui est présentée (c’est l’effet de récence). Si vous concevez un sondage, vous devez tenir compte de ce phénomène et prendre des moyens pour l’atténuer; lorsque vous développez vos arguments, vous pouvez au contraire l’utiliser à votre avantage en plaçant vos idées principales au début et à la fin des paragraphes.

Voici une autre raison de ne pas terminer vos paragraphes avec une citation : en tant que spécialiste de la littérature, vous savez que deux lecteurs peuvent aborder un passage de deux façons bien différentes. Celui qui adhère au néoformalisme n’abordera pas le passage sous le même angle que son collègue qui appartient au courant postmoderne. Le sens d’une œuvre artistique n’est pas évident en soi. Votre lecteur a besoin que vous lui indiquiez ce qui est important dans la citation que vous utilisez, dans le contexte de l’argument que vous défendez. Le même principe s’applique à la formulation des questions soumises à un groupe de discussion ou aux participants à un sondage : ne tenez pas pour acquis que la citation évoque chez le lecteur la même idée que chez vous. Offrez-lui plutôt une clé d’interprétation. Dirigez son attention sur les éléments de la citation qui comptent le plus.

Voici de quoi peut avoir l’air, en pratique, le déploiement stratégique du contenu au sein d’un paragraphe :

Ce que j’aime de la stratégie de remaniement de paragraphes d’Emma S. Hutson – ce qu’elle appelle « paragraph shuffle » –, ce sont les grands espaces blancs (ou, dans le cas présent, les espaces mauves) qui entourent chaque paragraphe. Elle peut y ajouter des éléments d’information, comme elle l’a fait pour le premier paragraphe sur la photo, mais ils viennent surtout renforcer la présence physique du mot écrit, amplifiant ainsi l’effet stratégique du début et de la fin du paragraphe. Si vous agrandissez la photo, vous verrez que ses citations sont toujours entourées d’une interprétation. Elles ne sont jamais à la fin de la page, pour que ses propres mots priment dans la conversation qu’elle a avec les autres écrivains. Elle ne cède pas de terrain. Vous ne devriez rien céder non plus.

Le même principe vaut pour le début d’un paragraphe : ne le commencez jamais par la citation d’un autre chercheur. Vous donnerez l’impression de simplement reprendre les idées d’un autre. Faites primer votre analyse, en soulignant une tendance qui se dégage de la littérature ou des interprétations que font les autres de votre source primaire. Commencez et terminez un paragraphe par vos mots pour que votre voix résonne plus fort que celle des autres personnes citées dans votre texte.

En terminant, un conseil au sujet des voix à privilégier : en plus de citer stratégiquement, faites-le consciencieusement. Citez des femmes. Citez des personnes de couleur. Faites le suivi et l’analyse de vos sources. Trouvez des experts qui sont systématiquement marginalisés dans les conversations savantes en raison d’un préjugé implicite ou explicite en utilisant des outils comme diversesources.org et 500womenscientists.org. Au même titre qu’il importe que votre propos domine vos écrits, nous avons tous la responsabilité de reconnaître et de changer les mauvaises pratiques en matière de citations. C’est pourquoi je choisis (délibérément et stratégiquement!) de déroger à mes propres règles et de conclure ce paragraphe et cet article en citant une autre participante à la conversation sur le choix et la position des citations :

Letitia Henville, rédactrice-réviseure universitaire indépendante du site shortishard.ca, rédige en anglais la chronique mensuelle Ask Dr. Editor pour University Affairs.  Mme Henville est titulaire d’un doctorat en littérature anglaise de l’Université de Toronto.

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