À l’époque de mes études au premier cycle à la University of Winnipeg, je vivais une relation paradoxale avec le féminisme et les études des femmes : autant j’étais profondément convaincue de leur bien-fondé, autant je les critiquais vivement. Plus tard, je suis devenue assistante à l’enseignement en études des femmes à l’Université York, mais mon attitude fondamentale à l’égard du féminisme n’a pas changé.
Le cours que je donnais à l’Université York était très similaire à un cours d’introduction en études des femmes que j’avais suivi pendant mon baccalauréat; tous deux portaient sur les principes fondamentaux de la théorie féministe, analysaient le phénomène de l’oppression et survolaient l’histoire du mouvement féministe. La seule distinction était que les étudiants de première année de York devaient suivre un cours de neuf crédits visant l’acquisition de compétences universitaires de base, et le cours intitulé Femmes et société en faisait partie. De nombreux étudiants s’y étaient inscrits, non pas en raison de leur intérêt naissant pour les études des femmes, mais bien parce qu’ils pensaient suivre un cours facile, voire profiter d’une séance de défoulement collectif ou encore d’une thérapie. Dans mon cas, il y avait peut-être aussi une part de narcissisme : je suis une femme, alors pourquoi ne pas être le sujet d’étude?
À titre d’assistante à l’enseignement, remettre en question les principes féministes tout en y demeurant loyale m’a autant servi que nui. D’une part, j’étais ouverte aux critiques des étudiants sur le matériel didactique; d’autre part, je me trouvais dans une position précaire bien connue des assistants à l’enseignement. Comment amener les étudiants à exercer leur pensée critique sans saper l’autorité de la directrice du cours? De plus, j’hésitais à formuler mes propres critiques sur le matériel de peur de susciter un sentiment d’antipathie injustifié envers le féminisme.
Ma façon d’aborder le mouvement féministe différait de celle des étudiants. J’ai donc traité ce sujet comme un vieil ami, c’est-à-dire comme une matière que j’aime et dont j’ai personnellement besoin tout en étant tristement consciente de ses défauts. Pour la plupart de mes étudiants, le féminisme se résumait à une rumeur pernicieuse, un phénomène dont on entend parler, mais auquel on ne veut surtout pas être associé. Toute personne ayant donné un cours obligatoire sur la condition féminine sait que les étudiants se montrent notoirement résistants aux idées féministes. Certains refusent même d’évoquer la possibilité d’appliquer ces concepts dans leur propre vie, alors que d’autres craignent que les valeurs féministes n’entachent leur réputation au sein de leur famille ou de leur cercle d’amis. D’autres encore font difficilement la différence entre l’analyse féministe et le dénigrement primaire des hommes.
Mais tout ne se résume pas nécessairement à une incapacité intellectuelle des étudiants à faire la part des choses. Même si leur réticence à comprendre – sans mentionner y adhérer – les analyses sur le sexisme, le privilège des blancs et l’hétéronormalité me frustrait profondément, j’éprouvais énormément de compassion pour ceux qui avaient choisi de suivre mon cours. Vu son caractère fortement politique, une discipline comme l’étude des femmes force les étudiants à évoluer et à prendre position. Allyson Mitchell, directrice de cours à l’Université York qui a longtemps été assistante à l’enseignement en études des femmes, résume la situation en ces mots : « Je dis toujours à mes étudiants que la prise de conscience fait mal parce qu’elle a pour effet de nous bouleverser et qu’ensuite nous ne voyons plus le monde de la même façon. De plus, lorsque notre conscience est éveillée, il est vraiment difficile de revenir à une sorte d’ignorance. »
Quand mes étudiants ont formulé des critiques, à mon avis entièrement légitimes, sur le matériel didactique, je me suis sentie obligée de leur fournir une réponse appropriée. Bien que la directrice de cours et moi prônions des valeurs féministes très différentes, j’ai suivi son conseil « de proposer des projets à la portée des étudiants ». Et le fait qu’elle et moi avions des opinions divergentes sur « ce qui était à leur portée » n’a pas nui au bien-fondé de ce conseil.
Par exemple, lorsque les étudiants s’obstinaient à demander pourquoi le cours ne comportait pas de récits ou de représentations de la résistance des femmes à l’oppression, j’ai décidé de leur demander de créer ces récits. J’ai alors mis en place les « exposés pro-femme » (en évitant délibérément de parler de féminisme pour rendre le concept le moins menaçant possible). Pendant les cinq premières minutes de chaque classe, un ou deux étudiants présentaient donc brièvement des paroles de chanson, un livre ou des images sur une femme remarquable qui avait influencé leur vie.
Cette stratégie, qui reposait sur une approche pédagogique davantage fondée sur la collaboration, a porté ses fruits. Au lieu de rejeter les plaintes, je m’en suis servi pour développer une bonne capacité d’écoute chez mes étudiants, calmer leurs inquiétudes et leur démontrer que leur opinion me tenait à cœur. Finalement, mon esprit critique et ma passion pour cette discipline se sont révélés de bons outils pédagogiques. Et le plus beau? Trouver l’équilibre entre les deux s’est avéré le geste le plus féministe que je pouvais accomplir.