Qui l’aurait cru? Les chercheurs et chercheuses d’aujourd’hui s’entendent plus que jamais. Peut-être même un peu trop.
Du moins, c’est ce qui ressort d’une étude sur les écrits scientifiques publiés entre 1950 et 2010 et rassemblés par décennie. Dans les réunions institutionnelles et d’évaluation par les pairs, où la critique, même nuancée, domine, le contraste entre ce qui se dit et ce qui est fait en recherche est marquant.
Dans une étude notoire récemment publiée dans Nature, Michael Park et ses collègues sont arrivés à la surprenante conclusion que le monde de la recherche se dirige lentement, mais sûrement vers un consensus. En effet, l’équipe a constaté que sur 60 ans, les articles et brevets publiés étaient progressivement moins susceptibles de remettre en question les travaux publiés précédemment.
Devrait-on s’en soucier? Oui. L’existence de cette tendance à la confirmation a elle-même été confirmée dans de multiples domaines et disciplines, et par différentes citations et indicateurs. Autrement dit, si les chercheurs et chercheuses publient plus que jamais, leurs recherches sortent toutefois moins des terrains battus. La discipline n’est pas en cause. Le problème est systémique.
Lorsque l’étude est parue, les médias se sont empressés de spéculer sur l’emploi du temps et l’ardeur à la tâche des universitaires. Forbes Magazine et le New York Times ont tous deux cherché à savoir comment était-ce possible que l’on assiste à cette tendance malgré des décennies débordant incontestablement de progrès et de découvertes scientifiques. Le magazine australien Finance Review soutient que nous sommes berné.e.s par les manchettes et que l’innovation en recherche est simplement plus lente que nous le croyons. Business News croit littéralement à la fin de la science, tandis que The Economist, moins sensationnaliste, ne peut que proposer des explications. The Atlantic avance que l’innovation scientifique est engloutie par un tsunami d’écrits sans intérêt.
L’étude est-elle fiable? Peu ont les qualifications ou le cran nécessaires pour se lancer dans une critique nuancée de l’étude ou de ses méthodes bibliométriques – la science de la science reste un domaine peu populaire. Peut-on vraiment se fier à une seule étude, aussi massive soit-elle? Le débat se poursuit, mais que devraient faire les universitaires en attendant?
Ne pas ignorer l’étude
Le cerveau humain est programmé pour étouffer les messages qui lui déplaisent. La plus grande faiblesse des universitaires est que nous croyons à tort que nous ne sommes pas aussi enclin.es à de telles distorsions cognitives. Ignorer cette étude serait selon nous une erreur.
Aucune étude, particulièrement de cette taille, n’est parfaite. L’échantillon était néanmoins vaste et exhaustif : 30 millions de publications et de brevets (titres, citations et résumés) – un total de 45 millions de données réparties sur une période de 60 ans, le tout appliqué à un modèle préliminaire de 20 millions de publications recensées dans les quatre plus importantes bases de données. Les mêmes tendances ont été constatées pour de nombreux indicateurs.
Cela dit, certaines critiques prétendront que les définitions du consensus et de la remise en question utilisées dans l’étude étaient trop rudimentaires. D’autres se rabattront sur l’évidence qu’il est trop risqué de s’en remettre à une seule étude. Mais si nous faisions preuve d’un peu d’introspection plutôt que de réclamer des recherches supplémentaires? La notion selon laquelle le produit d’une culture ou d’un système s’affine progressivement est à la fois théoriquement et empiriquement juste. Alors comment peut-on s’encourager à innover?
Reconnaître les enjeux, les coûts et les avantages
D’abord, nous devons reconnaître que les universitaires ont personnellement intérêt à ce que les choses changent. En effet, non seulement la production d’un volume toujours plus grand de recherche n’est pas synonyme de valeur ajoutée, mais elle est aussi délétère pour les personnes concernées. Ce problème systémique s’accompagne d’un grave problème structurel : stress, anxiété, dépression, épuisement professionnel… les problèmes de santé mentale sont fréquents et répandus dans la profession. C’est sans compter l’intimidation, le harcèlement et le manque de civisme qui règnent dans les environnements de recherche.
Notre approche envers la publication est à la fois nocive pour nous, pour nos confrères et consœurs et pour les savoirs que nous produisons. Si nous continuons dans cette voie, le public risque de perdre confiance en nous, nos valeurs et nos efforts. En cette ère de désinformation, nos façons de faire nuisent non seulement aux universitaires et au monde universitaire, mais elles portent aussi atteinte aux retombées qu’ont les connaissances que nous produisons. Bien sûr, changer notre approche de la recherche n’est pas une mince affaire, mais les avantages professionnels et personnels en valent la peine. Ne rien faire n’est plus une option.
Chercher plus, publier moins
La question a déjà été abordée, tant au pays qu’à l’étranger : les chercheurs et chercheuses canadien.nes publient trop. Qu’on se le dise bien, jamais une personne ou un établissement ne sera accusé de faire trop de recherche. Cependant, la culture professionnelle et les établissements mettent trop l’accent sur le nombre de publications. Il devient urgent que les chercheurs et chercheuses changent leur façon de voir les choses et priorisent la qualité de leur travail – et le choc des idées – même si c’est au détriment de la quantité des publications.
Il faut opérer un changement dans la culture et les procédures de travail pour favoriser la sécurité psychologique et professionnelle des personnes courageuses qui prennent des risques et cesser de glorifier le volume d’études réalisées. Les universités doivent également élargir leurs conceptions de l’impact de la recherche sur les processus d’embauche et d’attribution du mérite. Elles devront mettre en place des processus et des procédures qui encouragent et récompensent la qualité de la recherche plutôt que la quantité et les résultats.
La publication d’études universitaires étant l’un des secteurs commerciaux les plus profitables au monde, il ne faut pas s’attendre à ce que ce soit les revues scientifiques qui encouragent les chercheurs et chercheuses à rompre avec les consensus ou à publier moins. Nous saluons l’initiative des trois organismes subventionnaires canadiens, la Fondation canadienne pour l’innovation et Génome Canada, qui travaillent actuellement à arrimer leur procédure d’évaluation de la productivité des candidat.es aux recommandations de la Déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche (DORA). Établie en 2012, cette déclaration internationale vise à améliorer l’évaluation des résultats de la recherche scientifique pour englober d’autres critères que les publications ainsi que pour briser l’association entre, d’une part, le mérite et la qualité scientifique et, d’autre part, la réputation de la revue ou le facteur d’impact. Certaines personnes croient que ce virage compromettra les normes actuelles ou attendues, mais il s’agit plutôt d’une étape capitale pour bonifier la qualité des connaissances émanant de la recherche et accroître l’influence des chercheurs et chercheuses en réduisant l’interférence des intérêts commerciaux.
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L’identité prime sur l’ego
Il faudra du temps pour faire ce changement. Il y a quelque chose de grisant dans le fait de soumettre une publication. Impossible de s’en lasser!
Une bonne dose de dopamine qui vous procure une satisfaction intense dans votre vie personnelle et professionnelle plutôt complexe. Le fait de publier moins et d’innover plus nous oblige à modifier nos motivations et nos façons de travailler alors que nous sommes programmé.e.s cognitivement, culturellement et socialement à faire l’opposé. Changer notre vision, nos perceptions émotives et nos comportements est la partie la plus difficile puisqu’ils sont intimement liés à des aspects de notre identité d’universitaire bien établis et associés à la réputation et au prestige. Ce changement affecte aussi notre ego – notre estime de soi, notre fierté – et fait ressurgir certaines craintes.
Pourtant, notre vie quotidienne est remplie de compromis entre la quantité et la qualité : est-ce que je m’achète 50 paires de chaussures en rabais ou 10 paires de chaussures griffées de grande qualité? Le choix est personnel, mais nous devons nous l’approprier. Nous aurons toujours le choix des valeurs et des pratiques que nous souhaitons intégrer à notre travail. La conscience individuelle et la cohésion seront deux éléments essentiels à ce changement.
Réviser comme on voudrait être révisé.e
Les cultures d’évaluation trop polarisées étouffent l’innovation avec leurs manuscrits prudents et les demandes de bourse circonspectes. Le changement n’est pas uniquement individuel : il englobe les systèmes, les cultures et les établissements – particulièrement dans les disciplines ou domaines généralement marginalisés, opprimés, exclus ou peu respectés. L’action est nécessaire sur tous les horizons.
Cela dit, il n’y a pas meilleure maxime pour nous guider sur le plan individuel que : révisez le travail des autres comme vous aimeriez que l’on révise votre travail. Trop souvent, les révisions par les pairs manquent d’empathie et de collégialité. Non seulement elles sont trop critiques, mais ne donnent pas le bénéfice du doute, souvent en raison des limites de mots et d’autres considérations et compromis.
C’est pourquoi cette maxime est beaucoup plus efficace que toute autre liste exhaustive d’exigences ou de principes émanant des autorités. Pour continuer de mettre l’accent sur la recherche avant-gardiste, nous devons nous éloigner du consensus et nous encourager et nous soutenir mutuellement dans cette voie. C’est vous qui êtes au cœur de ce changement de culture de travail.