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À mon avis

L’avènement des sciences humaines de l’énergie

Un regard différent et positif sur les sciences humaines.

par DOMINIC BOYER + IMRE SZEMAN | 12 FEV 14

Nous nous sommes habitués aux mauvaises nouvelles concernant l’avenir des sciences humaines. Que ce soit le résultat du désir des étudiants d’obtenir une formation qui procure de l’emploi ou encore des mesures énergiques des gouvernements qui se préoccupent davantage du résultat final, plusieurs ont commencé à croire que le XXIe siècle verra les sciences humaines s’atrophier et disparaître.

Nous aimerions proposer un point de vue différent à toutes ces mauvaises nouvelles concernant les sciences humaines. Notre article porte sur une branche de la recherche en sciences humaines qui est reconnue par le milieu des sciences, les gouvernements et même l’industrie, et ce n’est pas tout : cette branche montre que les sciences humaines contribuent directement à résoudre un immense et « réel » problème, celui de trouver le moyen de se doter d’une énergie durable pour l’avenir.

Les sciences humaines de l’énergie, un champ de recherche qui évolue très vite, transgresse les limites traditionnelles entre les disciplines et franchit les frontières entre la recherche fondamentale et de la recherche appliquée. Les sciences humaines de l’énergie soulignent la contribution essentielle qu’apportent les connaissances et les méthodes propres aux sciences humaines à ce domaine d’études et d’analyse qui était auparavant réservé aux sciences naturelles.

L’énergie est un bon exemple d’une question qui transgresse les divisions universitaires traditionnelles. Alors que l’humanité est entrée dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, les experts et la population tout entière se demandent comment composer avec la demande croissante d’énergie alors que nos sources d’énergie occasionnent le réchauffement de la planète, l’acidification des océans et les changements climatiques.

Un rapport du Conseil mondial de l’énergie (CME) publié en octobre 2013 propose deux scénarios de diversification énergétique à créer d’ici le milieu du XXIe siècle : l’un « abordable et accessible » et l’autre, « durable ». Selon les projections du CME, en 2050, nous utiliserons probablement 60 pour cent plus d’énergie qu’aujourd’hui, dont la majeure partie proviendra du charbon, du pétrole et du gaz. Même le scénario le plus « durable » prévoit un accroissement de l’utilisation d’énergie de 27 pour cent, provenant toutefois, dans une plus grande proportion, du nucléaire, de la biomasse et de sources renouvelables.

Quand on regarde ces chiffres, il n’est pas exagéré de se demander si la civilisation humaine a un avenir. Ni la technologie ni la politique n’ont de solution miracle à offrir pour contrer les effets environnementaux entraînés par une population mondiale avide d’énergie, en rapide évolution et en pleine expansion. Nous constatons que les dilemmes actuels en matière d’énergie et d’environnement sont essentiellement liés à l’éthique, aux habitudes, aux valeurs, aux institutions, aux croyances et au pouvoir; des domaines qui relèvent traditionnellement des sciences humaines.

L’impasse qui afflige l’humanité, à savoir l’écart entre la connaissance et l’action, entre les idées et l’engagement, a été abordée à plusieurs reprises dans la pensée humaniste postmoderne. C’est pourquoi, logiquement, le dilemme devra être résolu par les sciences humaines. Non pas les sciences humaines à la remorque de la technologie et des politiques, mais en tant que précurseur qui analyse le milieu culturel et imagine quelle sera la relation entre l’énergie et la société de l’avenir.

Ainsi, c’est avec audace que nous, spécialistes des sciences humaines de l’énergie, affirmons que ce sont les sciences humaines qui permettront à la société de progresser. Sans la compréhension essentielle des éléments qui créent une impasse, que la recherche en sciences humaines nous procure, il est fort probable que nous opterions pour le scénario « abordable et accessible » au lieu du scénario « durable » en matière d’énergie, et nous ne parviendrions jamais à préserver nos sociétés.

Nous ne nous racontons pas d’histoire. Nous croyons à notre importance. Lorsque nous discutons avec des scientifiques, des ingénieurs, des représentants du gouvernement et même des représentants de l’industrie de l’énergie, nous découvrons souvent qu’ils nous attendaient. Ces personnes qui connaissent l’immense besoin d’énergie de nos sociétés modernes complexes sont bien au fait des défis que comporte atténuer les effets de l’utilisation de l’énergie sur l’environnement. Ils veulent du changement, mais lorsqu’il s’agit de leur participation au changement ou de la réaction de la population à des politiques pouvant entraîner des transformations majeures dans la vie courante, alors ils se rendent compte qu’ils ont besoin d’être éclairés et guidés par des spécialistes des ressources humaines de l’énergie.

Afin de rassurer certains collègues scientifiques qui croient qu’il ne s’agit que d’une nouvelle forme de recherche appliquée ou de travaux de consultation, les sciences humaines de l’énergie produisent déjà des théories capables de séduire le plus aguerri des scientifiques. L’ouvrage Carbon Democracy de Timothy Mitchell, par exemple, qui porte sur la manière dont le modèle de croissance keynésien, qui reposait fondamentalement sur une représentation culturelle du pétrole comme ressource inépuisable et abordable, a eu des répercussions immédiates sur la recherche dans toutes les disciplines. Le livre de Stephanie LeManager, Living Oil: Petroleum and Culture in the American Century, illustre bien l’omniprésence du pétrole dans nos vies quotidiennes et la manière dont l’énergie façonne l’état affectif, les croyances et les appartenances. L’ouvrage du géographe Matthew Huber, Lifeblood: Oil, Freedom, and the Forces of Capital, explique en détail comment une existence organisée en fonction de la propriété, de la mobilité et de l’entrepreneuriat est intimement liée à la présence de formes d’énergie apparemment inépuisables et abordables. Il est désormais impossible de comprendre pleinement les développements culturels, sociétaux, politiques et économiques sans prêter attention au rôle que joue l’énergie dans chacun de ces domaines.

Dans Meet the Humanities, Mike Hulme, qui enseigne les changements climatiques, fait remarquer que la troisième rencontre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat était dominée par les sciences naturelles. M. Hulme croit que c’est une grave erreur, et nous sommes de son avis. Nous ne pourrons résoudre nos dilemmes énergétiques et environnementaux actuels qu’en accordant une voix à la recherche en sciences humaines, et une forte voix. Une fois que cette contribution à la lutte contre les changements climatiques aura reçu le crédit qu’elle mérite, il sera plus facile de convaincre les étudiants anxieux et les politiciens sceptiques de la valeur stratégique et essentielle des sciences humaines pour l’avenir de l’humanité.

Dominic Boyer est directeur du Centre for Energy and Environmental Research in the Human Sciences à l’Université Rice University à Houston, Texas. Imre Szeman est professeur d’anglais, de cinéma et de sociologie, et il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études culturelles à l’Université de l’Alberta.

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