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À mon avis

Comment ne pas réformer les sciences humaines

Vouloir élargir le rôle des sciences humaines est un objectif louable, mais il faut savoir comment y parvenir.

par PAUL FORSTER | 05 MAI 15

Un livre blanc sur l’avenir du doctorat en sciences humaines au Canada publié récemment (décembre 2013) recommande de réformer certains programmes de doctorat en laissant tomber la thèse au profit de la recherche « appliquée », interdisciplinaire, axée sur le travail d’équipe et de format plus varié que ce qui se fait actuellement. Les auteurs, qui font partie du projet sur Le futur de la formation post-secondaire dans les sciences humaines financé par un fonds de Synthèse de connaissance du Conseil de recherches en sciences humaines, s’appuient sur des hypothèses douteuses, ignorent les autres pistes de solution et tirent des conclusions non fondées. Bien que certaines de leurs propositions méritent d’être étudiées, leur livre blanc ne constitue pas un projet viable pour les programmes de doctorat en sciences humaines. Le présent essai se veut une réponse à certaines des grandes conclusions du livre blanc.

La question des effectifs ne peut être ignorée
Les auteurs du livre blanc rejettent l’idée de réduire le nombre d’étudiants admis dans les programmes de doctorat en sciences humaines. Ils font ainsi fi d’un fait évident pour tout professeur : le niveau de certains étudiants au doctorat n’est pas assez élevé. Certains facteurs expliquent cette réalité, dont le manque d’importance accordée à l’enseignement au premier cycle, l’élimination d’un programme de maîtrise dans certaines disciplines, le passage accéléré de la maîtrise au doctorat, l’inflation des notes et un modèle de financement qui favorise la croissance des inscriptions. À l’heure actuelle, les programmes d’études qui comptent peu d’étudiants sont jugés faibles, et les programmes faibles s’exposent aux compressions budgétaires et, trop souvent, à l’élimination. Tout pousse les universités à abaisser les normes d’admission afin d’accroître les inscriptions, et même à encourager les étudiants médiocres à poursuivre leurs études. Si le financement était lié au nombre d’étudiants qui obtiennent leur diplôme plutôt qu’au nombre d’inscrits, les universités seraient beaucoup plus enclines à écarter les étudiants qui ne présentent pas les qualifications requises. Par ailleurs, même si l’admission d’étudiants faibles a des répercussions sur les taux d’abandon et d’emploi, comme il en est question dans le rapport, les auteurs n’en font aucunement mention. Ils ne se demandent pas non plus si les programmes de doctorat pourraient être renforcés par le resserrement des normes et la réduction du nombre d’admissions.

Carrière universitaire : des attentes irréalistes
Les auteurs font remarquer que bon nombre de doctorants ont des attentes irréalistes quant aux perspectives d’obtenir un poste universitaire. Peu de ceux qui sont admis au doctorat obtiendront un emploi universitaire dans leur discipline, et la concurrence qui en découle crée de l’anxiété, voire du désespoir chez les étudiants. Rien n’indique cependant que les programmes de doctorat doivent être réformés pour résoudre ce problème.

La meilleure façon de corriger les attentes irréalistes est de donner l’heure juste aux nouveaux étudiants. Dans les années 1980, les départements de philosophie des universités canadiennes avertissaient explicitement les étudiants qui présentaient une demande d’admission au doctorat qu’aucun poste n’allait s’ouvrir dans un avenir prévisible. Les candidats ne changeaient pas d’idée pour autant. On ne considérait pas que ces programmes manquent uniquement à leurs objectifs parce que leurs diplômés n’obtenaient pas de poste universitaire; il n’y avait tout simplement pas de poste à pourvoir. C’est seulement parce qu’ils partent du principe que les programmes de doctorat en sciences humaines n’existent que pour former des professeurs que les auteurs du livre blanc peuvent percevoir l’incapacité de nombreux diplômés à obtenir un poste universitaire comme une preuve que leur programme d’études n’a pas tenu ses promesses. Ils tirent cette conclusion même s’ils reconnaissent les avantages de faire des études supérieures en sciences humaines, qui permettent notamment d’acquérir des compétences utiles sur le marché du travail.

Les taux d’abandon sont-ils excessifs?
Selon le livre blanc, environ 50 pour cent des étudiants au doctorat en sciences humaines n’obtiennent pas leur diplôme, un taux d’abandon bien supérieur à celui des programmes de doctorat en sciences. Les auteurs concluent au « problème chronique » des programmes de doctorat en sciences humaines. Cependant, comme les notes sont plus faibles et les taux d’échec plus élevés dans les programmes d’études au premier cycle en sciences qu’en sciences humaines, il est possible que cet écart dans les taux d’abandon s’explique par une élimination des moins bons éléments en sciences avant le niveau doctoral. C’est une explication possible de l’écart qui n’est même pas envisagée dans le livre blanc.

Comme le fait remarquer le livre blanc, de nombreuses raisons poussent les étudiants au doctorat à abandonner : dettes, obligations familiales, degré de difficulté, éloignement, supervision inadéquate et pessimisme quant aux perspectives d’emploi. La liste pourrait s’allonger : certains en viennent à se rendre compte que les études supérieures ne sont pas pour eux, qu’elles sont plus difficiles ou moins plaisantes qu’ils ne le croyaient. D’autres se lassent de leur situation financière précaire. D’autres encore échouent à leurs cours. Étant donné le coût et les exigences des études doctorales, des taux d’abandon élevés n’ont rien d’étonnant et ne révèlent pas nécessairement de problèmes avec le contenu des programmes d’études. Ils ne sont peut-être que le résultat de décisions éclairées que prennent les étudiants après avoir fait l’expérience des études supérieures. Il est donc plutôt hâtif de conclure que les taux d’abandon actuels sont une manifestation des lacunes des programmes de doctorat.

Malgré tout, des mesures supplémentaires pourraient être prises pour aider les étudiants à terminer leurs études. Si des étudiants talentueux sont contraints d’abandonner pour des raisons financières, il faut penser à accroître l’aide financière. Si des étudiants talentueux abandonnent parce qu’ils se sentent isolés, il faut penser à accroître le soutien émotionnel et intellectuel. Il y a aussi les directeurs de thèse qui n’encadrent pas suffisamment leurs étudiants. Des changements s’imposent. Par contre, même s’il y a des cas d’abandon qui peuvent être évités, rien n’indique qu’il faille pour cela modifier la forme et le contenu des programmes de doctorat.

Parcours professionnels différents
Aux yeux des auteurs, il s’agit d’une erreur de considérer le doctorat en sciences humaines d’abord et avant tout comme une porte d’entrée sur une carrière universitaire, car cette façon de voir les choses ne tient pas compte de la contribution potentielle des sciences humaines hors du milieu universitaire. Étant donné la pénurie de postes universitaires, ils recommandent de réorienter les programmes de doctorat de sorte qu’ils cessent de produire des professeurs pour former des diplômés capables d’utiliser leur savoir hors du milieu universitaire.

Il est en effet excessivement réducteur de considérer que le doctorat sert uniquement à préparer les étudiants à faire carrière dans le milieu universitaire. Cependant, les auteurs du livre blanc adoptent un point de vue tout aussi réducteur en affirmant que leur utilité principale est de produire des diplômés prêts pour le marché du travail. Il en découle une idéologie erronée, reprise avec insistance par les politiciens, les dirigeants d’entreprise et les journalistes, selon laquelle les investissements en éducation sont un gaspillage de ressources s’ils ne produisent pas de retombées économiques immédiates. Cette façon de voir ne tient pas compte de la valeur du travail intellectuel pour les personnes et la société, et menace de réduire les universités à de simples centres de formation professionnelle.

Bien entendu, tous souhaitent un travail épanouissant, et il serait cruel d’ignorer le fait que les titulaires de doctorat aussi ont besoin d’un emploi. Les auteurs du livre blanc reconnaissent que les titulaires d’un doctorat en sciences humaines poursuivent souvent des carrières payantes et enrichissantes hors du milieu universitaire. Ils concèdent ainsi que les diplômés en sciences humaines possèdent des compétences utiles et que l’idée très répandue selon laquelle ils vivent tous dans le sous-sol de leurs parents, perçoivent  de l’aide sociale, conduisent des taxis ou travaillent comme serveurs, est fausse.

Les auteurs font une mise en garde : il ne faudrait pas conclure que les programmes de doctorat se portent bien « malgré tout ». Leur raisonnement est cependant difficile à suivre. Les titulaires de doctorat en sciences humaines ne sont pas des candidats à l’emploi « malgré » leur diplôme, mais plutôt grâce à leur diplôme. Les études supérieures permettent d’acquérir des compétences utiles, comme la pensée critique, la subtilité intellectuelle et des aptitudes rédactionnelles. Les personnes brillantes, mûres, qui assimilent rapidement l’information et qui sont capables de résoudre des problèmes sont de précieux atouts pour une organisation ou une entreprise, comme le constatent de nombreux dirigeants.

Pourtant, les auteurs martèlent que les programmes de doctorat en sciences humaines sont un échec sur le plan économique. Pour appuyer leurs dires, ils font référence aux taux élevés d’abandon et aux difficultés auxquelles se heurtent les nouveaux diplômés qui n’arrivent pas à obtenir un poste universitaire, deux facteurs qui n’ont aucun rapport direct avec l’employabilité des diplômés. Ils soutiennent que les données disponibles ne permettent pas de tirer de conclusions quant à la capacité des titulaires de doctorat à obtenir un emploi, mais tirent eux-mêmes une conclusion en ce sens.

Toujours selon les auteurs du livre blanc, les titulaires d’un doctorat en sciences humaines pourront faire plus facilement la transition vers le marché du travail si les programmes sont adaptés directement aux carrières hors du milieu universitaire. Même si l’évolution du marché du travail est difficile à prédire, il peut s’agir d’une stratégie prometteuse pour certains doctorants. Les étudiants en philosophie du droit, de la politique et de l’environnement, en éthique appliquée, en études féministes et ceux qui s’intéressent à diverses questions sociales et politiques mènent depuis des décennies le type de travaux appliqués que les auteurs recommandent.

Ainsi, c’est une chose de soutenir que les programmes de doctorat doivent être élargis pour inclure des travaux appliqués; c’en est une autre d’affirmer qu’ils doivent être réorientés pour donner priorité aux travaux appliqués. Les programmes de doctorat dans leur forme actuelle permettent de mieux comprendre les gens, la culture et différents courants de pensée. Ils permettent d’acquérir des connaissances directement applicables au travail et dans la vie. Leur valeur dépasse largement l’employabilité. Or, en plaidant pour une réforme radicale des programmes de doctorat, le livre blanc semble ignorer cette réalité.

Les auteurs tiennent aussi les universités responsables des faibles taux d’emploi chez les titulaires d’un doctorat en sciences humaines. Ils omettent de mentionner d’autres facteurs, comme les préjugés et l’ignorance qu’on retrouve chez les journalistes ainsi que dans les milieux des affaires et politique, qui perpétuent le mythe que les diplômés en sciences humaines sont inaptes au travail. Ils ne prennent pas non plus en considération le peu d’engagement du milieu des affaires en matière d’embauche et de formation d’étudiants. Ce sont des obstacles que les universités n’ont pas créés (quoiqu’elles ont sans doute fait plus pour les entretenir que pour les combattre), mais qu’elles pourraient tenter de corriger.

Le travail interdisciplinaire, loin d’être une panacée
Selon le livre blanc, le travail d’équipe et interdisciplinaire serait la solution à bon nombre des problèmes qu’éprouvent les étudiants au doctorat. Il y a plusieurs failles dans ce raisonnement.

D’abord, le travail interdisciplinaire est différent du travail d’équipe. Beaucoup d’universitaires solitaires touchent à de nombreuses disciplines sans pour autant faire partie d’une équipe de recherche. De même, bon nombre d’équipes de recherche en sciences humaines ne sont pas interdisciplinaires.

Ensuite, aucune donnée probante ne vient confirmer le lien entre travail interdisciplinaire et réduction des taux d’abandon ou amélioration des perspectives d’emploi en sciences humaines. Le travail interdisciplinaire peut se révéler lourd et superficiel, puisque les étudiants doivent maîtriser plus d’un domaine. Le travail interdisciplinaire de bonne qualité n’est pas hors de portée, mais il pose de grandes difficultés. À tout le moins, il s’agit d’une option parmi d’autres, et non d’un modèle applicable à tous les doctorants.

La situation est à peu près la même pour le travail d’équipe. Beaucoup d’universitaires solitaires travaillent en collaboration sans pour autant faire partie d’une équipe de recherche. Il est vrai que l’appartenance à une équipe peut atténuer le sentiment d’isolement ressenti par certains étudiants au doctorat et qui les précipite vers la fin de leurs études, mais le travail d’équipe présente également certaines difficultés qui ne sont pas mentionnées dans le livre blanc. Il est plus difficile de gérer une équipe qu’une seule personne. Il peut y avoir des conflits de personnalité, il est parfois difficile d’équilibrer la charge de travail, surtout si les membres de l’équipe n’ont pas tous le même niveau d’engagement, de responsabilité, d’obligations financières et de difficultés personnelles. Les étudiants peuvent se sentir aussi isolés et pris au piège dans une équipe dont la dynamique est mauvaise que s’ils travaillaient seuls. Les étudiants peuvent également passer à travers les mailles du filet s’ils ont plus d’un superviseur, si leurs superviseurs proviennent de départements différents ou s’ils ne s’entendent pas. Rien ne permet de penser que favoriser le travail d’équipe soit une solution instantanée aux problèmes soulevés dans le livre blanc.

De bons travaux de recherche méritent d’être soutenus, quel que soit le soutien. Si des étudiants et des professeurs entrevoient une occasion de collaboration fructueuse, ils doivent être encouragés dans cette voie. La recherche ne peut cependant pas être orientée pour s’adapter à un modèle précis imposé par les établissements d’enseignement. Une fois de plus, c’est une chose d’ouvrir les programmes de doctorat à la collaboration et au travail interdisciplinaire, c’en est une autre de les réformer en vue de promouvoir cette façon de faire.

En conclusion, le livre blanc ne démontre pas que les problèmes relatifs au soutien et au maintien aux études de doctorants talentueux, aux attentes irréalistes quant aux perspectives d’emploi dans le milieu universitaire et à la transition vers une carrière universitaire ou autre signifient l’échec des programmes de doctorat et qu’il est nécessaire de les réformer. Dans la mesure où il soulève des questions et propose des façons d’élargir la nature et la portée des études supérieures en sciences humaines, le livre blanc est utile. En tant que plan pour l’avenir des programmes de doctorat en sciences humaines, il présente de graves lacunes.

Paul Forster est professeur titulaire au département de philosophie et membre de la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université d’Ottawa.

COMMENTAIRES
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  1. Ogami / 7 mai 2015 à 14:07

    Article très discutable, notamment sur la dimension élitiste qu’il amène dans sa première partie à travers une justification des « bons » étudiants et des « moins bons » qui n’ont rien à faire en doctorat de par leurs capacités médiocres….Enfin, rien n’est abordé sur la professionnalisation des doctorants pendant leur doctorat qui au contraire offre un réseau de connaissances, un élargissement des compétences, dec possibilités de publications en équipe et un salaire décent (même à 15/semaine). En revanche, sa critique de la professionnalisation soutenue par des entreprises est un véritable point à considérer puisque l’on voit se dessiner cette tendance utilitariste dans le milieu académique européen avec la financiarisation d’une filière plutôt qu’une autre. Ainsi, des entreprises financeront une quantité limitée de diplômes dans un domaine afin de récupérer ensuite ces diplômés tout en marginalisant les autres.

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