Un incident survenu récemment au sein de la faculté des arts d’une grande université canadienne pourrait bien constituer un tournant en matière de droits de la personne et de liberté universitaire. Certains pourront toutefois y voir un exemple d’accommodement religieux justifié, bien que jugé excessif par le département concerné, et une illustration du peu d’influence qu’exerce l’administration universitaire sur les politiques de l’établissement.
Si Affaires universitaires a tenu à consacrer un article à cette affaire, c’est en raison de l’importance des principes en jeu. Jusqu’où doivent aller les accommodements consentis par une université laïque et publique pour des motifs religieux? Qui décide des accommodements appropriés? En cas de conflit, les droits religieux doivent-ils prévaloir sur le droit à l’égalité des sexes?
À la fin du mois de décembre, le professeur impliqué dans l’affaire en question a écrit à Affaires universitaires, joignant à sa lettre une abondante documentation sur le dossier. Rappelons les faits. Au début de l’année universitaire, ce professeur s’est vu adresser une demande peu commune par un de ses étudiants, de sexe masculin. Pour des raisons religieuses, ce dernier souhaitait être dispensé de prendre part à un travail en équipe qui l’aurait conduit à interagir en public avec des étudiantes. Signalons que ce travail en équipe n’était pas obligatoire pour les étudiants inscrits à ce cours donné en ligne : ceux qui étudient à distance, et notamment à l’étranger, ne pouvaient pas y prendre part.
Dans un premier temps, le professeur s’est dit que comme il enseignait dans une université publique et laïque tenue de respecter l’égalité des sexes, le fait de consentir un tel accommodement reviendrait à soutenir tacitement une vision négative des femmes. Il a jugé que c’était à l’université, et non pas à lui, qu’il incombait de trancher. Il a donc transmis la demande de l’étudiant au bureau du doyen de la faculté des arts ainsi qu’au bureau des droits de la personne de l’établissement.
Le porte-parole du bureau du doyen a répondu au professeur qu’il devait se plier à la requête de l’étudiant, des accommodements étant déjà consentis au profit des étudiants incapables de prendre part au travail d’équipe concerné en raison de la distance les séparant de l’université. La réponse du bureau des droits de la personne s’est révélée plus nuancée, mais essentiellement semblable à celle de l’administration. Les deux réponses ne faisaient pas de distinction entre les accommodements réclamés par un étudiant en raison de son incapacité d’interagir en classe avec ses collègues pour cause d’éloignement géographique, et les accommodements réclamés en raison d’une simple préférence de la part d’un étudiant (à savoir, dans le cas qui nous occupe, ne pas interagir avec ses collègues de sexe féminin).
Le professeur a estimé être en présence d’un problème de discrimination, et non de liberté religieuse. « Dois-je comprendre, a-t-il demandé au bureau du doyen, qu’une logique similaire s’appliquerait si l’équipe à laquelle l’étudiant refuse de se joindre était composée de noirs, de musulmans ou d’homosexuels? » Il a ajouté que le fait de dispenser l’étudiant du fameux travail en équipe serait inéquitable envers ses collègues étudiantes, « qui sont en droit de pouvoir interagir avec d’autres étudiants, quels que soient leur sexe, leur orientation sexuelle, leur religion, leur race, etc. ».
Le bureau du doyen voyait les choses différemment, estimant : (1) que la sincérité des croyances de l’étudiant devait être tenue pour acquise; (2) que l’accommodement réclamé ne nuirait en rien aux autres étudiants de la classe; et (3) que cet accommodement ne mettrait pas en péril la qualité du cours. Le professeur a par la suite soulevé le problème dans le cadre d’une réunion de son département. L’ensemble des participants à celle-ci ont estimé que le fait de dispenser un étudiant de sexe masculin d’interagir avec ses collègues de l’autre sexe serait attentatoire aux droits des femmes, et donc inapproprié au sein d’une université laïque. La motion suivante a été adoptée à l’unanimité :
« L’université ayant pour principe le respect de la diversité, il est résolu qu’aucun accommodement ne doit être consenti au profit d’un étudiant dans la mesure où il risquerait de contribuer de manière importante, ou seulement symbolique, à la marginalisation d’autres étudiants, de professeurs ou d’adjoints à l’enseignement. »
Sur la base de cette motion, le professeur a fait savoir par écrit à l’étudiant que l’accommodement qu’il réclamait lui était refusé.
Le professeur a également consulté des experts pour savoir si des motifs religieux pouvaient justifier un tel accommodement. En se fondant sur le nom de l’étudiant concerné, il a demandé à trois universitaires – l’un qui étudie le judaïsme, et les deux autres l’islam – si la requête soumise par l’étudiant en question leur semblait légitime au regard de leur religion. Tous trois ont répondu par écrit qu’à leurs yeux un tel accommodement ne s’imposait pas.
Au final, l’étudiant concerné a déclaré qu’il respecterait la décision du professeur, remerciant ce dernier de la manière dont il avait traité sa requête. « Je ne peux m’attendre à ce que tout corresponde à ma vision idéale des choses », a-t-il écrit. Pour le professeur, c’était un élément de plus démontrant qu’il avait traité comme il se doit la requête de l’étudiant, et que l’accommodement réclamé n’était pas « essentiel sur le plan religieux », mais simplement jugé « souhaitable » par l’étudiant.
Informé de ce qui précède, un administrateur de haut rang a déclaré que cette affaire n’avait pas de répercussions considérables sur l’obligation de l’université de consentir des accommodements, insistant pour que le professeur accepte la demande de l’étudiant. (Ce que le professeur a refusé, s’exposant ainsi à des sanctions disciplinaires). Signalons que l’administrateur en question a dit estimer que la non-participation d’un seul étudiant mâle au travail en équipe n’aurait pas de « répercussions considérables » sur les droits des autres étudiants.
Les étudiantes de la classe n’auraient sans doute pas été de cet avis… Dans le cadre d’un autre cours, le professeur a soumis aux étudiants un scénario comparable, les invitant à le commenter. Nombre d’étudiantes se sont dites scandalisées. L’une d’elles a par exemple écrit : « De nombreuses personnes pensent que leur religion rend légitime la discrimination fondée sur le sexe, la race, la classe sociale, l’orientation sexuelle, etc. Le droit de pratiquer sa religion doit-il toujours prévaloir sur le droit à l’égalité des sexes? » L’étudiante en question a conclu son commentaire par une question : « Que se passerait-il si un étudiant de sexe masculin demandait que les étudiantes soient assises à l’arrière de la classe, ou derrière un paravent? » Selon le professeur, compte tenu des trois principes énoncés par le bureau du doyen, une telle demande pourrait être jugée légitime.
L’étudiant au cœur de l’affaire a finalement pris part au travail en équipe, mais le problème de fond demeure. L’administration continue d’insister pour qu’un accommodement soit consenti. Il semble que l’affaire soit finalement devenue un cas de gouvernance universitaire. Selon le professeur, l’université doit revoir sa position. « Ce ne devrait pas être à l’administration de décider si un accommodement nuit ou non aux droits d’autrui, mais bien à un comité, composé de divers membres du corps professoral. Le comité responsable de l’éthique en matière de recherche constitue un exemple du genre. »
Toute cette affaire soulève de nombreuses questions. Comme le professeur, j’estime qu’elle doit être portée à l’attention du milieu universitaire. Qu’en pensez-vous? Affaires universitaires souhaite vivement lancer un débat respectueux consacré aux diverses questions soulevées par cette affaire.
Je suis du même opinion que le professeur en question. Je le félicites d’avoir fait preuve de logique et de s’être battu pour l’égalité des sexes!!! Quel courage et quel article pertinent à l’heure de la Charte des valeurs… Bravo!
Cela aurait été bien plus simple de consentir discretement, plutot que de monter l’affaire en épingle. Pour tout le monde. Enfin, l’étudiant semble être plus raisonnable (dans son propre monde culturel islamique contemporain) que l’administration de l’Université (pro) et que plusieurs profs (contre). Pourrait-on parler de « jugement attentif », de la part d’une personne en position d’autorité devant ses éleves, plutot que de « droits »?
La religion n’a rien à faire à l’université, sauf pour y être étudiée comme objet scientifique. Ce n’est pas une question de droit religieux contre « droit des femmes ». C’est une question d’intérêt public: tenir loin de la vie civile les demandes de personnes fondées sur des textes et des interprétations non reconnues par tous. Après tout, si on veut « protéger les droits des femmes », aussi bien céder à la demande de l’étudiant pour protéger ces dernières de ce genre d’hurluberlu. Imaginons qu’une femme ait fait cette demande – ne pas être en contact avec des hommes dans un groupe de travail. Aurions-nous invoqué la nécessité de protéger « les droits des hommes »? La religion doit être confinée à la maison et aux lieux de culte prévus pour cela. Reconnaître la liberté de religion de quelqu’un, c’est seulement ne pas le persécuter pour ses croyances, et rien de plus. N’oublions pas que la plupart des religions, dès qu’elles sont au pouvoir, sont peu tolérantes à l’égard des libertés. Évitons donc le leur laisser cette opportunité. En conséquence, le professeur a eu raison de ne pas céder.
Article très intéressant. Nous savons que la séparation des sexes est une exigence dans certaines communautés juives et musulmanes orthodoxes mais, ce qui est surprenant ici, est que la demande se produise au niveau universitaire. En effet, l’étudiant s’est quand même rendu jusqu’à ce niveau sans pouvoir intégrer le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes. Une explication possible est qu’il ait complété ses études antérieures dans un pays où cela était la norme.