Le 6 janvier, le bibliothécaire de l’Université Carleton m’a écrit pour m’inviter à la deuxième édition d’une activité tenue dans le cadre de la Semaine de la liberté d’expression, le lundi suivant la semaine de lecture. Comme je reçois plusieurs invitations du genre par jour, je ne peux toutes les accepter. J’ai donc tout d’abord refusé, mais les atrocités commises le lendemain à Paris m’ont fait changer d’idée. L’attentat qui a décimé la rédaction de Charlie Hebdo attaque la notion même de liberté d’expression, indispensable à toute société libre. Cette charge revêt une importance particulière pour les universités, à qui l’on attribue en quelque sorte le rôle de « conscience collective » de la société. L’université remplit évidemment d’autres fonctions, mais l’importance de ce rôle est indéniable, en particulier dans le vaste domaine des sciences humaines et sociales. J’espère donc que le slogan « Je suis Charlie » entendu dans les rassemblements et les manifestations silencieuses des derniers jours sera repris avec ferveur par l’ensemble du milieu universitaire.
Toutes les sociétés doivent se doter d’institutions ou de lieux où chacun peut affirmer librement que « le roi est nu ». L’histoire l’a prouvé encore et encore : la pensée et l’expérience humaines n’ont rien d’absolu. Il nous faut constamment remettre en question nos idées, nos croyances et nos institutions, même les plus fondamentales, et peu importe si elles relèvent de notre perception de l’univers naturel ou humain. C’est ce principe qui, à petite échelle, se manifeste au Speaker’s Corner du Hyde Park de Londres (où j’ai passé plus d’un samedi après-midi fascinant pendant mes études de doctorat), au Pasquino (ma « statue parlante » préférée de Rome, du temps où elle était la capitale d’un État papal autoritaire) ou dans les magazines satiriques comme Charlie Hebdo. À plus vaste échelle, ce même principe s’incarne dans le concept de « liberté universitaire », qui nous tient tant à cœur, du moins en apparence.
La société ne peut fonctionner sainement sans liberté de presse (n’est-ce pas, Recep Tayyip Erdoğan?). De la même façon, dans toute société, l’université doit permettre l’expression d’un très vaste éventail d’opinions et de critiques, sans crainte de représailles ni de récrimination (d’où l’idée de « permanence » chez les professeurs). Les universités sont des « laboratoires d’idées ». Elles ont pour mandat de repousser les limites du savoir et de l’opinion publique, et elles y parviennent bien souvent. À titre d’exemple, c’est en grande partie grâce au témoignage d’universitaires qu’un jury a finalement décidé d’autoriser la vente du roman L’amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence en Grande-Bretagne, en novembre 1960, jusque-là interdit pour cause « d’obscénité ».
Je crois que la notion de liberté d’expression englobe un autre droit, celui de choquer. On pourrait même avancer que les universités ont le devoir de choquer, si on entend par là remettre en question ce que certains groupes ou individus tiennent pour des vérités immuables. La remise en cause des idées reçues fait partie intégrante de notre mandat, qu’il soit question des politiques économiques, des méthodes de surveillance policière, du sort réservé aux Autochtones, ou des milliers d’autres enjeux politiques, sociaux et humains qui mobilisent sans cesse notre société. Impossible de repousser les frontières du savoir et de la connaissance sans d’abord contester l‘ordre établi.
Cela étant dit, je ne crois pas que la liberté d’expression donne le droit de tout dire ou de tout faire. Les universités, davantage sans doute que les magazines satiriques, doivent exercer cette liberté avec prudence, si ce n’est pour éviter de la perdre. Nos critiques doivent être respectueuses et viser les idées plutôt que leurs auteurs. Tout bon travail d’érudition évite l’argument ad hominem et n’envisage jamais une question d’un seul angle. Les universitaires qui font autrement diminuent d’autant leur capacité d’influence. Le rôle de l’université est d’offrir un lieu de débat posé et réfléchi : les gestes qui vont au-delà de la discussion ont sans doute leur raison d’être, mais l’université s’y prête rarement, voire jamais. Lorsque les limites de la société sont vues comme inacceptables par le plus grand nombre, nous devons plaider en faveur du changement – mais rarement a-t-on provoqué un réel progrès en prônant la confrontation agressive ou en rabaissant nos adversaires intellectuels. Ces attaques ne font que raffermir les opinions déjà arrêtées. Notre but consiste à ouvrir les esprits, non à les fermer.
Dans sa quête d’un monde meilleur, Charlie Hebdo fait appel à la satire mordante; les universités devraient quant à elles brandir les armes redoutables que sont les données empiriques et l’argumentation rationnelle. Mais ces deux approches ont sans contredit leur place.
Voilà pourquoi vous me trouverez à la bibliothèque le 23 février.
John Osborne est doyen de la Faculté des arts et des sciences sociales de l’Université Carleton. Cette lettre d’opinion a également été publiée dans le blogue du doyen.
Tout à fait en accord avec cette opinion du professeur John Osborne. Nos propres réflexions sur la liberté d’expression, ainsi qu’une pensée nostalgique à propos du regretté professeur de l’UQAM, Gilles Dostaler, qui avait collaboré avec Bernard Maris (collaborateur de Charlie-Hebdo, assassiné à Paris le 7 janvier) à la rédaction de Dr Freud and Mr Keynes on money and capitalism (2000). Écoutons mon ami Gilles (amoureux de Mozart et opposant avec nous du canon de Gerald Bull convoité par Saddam Hussein) dans Keynes et ses combats (Albin Michel, 2005): « l’immoralisme de Keynes consiste d’abord en un refus de l’imposition extérieure de toute norme de conduite: l’individu est le seul juge de ce qu’il doit faire. Il consiste ensuite en un rejet des normes conventionnelles de la morale victorienne. Avec le temps, toutefois, cette conception (transmise aux membres de Bloombury) se modifie. Le groupe d’amis découvre Freud avec enthousiasme. Cela amène à considérer qu’on avait surestimé la rationalité et les qualités morales de l’être humain. (…) On n’avait pas compris que les actions humaines peuvent tout aussi bien naître d’explosions spontanées et irrationnelles et même que la méchanceté peut être la source de situations valables ». À méditer…
Je suis parfaitement d’accord avec les deux derniers paragraphes ! J’invite le lecteur à lire mes deux articles :
Éric Folot, « Pour un exercice responsable de la liberté d’expression : le cas Charlie Hebdo », en ligne : http://ericfolotcitoyen.blogspot.ca/2015/01/exercice-responsable-de-la-liberte.html
Éric Folot, « Humour sarcastique : entre le droit et l’éthique », en ligne : http://quebec.huffingtonpost.ca/eric-folot/humour-sarcastique-droit-ethique_b_6429228.html