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À mon avis

Le classisme des sciences humaines est toujours d’actualité

Si les universités tiennent réellement à la représentativité, elles doivent mieux soutenir les postdoctorants et abolir le système abusif des professeurs auxiliaires.

par KEVIN SHAW | 31 MAR 22

De l’autre côté du plexiglas, il y a un ordinateur, quelques stylos et une bouteille de désinfectant pour les mains. Une fente à raz le bureau et quelques trous à la hauteur des yeux permettent d’échanger de la paperasse et quelques mots. La travailleuse sociale se lave vigoureusement les mains et s’assoit. « On change de bureau tous les jours », explique-t-elle.

 

Ma mère s’assoit à côté de moi. Elle joue avec la bandoulière de son sac à main pendant que la travailleuse sociale explique le processus.

 

« Tu as quel âge? », me demande-t-elle.

 

« Dix-huit ans. »

 

« Tu fréquentes l’école à temps plein? »

 

« À temps partiel. »

 

C’était en 2002. J’avais passé la plupart de mes cours du secondaire au semestre dernier et je prévoyais aller à l’université à Montréal à l’automne, en création littéraire. À huit heures de route de chez moi. C’était le plus loin que j’osais aller sans prendre l’avion, et à l’époque, je croyais encore que les diplômes suffiraient à m’assurer un brillant avenir.

 

« Ils ont appelé ma mère pour lui dire que je devais venir parce que je ne travaille pas? »

 

Elle hausse les épaules. Elle ne fait que suivre la procédure. Son entrain était aussi sincère que celui d’un coussin décoratif.

 

« Que veux-tu faire comme travail? », me demande-t-elle, ses doigts aux ongles vernis prêts à taper au clavier.

 

Je me penche vers le plexiglas. « Je veux être professeur de littérature. »

 

Elle retient son sourire. Elle semble penser que je suis comme un enfant qui rêve de devenir acteur. Pourtant, je croyais que devenir professeur de littérature, c’était quand même plus réaliste que ma véritable ambition : devenir écrivain. Elle cligne des yeux, et pour un instant, je crains que toute ma vie repose sur cette femme qui inscrit l’emploi choisi sur ce formulaire du gouvernement, comme si cela importait bien plus que tout le soin que j’avais consacré à formuler intérieurement cette intention.

 

Je finis par comprendre que ce qui l’intéresse, ce n’est pas mon rêve, mais ma survie. « J’ai été serveur dans un restaurant, que je m’empresse d’ajouter. Je pourrais peut-être me trouver un emploi du même style. »

 

Ultimement, l’humiliation n’aura servi à rien. Les maigres fonds approuvés par la travailleuse sociale, censés compléter la pension alimentaire et le salaire que ma mère tirait de ses emplois à temps partiel – le jour, femme de ménage dans un motel et, quelques soirs par semaine, vendeuse au centre commercial en face du motel – ne valaient même pas le temps requis pour remplir les formulaires chaque mois.

J’ai souvent repensé à cette interaction. Parfois, l’air pincé et le cliquetis du clavier de la travailleuse sociale m’ont motivé à travailler plus fort, à faire comme tant d’autres milléniaux et à travailler, travailler, travailler. D’autres fois, quand la motivation s’effrite, j’ai l’impression que derrière son scepticisme apparent, elle savait d’ores et déjà comment l’histoire allait finir. J’ai décroché un doctorat en littérature (et deux autres diplômes de cycles supérieurs), mais je ne serai jamais professeur de littérature, pas par manque de talent ou de volonté, mais par manque d’argent. Le périple entre la collation des grades et la permanence est long et au-delà de mes moyens.

Selon le Centre canadien de politiques alternatives, pendant l’année scolaire 2016-2017 (l’année où j’ai terminé mon doctorat à l’Université Western), 53,6 % des postes de professeur universitaire étaient à durée déterminée. J’ai soumis ma candidature pour tous les contrats d’enseignement dans mon domaine sans en décrocher un seul. Pourtant, les professeurs titularisés pensent encore que l’enseignement universitaire à temps partiel et les emplois à temps plein en milieu universitaire sont une voie viable pour celles et ceux qui n’arrivent pas à obtenir un poste menant à la permanence. C’est de la poudre aux yeux. Les détenteurs de doctorat en littérature et en création littéraire veulent une place autour de la table, mais ça fait belle lurette qu’il n’y a plus de place pour eux.

Les statistiques sur l’emploi donnent déjà envie de s’arracher les cheveux, mais d’autres barrières s’érigent entre les jeunes chercheurs provenant de milieux défavorisés et la fameuse tour d’ivoire. Dans mon cas, j’ai commencé à voir ces obstacles bien avant que je reçoive ma lettre d’admission aux cycles supérieurs. J’ai financé mes études grâce à un important prêt du Régime d’aide financière aux étudiantes et étudiants de l’Ontario, prêt que j’ai dû commencer à rembourser six mois après avoir arrêté de travailler à temps plein sur mon doctorat. Cette échéance m’a poussé à finir ma thèse avant que je n’épuise mon financement, mais sans bourse postdoctorale ni emploi d’enseignant à temps partiel en perspective, et sans la possibilité de retourner vivre chez mes parents, j’ai dû prendre un travail de bureau à temps plein pour rembourser mon prêt étudiant (et subvenir à mes besoins, évidemment). Parce que le secteur privé ne considère toujours pas la recherche doctorale et l’enseignement en sciences humaines comme de l’expérience de travail, ce poste était destiné à un débutant.

Bien que les universités aient fait d’énormes progrès en matière d’inclusion sur les campus, elles évacuent complètement la notion de classe (qui va de pair avec diverses identités sous-représentées). Si les universités tiennent réellement à la représentativité, elles doivent mieux soutenir les postdoctorants et abolir le système abusif des professeurs auxiliaires. Le milieu de l’enseignement supérieur demeure inaccessible aux personnes qui viennent d’un milieu défavorisé. Il présume que tout le monde a accès à des ressources infinies (des parents, du conjoint, etc.) qui permettent de consacrer des années à la vie postdoctorale dans l’espoir qu’elle porte fruit. Si j’avais accepté d’être ballotté d’un bout à l’autre du pays pour enseigner (quatre mois à Terre-Neuve, puis quatre mois dans le Nord du Manitoba…) tout en continuant à rédiger et à publier, peut-être que j’aurais pu décrocher l’emploi à temps plein dont je rêvais. Suis-je pessimiste? Peut-être.

Le meilleur conseil que j’ai reçu quand j’ai commencé les études supérieures, c’était de ne pas m’endetter davantage et de considérer le programme comme un contrat de travail non renouvelable. Autrement dit, je ne devais pas lambiner avec ma thèse. Contrairement à beaucoup d’autres, j’ai eu la chance d’avoir un excellent directeur de recherche qui m’a aidé à respecter mon échéancier et, surtout, à atteindre mes objectifs de travail qui n’avaient pas rapport avec ma thèse. Certains professeurs adoptent un rythme médiéval et ouvrent grand les portes à tous les novices, mais l’aide financière postdiplôme, qui vient sous forme de contrats d’enseignement ou de recherche, continue de se faire rare. (Ironiquement, mon alma mater m’écrit tous les six mois pour solliciter des dons.)

Les apologistes des arts libéraux affirment, à juste titre, que l’éducation en sciences humaines aiguise l’esprit critique. Les universitaires doivent maintenant appliquer cette faculté à leurs propres mythes. Le professeur d’arts libéraux n’est pas une espèce menacée – il est en voie d’extinction. Bien que le doctorat soit une occasion en or de sérieusement creuser un sujet, s’il n’offre pas d’avenir viable, vaut-il vraiment le sacrifice de toutes ces années d’avancement professionnel et de salaire qui pourrait servir à financer la retraite ou à rembourser les dettes? Peut-être que ce ne sont là que les interrogations d’un millénial de la vieille génération, qui angoisse en pensant à ses 30 prochaines années de carrière et à son hypothèque… mais tout porte à croire que la situation ne va que s’empirer pour la prochaine génération.

J’ai atteint la stabilité financière en acceptant un emploi bien payé, quoiqu’ennuyeux, dans la fonction publique, emploi pour lequel je suis maintenant surqualifié. Si je raconte mon histoire, ce n’est pas pour qu’on s’apitoie sur mon sort, et encore moins parce qu’elle est unique. Au contraire, elle n’est que trop banale. Il est tenace, le mythe que les études, dans tous les domaines, conduisent à l’enrichissement.

Au cours des prochaines semaines, les éventuels candidats au doctorat commenceront à recevoir des lettres d’offre. Ceux et celles qui n’en ont pas les moyens devraient refuser. Le doctorat en sciences humaines est un luxe que seuls les riches peuvent se permettre.

Établi à Ottawa, Kevin Shaw est auteur-réviseur.

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