« Nos décisions les plus importantes concernent l’embauche de professeurs ». C’est ce que m’ont souvent dit les administrateurs universitaires au sujet de leur travail. Ils veulent dire par là que le recrutement de professeurs permanents ou en voie de le devenir peut être lourd de conséquences, car ils accueillent alors des collègues à long terme, avec leurs forces et leurs faiblesses.
L’embauche de professeurs crée des tensions et nécessite des accommodements entre les intérêts départementaux et les priorités de l’établissement. En d’autres mots, les départements se soucient principalement de leur réputation dans leur domaine et de leur capacité à offrir leurs programmes. Pour sa part, l’administration supérieure d’une faculté aux multiples départements ou d’une administration centrale voit le recrutement autrement. Elle doit en effet établir des priorités et répartir les ressources entre différentes unités d’enseignement.
Au cours des 30 dernières années, plusieurs universités se sont tournées vers l’embauche par grappes, surtout aux États-Unis. L’approche consiste à établir des secteurs interdisciplinaires dans le but de recruter des professeurs par unité d’enseignement dans le cadre d’un processus consultatif, plutôt que de les recruter pour un département précis. Des comités multidisciplinaires choisissent des candidats dont les travaux de recherche correspondent à une grappe ainsi qu’à un département, où la personne retenue occupera un poste permanent.
Bien que les grappes varient d’un établissement à l’autre, elles sont souvent informelles et créées selon des critères d’affinité au sein des facultés. Ces initiatives visent généralement à encourager la collaboration multidisciplinaire entre les unités d’enseignement et à orienter la recherche et l’activité savante vers des enjeux fondamentaux. Au fil du temps, l’embauche par grappes est devenue une façon d’accroître la diversité au sein du corps professoral en ciblant directement des professeurs issus de minorités ou en choisissant des domaines de recherche dans lesquels les minorités sont bien représentées. Récemment, certaines universités canadiennes ont adopté cette stratégie pour recruter des professeurs autochtones (ici, ici et ici).
Bien que l’ampleur et la forme des initiatives d’embauche par grappes varient considérablement, leur justification est souvent la même. Pour les défenseurs de cette méthode, les départements universitaires travaillent en vase clos et sont orientés vers des intérêts disciplinaires limités. Selon eux, les départements tendent à remplacer les professeurs qui partent par des recrues au profil semblable, ce qui favorise la cristallisation de l’expertise dans des domaines et des approches déjà établis et nuit au recrutement de chercheurs dans des domaines interdisciplinaires et émergents.
L’embauche par grappes est donc présentée comme un moyen de briser cette tendance. On la décrit comme une façon de favoriser l’innovation, d’encourager la collaboration interdisciplinaire et d’aborder les « grands enjeux » souvent évoqués par les organismes subventionnaires. L’ampleur et la pertinence des enjeux en cause ont ceci d’intéressant qu’elles transcendent les frontières entre les disciplines et les intérêts limités des unités d’enseignement.
Toutefois, un examen attentif des discours associés à la sélection des grappes, centrée sur des qualités insaisissables comme « à la fine pointe » ou « enjeux importants », montre qu’elle n’est pas si objective et simple. De nombreuses recherches reconnaissent la complexité du processus décisionnel pour les comités interdisciplinaires, que ce soit en raison des obstacles communicationnels entre les disciplines ou des différentes attentes concernant les critères de qualité. Les processus de sélection des grappes comprenant de multiples unités d’enseignement peuvent aussi être teintés de préjugés envers certains domaines, types d’enjeux de recherche et méthodologies.
L’embauche par grappes nécessite une renégociation des relations de pouvoir et du processus décisionnel concernant le recrutement, où l’administration centrale et les comités interdépartementaux jouent un rôle majeur. Ces initiatives d’embauche ont été critiquées pour leur manque de transparence et leur surévaluation de certains champs d’intérêt auprès de bailleurs de fonds externes. La forte réaction du corps professoral de l’Université de Californie à Riverside montre la scission que ce type de recrutement peut créer s’il est perçu comme une démarche descendante pour imposer le remplacement plutôt qu’un complément de recrutement dans certaines disciplines.
Certainement, les départements centrés sur eux-mêmes peuvent tomber dans le piège de la complaisance intellectuelle et du chauvinisme. Les comités d’embauche peuvent se contenter de la médiocrité si elle est familière, cherchant à préserver le passé plutôt qu’à forger l’avenir. Toutefois, ils ne détiennent pas le monopole de cette maladie organisationnelle. Les équipes administratives et les comités universitaires peuvent reproduire aveuglément ce que font des établissements homologues, tout en affirmant cibler des priorités stratégiques. Ils peuvent aussi réagir spontanément aux signaux à court terme des organismes subventionnaires et des donateurs pour prendre des décisions à long terme concernant le personnel enseignant.
Ainsi, les arguments des experts des départements universitaires ou de l’administration supérieure à propos des priorités de recrutement qui ont pour but de rester « au-dessus de la mêlée » sont suspects. Le défi des universités lors de l’embauche de professeurs consiste à trouver deux sortes d’équilibre. D’abord, elles doivent respecter l’autonomie des départements tout en se protégeant des cultures dysfonctionnelles qui sapent les normes universitaires. Ensuite, elles doivent favoriser le changement et l’innovation tout en assurant la continuité lorsque nécessaire. L’embauche par grappes peut être un outil de changement intéressant, mais les discours éculés qui présentent les départements comme des « vases clos », les disciplines, comme limitées et les responsables de la mise en œuvre, comme des innovateurs désintéressés sont simplistes et inutiles.
Creso Sá est directeur du Centre d’études en enseignement supérieur canadien de l’Institut pédagogiques de l’Ontario (IEPO) de l’Université de Toronto.