Au cours de la dernière année, de grands quotidiens nord-américains ont consacré plusieurs articles à l’état du milieu universitaire, décriant la disparition du rôle public de l’intellectuel et dénonçant la montée de soi-disant revues au contenu évalué par les pairs qui imposent des frais de publication. Ils ont tous, à mon avis, raison de jeter le blâme sur la culture du « publier ou périr » imprégnée jusque dans la moelle des universités. Par exemple, Lawrence Martin écrit, dans le Globe and Mail, que « le milieu universitaire a été pris d’assaut par des spécialistes absorbés dans leur monde étriqué où il est impératif de publier », Nicholas Kristof explique dans le New York Times que « si la publication d’articles révisés par les pairs est une condition essentielle au succès dans le milieu, les universitaires qui perdent leur temps à écrire pour le grand public seront pénalisés », et tout récemment, Tom Spears a écrit dans The Citizen que « certaines de ces revues, qualifiées de prédatrices, offrent des services rapides à prix réduit aux jeunes chercheurs sous la pression de l’obligation de publier […] ».
S’ils s’entendent tous sur le fait que le coupable est la règle impérative de publier, ces journalistes négligent d’examiner les raisons qui font que la situation a dégénéré. Pourquoi la culture du publier ou périr est-elle devenue tellement exigeante qu’elle monopolise les universitaires et en pousse même certains dans les griffes de revues prédatrices? La réponse semble résider dans l’évolution des pratiques d’examen par les pairs. Instaurées à l’origine pour veiller au maintien de la qualité et de la rigueur, elles ont été complètement dénaturées par la « culture de la vérification », omniprésente dans les établissements d’enseignement supérieur du monde entier.
Cette culture de la vérification dénature le milieu universitaire dans son ensemble en calculant la valeur des chercheurs au moyen d’une formule simpliste qui tient uniquement compte des publications et des subventions de recherche. Des activités comme les travaux de recherche qui exigent du temps, les formes alternatives d’activité savante, le temps consacré à l’enseignement ou encore le traitement des résultats de recherche, autant d’aspects importants du travail de l’universitaire, sont dévaluées ou tout simplement écartées de l’équation. L’activité savante ne sert plus qu’à alimenter des usines de production de recherche.
La culture de la vérification combine les impératifs économiques de la concurrence avec des méthodes de gestion publique et, comme le souligne C. Shore dans l’article « Audit culture and Illiberal governance: Universities and the politics of accountability » (Anthropological Theory, 2008), confond par le fait même « reddition de comptes » et « comptabilité ».
C’est un fait particulièrement alarmant, et une « autre importante raison de porter attention à la montée de la culture de la vérification dans le milieu universitaire et ailleurs, que de constater que cette culture définit de plus en plus nos vies, nos relations, nos identités professionnelles et notre conduite », poursuit M. Shore. En effet, la culture de la vérification, autrefois simple méthode de vérification financière, est petit à petit devenue un modèle général ou une technique de gouvernance qui redéfinit presque toutes les facettes de l’enseignement supérieur. Le sociologue Michael Burawoy s’est penché sur l’effet déformant des principaux indicateurs de rendement sur les pratiques universitaires, et associe leurs effets aux méthodes de planification à l’ancienne qui avaient cours en Union soviétique, où les tracteurs étaient trop lourds parce que leurs extrants étaient mesurés en terme de poids, et le verre était trop épais parce que les cibles étaient calculées en volume.
Pour échapper un jour aux effets néfastes et involontaires de la culture de la vérification, les universitaires devront cesser de se laisser évaluer sur la base d’extrants bien précis et selon un modèle unique de production, de diffusion et de comptabilisation des connaissances.
Pour contrer le stéréotype facile de l’universitaire enfermé dans une tour d’ivoire (celui de hamsters faisant tourner sans relâche les roues de la culture de la vérification serait toutefois plus près de la réalité), nous devrions reprendre d’assaut le phare de la connaissance et redevenir les véhicules de l’activité savante, de l’action et de la participation publique sous toutes leurs formes et dont le monde a désespérément besoin. La situation présente est un appel à l’action…
Marc Spooner est professeur agrégé à la faculté de l’éducation de l’Université de Regina. Son article est un condensé d’un article à paraître dans la revue International Review of Qualitative Research.