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À mon avis

Les universités québécoises devant la loi

Le débat sur la pertinence d’adopter une loi sur la liberté académique au Québec ne date pas d’hier, il remonte au moins à la Révolution tranquille.

par ISABELLE ARSENEAU & ARNAUD BERNADET | 05 MAI 22

Le 6 avril 2022, la ministre de l’Enseignement supérieur du Québec, Danielle McCann, déposait un projet de loi (dite « loi nº32 ») dans le but de « reconnaître, de promouvoir et de protéger la liberté académique afin de soutenir la mission des établissements d’enseignement de niveau universitaire » (art. 1). En vérité, ce texte qui, à l’heure où nous écrivons, n’a pas encore été discuté au parlement, reprend la plupart des recommandations contenues dans le rapport remis le 14 décembre 2021 par la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire. Composée de cinq membres et présidée par Alexandre Cloutier, cette commission a conclu à la nécessité de se doter d’une loi après avoir sondé les populations étudiantes et enseignantes de la province, recueilli des témoignages, établi la synthèse de nombreux mémoires et organisé des auditions publiques. Au reste, elle répond à une préoccupation déjà exprimée par Rémi Quirion, le scientifique en chef du Québec. Dans son rapport sur L’université québécoise du futur (2020), ce dernier observe une « précarisation significative » de la liberté académique, et souligne le fait qu’elle ne bénéficie d’aucune « protection législative à large portée ». Il attribue cette précarisation à divers facteurs, aussi bien la pression exercée par le monde économique que l’extension à l’interne de la rectitude politique, par exemple.

Quoi qu’il en soit, ce constat a mis au jour la nécessité de préciser le rôle de l’université dans la société, de réaffirmer à la fois le principe de l’autonomie institutionnelle et celui de la liberté en matière d’enseignement, de création et de recherche. La question plus complexe, qui partage les avis, est de savoir sous quelle forme. Elle s’est matérialisée rapidement sous une alternative, entre un énoncé qui servirait de cadre national, une option d’abord envisagée par le premier ministre du Québec lui-même, et une loi – toujours soupçonnée de laisser libre cours aux ingérences du politique dans l’espace scientifique. Cette alternative n’est pas strictement technique cependant. Elle résume aussi le sentiment majoritairement exprimé par le corps enseignant au terme des sondages menés par la commission Cloutier : 18,6 % des professeurs interrogés considèrent que les dispositions de protection de la liberté académique devraient relever de normes nationales, 14 % de leur établissement et 57 % des deux. C’est très précisément cet équilibre entre le niveau local et le niveau national que cherche à atteindre le projet de loi.

Bien entendu, la question débattue ne peut être séparée des turbulences apparues ces dernières années dans les établissements postsecondaires, dont la suspension de la chargée de cours Verushka Lieutenant-Duval à l’Université d’Ottawa, qui a ensuite été analysée dans le volume Libertés malmenées (2022), dirigé par Anne Gilbert, Maxime Prévost et Geneviève Tellier; la censure survenue au même moment à l’Université McGill (qui nous avait poussés à signer un texte dans La Presse : Les dérives éthiques de l’esprit gestionnaire); le cas de Catherine Russell à l’Université Concordia autour de Pierre Vallières, etc. Un inventaire des incidents est disponible dans l’Annexe 2 du rapport de la commission Cloutier et, pour ce qui regarde plus largement le Canada, dans l’Annexe A (« Toile de fond ») du comité présidé par l’ex-juge Michel Bastarache. Car on ne compte plus sur les campus nord-américains les sit-in et manifestations, les pratiques de deplatforming et de « désinvitation », les dénonciations et calomnies sur les réseaux sociaux, voire les démissions du personnel enseignant. De ce point de vue, le rapport de la commission Cloutier aura eu cet effet bénéfique de mettre fin au mythe de l’exception québécoise, la province francophone s’étant longtemps cru à l’abri d’usages qu’elle associait, pour des raisons culturelles, plutôt aux sociétés voisines de langue anglaise.

Les sondages font état d’une tendance lourde à la censure et même à l’autocensure : 60 % des membres du corps professoral qui ont été consultés déclarent avoir évité d’utiliser certains mots en classe, 35 % d’entre eux se sont abstenus d’aborder certains thèmes directement attachés à leur discipline. C’est probablement l’enjeu qui, à l’annonce du projet de loi, préoccupait le plus le gouvernement du Québec. Du fait de la nature de certains événements, l’affaire Lieutenant-Duval en tête, c’est aussi la problématique des mots offensants, et notoirement le « mot en n », comme l’essor des courants « identitaires » et « décolonialistes », qui ont retenu l’attention. Pourtant, les demandes auxquelles font face les universités débordent assez largement le domaine ethnique. Le projet de loi 32 entend leur opposer « le droit à la liberté académique » conçu comme « droit de toute personne d’exercer librement et sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale » (art. 3) ses activités savantes.

Il reste qu’une loi n’est pas non plus une réponse à des enjeux ponctuels, limités comme ici aux pressions sociales subies par les universités depuis une décennie. Cette mesure doit être envisagée dans le temps long. D’une part, il est possible qu’à l’avenir apparaissent de nouveaux mécanismes, imprévisibles, mais susceptibles de restreindre la liberté académique. D’autre part, le débat sur la pertinence d’adopter une loi remonte au moins à la Révolution tranquille et s’inscrit par conséquent dans la durée. En 1964, le rapport Parent considère que les universités et l’État sont appelés à collaborer dans le respect mutuel et la reconnaissance de leurs fonctions distinctes. Un demi-siècle plus tard, en 2013, Lise Bissonnette et John R. Porter dans leur rapport-chantier sur L’Université québécoise en appellent encore à un cadre spécifiant les missions de l’université, le rôle de l’État et l’imputabilité des établissements. Enfin, à date régulière, la question a été agitée par les syndicats.

Le projet de loi 32 n’exclut sans doute pas un usage partisan de la part de la Coalition avenir Québec, la majorité conservatrice au pouvoir s’affichant ainsi en championne des libertés démocratiques. Mais, on voit combien ce projet intervient au terme d’un long processus dans l’histoire de la société québécoise et dépasse les clivages idéologiques contemporains. En cela, il se révèle non moins irréductible aux événements spectaculaires qui ont fait la nouvelle sur les campus. Le texte soumis ordonne que les universités se dotent d’une politique concrète en matière de liberté académique et nomme un conseil ayant pour fonction la mise en œuvre d’une telle politique. Certains recteurs n’ont voulu y voir qu’une remise en question du principe d’autonomie. Pourtant, ils n’ont guère contesté, en 2017, le Plan d’action en matière d’équité, de diversité et d’inclusion de la ministre Kirsty Duncan et s’accommodent plutôt bien, depuis, de cette ingérence ouverte du pouvoir fédéral dans leur gestion. Faut-il croire qu’il y aurait deux poids, deux mesures pour nos dirigeants? Des dirigeants qui, pour les plus clientélistes d’entre eux, peu enclins à défendre les enseignants, ont été la cible directe de témoignages et de mémoires reçus par la commission Cloutier.

Le projet de loi respecte pourtant bien l’autonomie des universités, puisqu’elles sont libres de donner la forme qu’elles souhaitent au conseil qui devrait veiller à la mise en œuvre de la politique en matière de liberté académique. En retour, le texte exige qu’elles rendent des comptes sur cette politique. Ainsi s’explique enfin le rôle du ministre qui, « lorsqu’il l’estime nécessaire », peut intervenir « pour protéger la liberté académique » (art. 6). Un point souvent incompris et à la source de réactions polémiques, on s’en doute. Pourtant, cet article considère un cas restreint, en parant à l’éventualité d’une politique d’établissement qui se révélerait « non conforme », c’est-à-dire inapte ou insuffisante à assurer le plein exercice de la liberté académique. Sur ce point, il est impossible d’oublier, comme l’a rappelé la commission Cloutier, que certaines universités n’ont pas de syndicats (HEC Montréal notamment, pour ne rien dire de l’Université McGill…), et que par conséquent des milliers de professeurs se trouvent sans protection à cet égard. On peut discuter en détail de la lettre de la loi; on en saisit toutefois ici clairement l’esprit. Ce qui a été perçu comme une contrainte n’est autre que la condition par laquelle l’État s’engage à être garant de la liberté académique. Il ne s’agit pas de porter atteinte à l’autonomie institutionnelle, qui est une condition essentielle à la mission des universités, définie pour la première fois explicitement par la loi comme « la production et la transmission de connaissances par des activités de recherche, de création et d’enseignement et par des services à la collectivité » (art. 1). Une telle mission ne peut être elle-même assurée qu’au moyen de la politique que les universités auront choisie en matière de liberté académique.

Dans cet ensemble, on peut regretter que le projet de loi ne s’adresse qu’au niveau universitaire et ignore le niveau collégial, alors qu’il s’agit d’une particularité forte du système éducatif du Québec. Dans le mémoire que nous avions remis à la commission Cloutier, nous avions nous-mêmes longuement insisté sur les continuités qui unissent à ce sujet les deux ordres d’enseignement. D’une part, le rapprochement entre ces deux paliers de l’éducation supérieure a été souvent désiré par les précédents ministres en poste. D’autre part, les cégeps connaissent des perturbations analogues à celles qui ont été enregistrées dans les universités. Il y a donc lieu de croire que la loi devrait être étendue aux établissements concernés, eu égard à leurs spécificités. Ainsi amendée, la loi atteindrait encore mieux son objectif, qui est de consolider la liberté académique partout au Québec.

Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet sont professeurs agrégés au Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill.

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