Si beaucoup d’universités fondent leur stratégie d’action climatique sur le verdissement de leur campus et la pratique du « développement durable », de plus en plus d’étudiant.e.s souhaitent qu’elles en fassent plus. Il n’est pas surprenant que la génération qui a grandi à l’heure des mouvements de justice raciale et de décolonisation, comme #BlackLivesMatter et #LandBack, juge que les solutions climatiques traditionnelles ne suffisent pas à renverser le statu quo. Redoutant que ces solutions aggravent plutôt les inégalités sociales et approfondissent les relations coloniales, ces étudiant.e.s estiment qu’on doit aller plus loin et réclament une justice climatique. Les universités qui ignoreront leurs appels sembleront déconnectées, comme si elles niaient leurs responsabilités à l’égard d’un fait qui s’impose de plus en plus : le capitalisme, le colonialisme et la suprématie blanche sont des causes fondamentales des changements climatiques, de la perte de la biodiversité et d’autres crises écologiques.
Des têtes pensantes autochtones et noires soutiennent depuis longtemps que les crises écologiques et la violence coloniale partagent la même racine, soit le système politico-économique mondial établi au XVe siècle avec les débuts de la colonisation européenne et de la conception de l’esclave en tant que possession. Ce système a pris différentes formes avec le temps, mais il continue de reproduire des structures racialisées d’accumulation du capital et des inégalités en matière de vulnérabilité aux crises écologiques. Par conséquent, les parties « les plus blanches » et les plus riches du monde, qui ont le plus contribué aux changements climatiques, sont les plus à l’abri de leurs effets. À l’inverse, les pays du Sud et les communautés marginalisées du Nord qui ont contribué le moins aux changements climatiques en souffrent le plus, en plus d’avoir moins de ressources matérielles et de pouvoir institutionnel pour se protéger de ces conséquences. Le savoir de ces communautés sur les effets des changements climatiques dans leurs écosystèmes et les solutions régénératives qu’elles proposent sont largement ignorés. Leurs terres sont plutôt considérées comme des « zones sacrifiées » par des solutions climatiques qui visent à permettre aux pays « les plus blancs » et les plus riches de conserver leurs modes de vie coûteux en ressources et en énergie (p. ex., les systèmes de compensation carbone et l’extraction du lithium pour les batteries des véhicules électriques).
Par conséquent, les personnes qui militent pour la justice climatique soutiennent que l’action climatique doit aller au-delà du « statu quo, mais plus vert ». Bon nombre d’entre elles plaident pour l’interruption des relations sociales fondées sur l’exploitation et sur l’extraction, et sur la promesse d’une réparation et d’une redistribution pour régler les dettes intergénérationnelles envers les communautés qui sont aux premières lignes de l’urgence climatique et naturelle. Cette perspective critique retient de plus en plus l’attention. Par exemple, le dernier rapport du Groupe d’expert.e.s intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) présente le colonialisme comme un facteur des changements climatiques. Par ailleurs, un récent rapport de la Rapporteuse spéciale de l’ONU sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance conclut qu’« il ne saurait exister d’atténuation ni de règlement de la crise écologique mondiale dignes de ce nom si aucune mesure spécifique n’est prise pour lutter contre le racisme systémique, et en particulier pour dissiper les séquelles historiques et contemporaines du colonialisme et de l’esclavage ».
En quoi cela concerne-t-il les universités?
On attribue souvent aux universités un rôle unique de catalyseur de l’action climatique dans la société. Mais il y a plus d’une façon de jouer ce rôle. Les universités doivent créer un espace de discussion où seront accueillies les différentes visions du rôle qu’elles jouent pour concrétiser les avenirs possibles dans un contexte d’urgence climatique et naturelle. Or, les visions de l’avenir qui occupent généralement la majeure partie de ces discussions sont celles qui maintiennent le statu quo, par exemple celles qui se concentrent sur les solutions techniques.
Si les universités continuent d’écarter les perspectives qui tiennent compte de la disparité des pouvoirs et qui sont axées sur des questions complexes, comme celles des personnes autochtones et des universitaires critiques s’intéressant aux sciences sociales et humaines, leur démarche d’action climatique risque de reproduire des solutions simplistes, d’établir des relations inégales et paternalistes avec des communautés systématiquement marginalisées et de transmettre aux gens les mêmes paradigmes eurocentriques et centrés sur le profit du développement et du progrès humain qui ont entraîné les crises écologiques actuelles.
Les efforts visant à amplifier les perspectives les plus critiques de la crise climatique sur les campus suscitent diverses réponses, notamment l’indifférence et dans certains cas, une résistance active. Cette dernière ne peut s’expliquer par un manque de preuves objectives, puisque de plus en plus d’études dans divers domaines mettent au jour les liens entre racisme, colonialisme, capitalisme et changements climatiques (dont les rapports du GIEC et de l’ONU mentionnés plus tôt). Quelle est donc l’origine de cette résistance? Elle peut naître du fait qu’en prenant conscience de ces liens et en réfléchissant à leurs conséquences, on doit admettre la possibilité que le système politico-économique actuel ne puisse jamais devenir durable et équitable. Puisque les universités dépendent de ce système auquel elles sont inextricablement liées, bon nombre d’entre nous qui travaillons en enseignement supérieur veillons à préserver sa stabilité, même si nous savons que cela suppose nécessairement de reproduire des relations locales et mondiales fondées sur la violence coloniale et la destruction écologique. Pourtant, comme l’observe l’ancien président du Collège Sterling, Matthew Derr, la population étudiante soutient que les universités contribuent manifestement aux effets cataclysmiques des changements climatiques et ses protestations ne seront pas apaisées par l’écoblanchiment des campus et par de timides promesses de durabilité.
Il ne sera pas facile de passer de l’action climatique à la justice climatique. Même les universités qui se sont engagées à favoriser la justice climatique, comme la mienne, ont beaucoup de chemin à faire. Pour faire un pas dans la bonne direction, le corps professoral, le personnel et l’effectif étudiant doivent non seulement élargir leurs capacités intellectuelles, mais aussi approfondir leurs capacités affectives (émotionnelles) et relationnelles pour être en mesure de s’adapter aux réalités complexes et difficiles en se responsabilisant, y compris sur les plans sociaux et écologiques. Il faudra pour cela faire face à une vérité déplaisante : nos établissements et nous-mêmes sommes complices de la violence raciale et coloniale ainsi que de la dégradation écologique, notamment par l’occupation continue des terres autochtones et l’extraction de leurs ressources, et par la création de savoirs qui compromettent les conditions de la possibilité de notre survie biophysique.
Comme le dit Gä̀gala- ƛiƛetko (Nadia Joe), cogestionnaire principale de projet de l’équipe d’intervention climatique de l’Université de la Colombie-Britannique, il serait illusoire de croire que le travail visant à favoriser la justice climatique sera à la fois transformateur et facile. Nous devons par conséquent nous préparer à affronter avec persévérance ces difficultés, ces complexités et ces complicités. Si nous considérons ce travail comme une quête continue de la qualité de notre apprentissage collectif et de l’intégrité de nos relations alors que nous progressons ensemble, et non comme le moyen d’arriver à une destination prédéfinie, peut-être nous sentirons-nous moins dépassé.e.s et immobilisé.e.s et serons-nous moins porté.e.s à chercher le confort, les certitudes et les solutions faciles.
À quoi cela ressemble-t-il en pratique?
En enseignement, il pourrait s’agir de proposer une éducation climatique porteuse d’une vision critique. Plutôt que d’encourager les étudiant.e.s à chercher des solutions prudentes ou de leur imposer un chemin à suivre, une telle éducation les préparerait à poser leurs propres questions éclairées à la suite d’une réflexion (y compris la prise en considération des différentes perspectives de « justice climatique »), et à déterminer de manière autonome ce qui constitue une action climatique pertinente et responsable dans leur contexte. On pourrait par exemple les inviter à évaluer dans quelle mesure les différentes solutions climatiques et approches de résolution de problèmes respectent les droits de la nature, les droits de la personne et la souveraineté autochtone. On pourrait également les encourager à évaluer dans quelle mesure leurs avenirs climatiques imaginés tiennent compte du bien-être des générations actuelles et futures de toutes les espèces et à établir en quoi les communautés aux premières lignes se font peut-être une représentation différente de l’avenir. En fait, bien des étudiant.e.s se posent déjà ces questions et incitent leurs professeur.e.s à faire de même.
Dans le domaine de la recherche, on pourrait inciter les professeur.e.s à réfléchir au rôle que jouent leurs disciplines d’études et leurs établissements dans la violence coloniale, l’extraction écologique et l’épistémicide. Cet exercice pourrait nous amener à apprendre de nos erreurs et de nos échecs pour éviter de les reproduire et à établir une manière de procéder à la réparation des torts passés. Après tout, il nous sera difficile de favoriser la justice climatique si nous ne pouvons prendre conscience des manières dont nous avons contribué à l’injustice climatique. On pourrait par ailleurs inviter les professeur.e.s à réfléchir à ce qui serait possible si la collaboration remplaçait la compétition et si cette collaboration était fondée sur la confiance, le respect, la réciprocité, la responsabilité et le consentement – tout en reconnaissant que la compréhension de ces notions varie d’une personne à l’autre. Enfin, il faudrait inviter le corps professoral à mettre un frein aux investissements dans l’autorité épistémique pour favoriser l’humilité épistémique, ce qui nous préparerait mieux à régler des problèmes complexes en coordonnant des interventions axées sur la justice qui s’appuient de manière éthique sur la sagesse de diverses disciplines et de divers systèmes de connaissances.
Les gens sont de plus en plus nombreux à dénoncer les limites de l’action climatique traditionnelle, redoutant qu’elle reproduise dans l’immédiat les préjudices sociaux et écologiques et qu’elle compromette la possibilité d’un avenir viable. Comme la chercheuse en géographie Sarah Hunt/Tłaliłila’ogwa le laisse entendre, si nous ne confrontons pas les normes coloniales de nos établissements et de nos disciplines, l’action climatique risque de reproduire les structures oppressives du pouvoir qui nous ont déjà mis dans ce pétrin. Jusqu’à présent, la plupart des universités ont choisi de ne pas répondre à ces critiques, mais avec la déstabilisation climatique qui s’intensifie et le malaise social qui grandit, il y a fort à parier qu’elles ne pourront bientôt plus rester les bras croisés.
Sharon Stein est professeure adjointe au Département d’éducation de l’Université de la Colombie-Britannique et professeure invitée à l’Université Nelson Mandela en Afrique du Sud.