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À mon avis

Quand l’autocorrection se conjugue au pouvoir dans la quête du respect de l’intégrité scientifique

La situation impliquant Marc Tessier-Lavigne, recteur de l’Université Stanford, en est un exemple probant.

par CRESO SÁ | 20 AVRIL 23

L’Université Stanford, l’un des établissements qui font couler le plus d’encre en raison de ses liens privilégiés avec la Silicon Valley, est au cœur d’une controverse depuis l’automne dernier. Marc Tessier-Lavigne, son recteur depuis 2016, a en effet été accusé d’avoir coécrit plusieurs articles dans lesquels des images sciemment manipulées auraient été incluses. L’universitaire, originaire de Trenton, en Ontario, réfute ces allégations. Malgré une large couverture médiatique aux États-Unis et ailleurs dans le monde (par exemple ici, ici et ici) et dans la revue Science magazine (ici et ici), l’histoire n’a pas trouvé un grand écho au Canada, même si M. Tessier-Lavigne, proclamé un « génie canadien » par le Globe and Mail dans la foulée de sa nomination à titre de recteur de l’université américaine, est loin d’être un inconnu ici. Peu importe sa conclusion, ce dossier constitue un exemple frappant du débat actuel sur l’inconduite scientifique et la façon dont le pouvoir peut influencer le traitement d’allégations.

M. Tessier-Lavigne est un neuroscientifique de renom au parcours prestigieux, qui a exercé à titre de vice-président à la recherche et de scientifique en chef de Genentech, une entreprise de biotechnologie pendant plusieurs années. Sa carrière illustre bien la dynamique particulière des sciences biomédicales, qui a été remodelée par l’essor de la biologie moléculaire et de l’industrie de la biotechnologie dans les années 1970. La frontière idéalisée entre la science pure et universitaire et celle appliquée et commerciale s’est brouillée, les personnes et les ressources passant allègrement d’un camp à l’autre. Universités et entreprises partagent désormais les mêmes réseaux de recherche où se côtoient découvertes scientifiques et développement technologique. Ainsi, les travaux de M. Tessier-Lavigne sur les maladies dégénératives du cerveau ont eu une incidence sur la connaissance scientifique fondamentale de ces maladies et sur la création de traitements médicaux. Résultat, le chercheur a obtenu des postes dans des universités prestigieuses, puis à Genentech, la toute première entreprise de biotechnologie – elle-même issue des découvertes de deux universitaires – avant de revenir dans le giron de l’enseignement supérieur, cette fois à titre de recteur des universités Rockefeller, puis Stanford.

La controverse dont il est ici question a pris naissance en novembre dernier, lorsque le journal étudiant The Stanford Daily a révélé les inconduites alléguées. Essentiellement, on s’inquiète du fait que des images qui auraient été manipulées accompagnent plusieurs articles remontant jusqu’à 1999 – certains ayant été publiés dans des périodiques de renom comme Science et Nature –, ce qui constituerait une fraude. En somme, le déluge de déclarations et les enquêtes qui ont suivi portent à la fois sur le caractère intentionnel des erreurs et sur la culpabilité individuelle de M. Tessier-Lavigne.

Je ne reviendrai pas sur la nature des allégations (je pourrais y consacrer un texte complet), mais elles sont bien détaillées dans les sources susmentionnées. Je préfère attirer votre attention sur la manière dont ces questions ont été soulevées et sur le fait qu’elles ont été jugées assez sérieuses pour qu’on y fasse enquête.

L’aspect le plus notable de cette affaire est que la plupart des allégations ne datent pas d’hier. Selon The Stanford Daily, des doutes avaient été soulevés sur certains de ses articles dès 2015 sur le forum en ligne spécialisé PubPeer. L’Université Stanford a déclaré que M. Tessier-Lavigne avait été confronté à ces allégations plus tard cette année-là, alors qu’il était pressenti pour son poste actuel; il avait envoyé des erratums à Science concernant les images de deux articles qui n’ont pas été publiés. La revue ne les a toutefois pas publiés, et elle a admis son erreur.

Le tollé provoqué par le reportage du Stanford Daily ne repose donc pas uniquement sur les nouvelles révélations, même si certaines d’entre elles s’apparentent aux anciennes : il repose surtout sur qui raconte l’histoire, quand et comment. D’un côté, une enquêtrice indépendante qui utilise un langage de spécialiste pour soulever des interrogations dans un forum savant connu par une poignée de scientifiques; de l’autre, le journal d’une université de renom qui publie un reportage qui jette un doute sur l’intégrité scientifique de son propre recteur. Cet article a généré une grande attention médiatique, ce qui a poussé les responsables des périodiques concernés à ouvrir ou à rouvrir des enquêtes sur les articles en question.

L’Université Stanford s’est par ailleurs attiré des reproches pour sa gestion du dossier. The Stanford Daily a rapporté que la réponse initiale de l’Université à l’article absolvait préventivement M. Tessier-Lavigne de toute faute. On peut penser que si les allégations de 2015 ont effectivement été prises en compte pendant le processus d’embauche du recteur, le comité de recrutement et le conseil d’administration sont arrivés à la même conclusion.

Or, vu les grandes répercussions de cette histoire, l’Université a décidé de lancer une enquête, qui ne fut pas exempte de bévues. Toujours selon The Stanford Daily, le seul membre du comité d’enquête avec une formation en sciences biologiques est copropriétaire d’une entreprise qui détient une participation de 18 millions de dollars américains dans Denali Therapeutics, une firme cofondée par M. Tessier-Lavigne. Ce membre entretient des liens étroits avec Denali et y détient des options d’achat d’actions. Il a été éjecté du comité d’enquête, mais seulement après la publication du reportage. On peut donc se demander pourquoi il a accepté, de prime abord, d’en faire partie, même si les autres membres ignoraient tout de l’investissement de son entreprise. En janvier, on a dévoilé la composition finale du comité – il est formé de cinq scientifiques de renom et présidé par un ancien juge et un cabinet juridique – et promis que l’évaluation serait faite rapidement, sans toutefois établir d’échéancier.

Dans la communauté scientifique, lorsqu’il y a débat sur les inconduites ou la crise de la reproductibilité, on entend souvent que « la science se corrige elle-même ». Tout l’univers de la publication scientifique repose sur la confiance absolue que les parties impliquées agissent de bonne foi, et que toute erreur finira par être relevée par la communauté scientifique. Dévoiler un abus potentiel de cette confiance est un exercice périlleux, qui plus est lorsqu’il met en cause un éminent scientifique qui évolue dans les plus hautes sphères du milieu universitaire. La réputation immaculée d’une telle personne profite aussi à l’établissement qui l’emploie. Ainsi, la remise en question de réussites passées fait mal paraître tout le monde. Il faut également tenir compte de la grande influence exercée sur bon nombre de carrières en recherche et de l’importance de la commercialisation de la science. L’enjeu est donc de taille pour beaucoup de gens. La sacro-sainte croyance en l’autocorrection ne doit pas cacher le fait que le pouvoir joue un rôle majeur dans la vague actuelle de processus spontanés de signalement, d’examen et de correction visant à s’attaquer aux problèmes d’intégrité scientifique.

Creso Sá est directeur du Centre d’études en enseignement supérieur canadien de l’Institut pédagogiques de l’Ontario (IEPO) de l’Université de Toronto.

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