La récente publication du rapport du Conseil des académies canadiennes sur l’état de la science et de la technologie est l’occasion de réfléchir à la notion de « domaines de recherche prioritaires », à la perception de cette notion et à la prise en compte des domaines en question par la recherche elle-même. Les organismes de financement de la recherche, les universitaires, les étudiants, les établissements postsecondaires et les décideurs tentent tous d’assurer un équilibre entre les domaines phares du moment et ceux encore dans l’ombre. Il arrive que ce défi donne lieu à des oppositions entre, par exemple, démarche ascendante et démarche descendante, ou encore entre recherche suscitée par la curiosité et recherche ciblée. Cela dit, que signifient ces expressions? Recouvrent-elles des concepts réellement différents? Ces concepts concrets sont-ils porteurs d’exploration et de débats?
Au cours des dernières années, le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) s’est employé à dépasser ces oppositions, estimant qu’elles reposent sur une vision déformée de la recherche du XXIe siècle, de plus en plus dynamique et interconnectée.
L’ensemble des domaines, y compris celui des sciences humaines, sont mis à profit pour répondre aux priorités actuelles de la société. Or, de nouveaux enjeux font sans cesse leur apparition, et d’autres le feront dans un avenir plus ou moins proche. Il en découle que la recherche à court terme, en quête de résultats concrets et déterminés, et la recherche à long terme, axée sur l’atteinte de résultats intangibles et indéterminés, sont toutes deux d’une très grande importance.
Adoption d’une démarche simplifiée
En tant qu’organisme de financement de la recherche, le CRSH continue de soutenir l’excellence en matière de recherche et de formation, de manière à garantir l’émergence du talent, du savoir et des réseaux nécessaires à la société actuelle, et à celle de demain. Le renouvellement de l’architecture des programmes du CRSH a entre autres donné naissance à un financement constant des domaines prioritaires, par l’intermédiaire des concours du Conseil visant l’attribution de subventions. Le CRSH a choisi de délaisser, pour ces domaines prioritaires, les concours distincts assortis de leurs propres objectifs de programme, critères d’évaluation et enveloppes de financement. Ce changement a été apporté parce que ces domaines, bien que nécessitant parfois un financement particulier dans un premier temps, parvenaient finalement à bénéficier des possibilités de financement existantes. Les programmes distincts n’étaient donc plus nécessaires. Comme les demandes liées aux programmes de subvention « ordinaires de recherche » et « stratégiques » émanaient souvent des mêmes chercheurs, le CRSH a commencé à se demander si ces chercheurs envisageaient réellement leurs recherches sous ces angles. Le nouveau système fusionné du CRSH a également conduit à une démarche simplifiée en matière d’attributions de financement additionnel au profit de la recherche en cas d’augmentation de l’enveloppe du CRSH, et particulièrement en présence d’augmentation au profit d’un domaine en particulier – comme celui de l’économie numérique dans le budget de 2011.
La question des résultats
Il est intéressant de se pencher sur la relation entre la recherche dans son ensemble et la recherche axée sur les domaines prioritaires, en particulier la recherche visant les résultats escomptés ou potentiels. En réalité, certaines des plus grandes découvertes se sont produites dans des situations où des résultats escomptés ou potentiels étaient indéterminés, que ce soit parce qu’elles étaient très en avance sur leur temps – comme les découvertes issues des travaux d’Einstein sur la physique théorique –, soit parce qu’elles sont intervenues par accident – comme dans le cas de la pénicilline. Si Banting et Best n’avaient pas eu la possibilité d’expérimenter librement, jamais ils n’auraient découvert la salvatrice insuline. Le président du CRSH, Chad Gaffield, évoque souvent en parlant des sciences humaines le 10 septembre 2001, date jusqu’à laquelle la recherche sur l’histoire, la civilisation et la culture du Moyen-Orient était assimilée à de la recherche « fondamentale ou suscitée par la curiosité ». Du jour au lendemain, tout a basculé. Pour être sain, le milieu canadien de la recherche doit pouvoir compter sur des investissements diversifiés au profit d’une recherche disciplinaire, multidisciplinaire (y compris transdisciplinaire et interdisciplinaire) et multisectorielle visant des résultats à la fois immédiats et à long terme, dont bon nombre sont encore indéterminés.
Toutefois, comme l’Histoire l’a montré à maintes reprises, la recherche axée sur l’obtention de résultats immédiats peut également conduire à des percées significatives. Par exemple, l’invention par Watson du moteur à vapeur, qui a révolutionné les transports à l’échelle mondiale, est le fruit de recherches qui ne visaient au départ qu’à atténuer les effets de la vapeur produite par la distillation du whisky. Les investissements précoces et ciblés du CRSH au profit de la recherche en sciences humaines axée sur le vieillissement et le numérique ont donné naissance à des capacités de recherche de calibre mondial, à la hauteur des enjeux émergents liés à l’évolution démographique et technologique.
Les organismes canadiens de financement de la recherche jouent un rôle clé dans ce processus. Ils veillent au respect des principes associés au financement d’une recherche solide et diversifiée. Ils ont également veillé à l’exécution d’une recherche plus ciblée , que ce soit à la demande du Parlement – auquel ils doivent rendre des comptes – ou dans un souci de tenir compte de l’intérêt public du moment.
Possibles orientations futures
Pour envisager la question des domaines prioritaires, une autre démarche consiste à comparer les besoins actuels en matière de connaissance à ceux qui pourraient être nécessaires d’ici cinq, 10 ou 20 ans. Engagé dans un processus collaboratif visant la révision de sa liste de domaines prioritaires, le CRSH s’interroge : « Le monde change rapidement. Où en sera le Canada dans les cinq, 10 et 20 prochaines années? Comment le milieu canadien de la recherche en sciences humaines peut-il contribuer, par ses connaissances, son talent et son expertise, à comprendre l’avenir et à le façonner? »”
Le projet Imaginer l’avenir du Canada, dans le cadre duquel s’inscrit ce processus, ne vise nullement à prédire l’avenir. Il se veut plutôt une occasion, pour les participants, de cerner ensemble les domaines susceptibles d’influer sur les évolutions sociétales de demain. Les participants sont aussi appelés à s’interroger sur les conséquences potentielles à court terme, pour la recherche, de la révision de la liste des domaines prioritaires, y compris pour la formation en recherche des étudiants aux cycles supérieurs, une entreprise par essence à long terme. Des exercices similaires axés sur l’avenir se déroulent ailleurs dans le monde – par exemple, sous l’égide du UK Foresight Office, et au Canada, le récent rapport de la University of Toronto Life in 2027: Research Ideas about tomorrow from our next generation en témoigne. Les résultats du projet Imaginer l’avenir du Canada du CRSH seront pris en compte dès l’été prochain dans le cadre des programmes de financement Talent, Savoir et Connexion, ainsi que dans celui des activités organisationnelles associées. L’objectif du projet est de cerner les domaines auxquels les sciences humaines peuvent contribuer, que ce soit par la mobilisation du savoir existant ou par la (co-)création de nouvelles connaissances qui aideront la société canadienne à relever les défis de demain, pour l’instant inconnus.
Comme le faisait remarquer Thomas Kuhn dans The Structure of Scientific Revolutions, même si la recherche est souvent tournée vers l’avenir et s’emploie constamment à soulever de nouvelles questions et à y répondre, les changements de paradigmes sont rares et espacés. Cela peut conduire à une certaine pensée unique, marquée par la prévalence éphémère de certaines tendances dans le milieu de la recherche, parfois aux dépens de domaines délaissés à tort. Il suffit de songer à la popularité qu’a connue l’étude de l’histoire de la classe ouvrière après la publication de The Making of the English Working Class par E. P. Thompson, en 1963, au nombre d’études « secondaires » qui ont suivi la publication de l’essai de référence de Gayatri Chakrovorty Spivak dans les années 1980, ou encore aux analyses postmodernes des années 1990 fondées sur une série de textes phares. Même si la totalité des disciplines et des domaines d’études sont d’une extrême importance et même si les organismes doivent continuer d’investir de façon très large , il est essentiel qu’ils soutiennent aussi les domaines émergents potentiellement importants pour l’avenir. Les organismes de financement de la recherche connaissent l’ampleur des demandes soumises annuellement. Ils peuvent collaborer avec le milieu de la recherche et des secteurs public, privé et à but non lucratif canadiens et étrangers, grâce à des méthodes novatrices et mobilisatrices visant à cerner et à développer les domaines prioritaires délaissés (voir, par exemple, l’article « Whose priorities are we working for? » sur le présent site). Par l’entremise du projet Imaginer l’avenir du Canada, le CRSH espère créer une valeur ajoutée et donner naissance au réservoir de connaissances qu’exige l’avenir, quoi qu’il nous réserve.
Gisèle Yasmeen est vice-présidente, Recherche, au sein du Conseil de recherches en sciences humaines.
Parkler des champs prioritaires c’est risquer d’aboutir à dévaloriser d’autres champs de formation et donc le discréditer auprès de la population. Ce risque est trop grand pour les universités et le subventionnaires devraient s’en abstenir.