Le milieu universitaire offre l’avantage de nous garder constamment en situation d’apprentissage. Dans notre quête d’une meilleure compréhension du monde, nous adoptons différents rôles, pour devenir parfois des experts, parfois des apprentis. Or, voilà l’une des principales difficultés du métier : pour apprendre, il faut assumer le risque d’échec, d’erreur ou de faux pas.
En tant qu’universitaires, nous sommes constamment exposés à l’échec, de multiples façons. Le marché du travail nous rejette. Le découragement nous gagne quand une subvention nous échappe. C’est la déconfiture lorsque l’examinateur numéro 2 détruit notre argument central. Nos idées sont remises en question pendant une conférence ou une réunion départementale. Nous sommes écorchés sur Twitter ou dans une critique de livres. Un cours peut tourner en fiasco monumental malgré une préparation minutieuse. Un étudiant peut échouer malgré tous nos efforts.
Bien que l’échec soit courant en milieu universitaire, nous avons tendance à négliger ses conséquences émotionnelles. Nous rassurons les étudiants en leur expliquant les bienfaits de l’échec dans le processus d’apprentissage, mais l’échec est toujours très douloureux quand il survient. Nous avons beau maîtriser nos émotions, l’effet cumulatif peut se faire ressentir de différentes façons. Si on en fait peu de cas (et parfois malgré notre vigilance), cette accumulation de sentiments peut mener à l’épuisement professionnel, à une grande détresse psychologique, à la consommation et à la dépression.
J’ai eu la chance d’éviter les troubles mentaux importants, mais je plonge tout de même dans une semaine de grisaille à la fin de chaque semestre. En proie à la déprime, je vis une anxiété et une angoisse existentielle insaisissables. Que fais-je? Pourquoi le fais-je? En quoi est-ce important? En tant qu’irréductible optimiste, ce vague à l’âme me prend par surprise. Toutefois, j’ai commencé à anticiper et à prévoir dans mon horaire ce phénomène semi-annuel comme une conséquence inévitable de la charge émotive de mon travail universitaire.
Universitaires, apprenez à vous connaître
Après dix ans d’expérience, j’ai appris à gérer ma déprime d’universitaire au moyen de diverses stratégies qui apaisent mon âme. J’ai entre autres découvert qu’une des façons les plus efficaces de vaincre la déprime était de lire The Courage to Teach de Parker Palmer. La proposition centrale de l’auteur est la suivante : « Si je ne me connais pas moi-même, je ne peux pas connaître mon sujet – je ne peux réellement me l’approprier et lui donner une signification personnelle. »
Parker Palmer soutient que l’autoréflexion n’est ni narcissique ni égocentrique, mais essentielle pour accomplir notre mission d’enseignement et servir nos étudiants avec intégrité et authenticité. Au lieu de refuser d’admettre ou d’éviter la déprime de l’universitaire, j’explore donc le monde complexe des forces et des pressions qui provoquent cet état. Selon Parker Palmer, pour être intègre, je dois discerner ce qui fait partie de mon individualité, ce qui lui correspond et ce qui ne lui correspond pas – et choisir des manières stimulantes de gérer les forces qui convergent en moi.
Lorsque nous masquons le travail émotif sous-jacent, nous privilégions la perfection au détriment du processus. Pourtant, la vulnérabilité est indispensable à l’apprentissage réel. Il est en effet inévitable de commettre des erreurs qui ouvrent la porte à l’acquisition de nouvelles perspectives sur notre discipline, notre enseignement et nous-mêmes. Nous perdons souvent de vue notre rôle d’apprenant : nos étudiants et nos collègues s’attendent à ce que nous soyons des experts de notre discipline et de l’enseignement. Toute faille est perçue avec incrédulité et méfiance. Il n’est pas étonnant que nous soyons épuisés.
Afin d’apaiser ces émotions, Parker Palmer propose de réfléchir à ce qui nous a amenés à travailler dans le milieu universitaire. Il nous presse de revisiter les mentors qui nous ont inspirés et le sujet d’étude qui nous a interpellés pour donner un sens aux forces qui convergent dans notre vie.
Lors de ma toute dernière déprime d’universitaire, je me suis donné le devoir de répondre par écrit à la question « Quand et comment mon amour pour Shakespeare est-il né? » En écrivant, je me suis souvenue du moment exact où l’auteur m’a émue et a frappé mon imaginaire (j’étais étendue sur le sol et je regardais ma professeure qui récitait le discours où Othello dit « Éteignons d’abord cette lumière »). Je suis maintenant consciente que ce qui m’a séduite, c’était non seulement Shakespeare, mais aussi mon expérience de Shakespeare dans la salle de classe d’une professeure passionnée.
D’après Parker Palmer, nous souvenir de nos mentors nous permet de nous souvenir de nous-mêmes – et en nous souvenant de nous-mêmes, nous nous souvenons de nos étudiants. Notre travail intellectuel ne fait pas seulement appel à un simple effort mental. Parce que nous sommes des êtres complexes, notre cœur, notre tête et notre âme participent tous à la création et à l’échange des connaissances. Trouver des manières de reconnaître le travail émotionnel à sa juste valeur nous permet à la fois d’avancer et de nous retrouver.