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L'aventure universitaire

Le préjugé sexiste implicite de la maternité dans le milieu universitaire

par JESSICA RIDDELL | 09 DÉC 15

Voici des courriels échangés avec un journaliste qui voulait présenter des membres de notre milieu dans sa chronique hebdomadaire du journal local. J’en étais alors à ma première grossesse, enceinte de sept mois.

Madame la Professeure,

Tout d’abord, merci de m’accorder du temps. Je l’apprécie beaucoup!

  1. À combien de semaines êtes-vous dans votre grossesse?
  2. Combien d’années d’enseignement comptez-vous à l’Université Bishop’s?
  3. Où avez-vous fait vos études doctorales?
  4. Votre grossesse a-t-elle eu des répercussions sur vos activités universitaires? (Je sais que vous participez toujours à des activités parascolaires comme les conférences TED, les débats le week-end et le congrès du premier cycle. Avez-vous dû ralentir?)
  5. Enseignez-vous au cours du présent semestre? Le cas échéant, combien de cours donnez-vous?
  6. Faites-vous partie de ces femmes qui, avant même d’avoir rencontré le père de leurs enfants, savent combien d’enfants elles veulent et quels seront leurs prénoms?
  7. Aurez-vous un garçon ou une fille, ou s’agira-t-il d’une surprise?

Ces questions devraient suffire. Je sais que je semble tirer dans tous les sens, mais faites-moi confiance : j’ai un plan! Si vous préférez ne pas répondre à certaines questions, n’hésitez pas à passer à la suivante. Si vous voulez formuler d’autres commentaires, je vous prie de le faire.

Encore une fois, merci beaucoup!

Pierre Untel


Monsieur Untel,

Votre courriel représente une occasion d’apprentissage importante. Un portrait de professeur dans un journal local peut porter sur ses intérêts en matière d’enseignement, sur ses projets de recherche, sur ses activités scolaires, sur ses prix et sur sa contribution générale à toutes sortes de collectivités.

Or, vous avez choisi – involontairement, j’en suis sûre – de dresser un tout autre portrait. En effet, votre première question, « À combien de semaines êtes-vous dans votre grossesse? », précède la question sur mes années d’enseignement à l’Université Bishop’s, qui est bien plus pertinente. L’ordre des questions sous-entend une hiérarchie; lorsqu’une femme tombe enceinte, on la définit d’abord par son état biologique et non par son statut professionnel, relégué au deuxième rang. L’identité devient relationnelle (une identité exprimée par rapport à un enfant ou à un conjoint) plutôt qu’individuelle (une définition de soi axée sur les objectifs, les valeurs et les croyances) ou collective (une identification aux groupes et aux catégories sociales dont la personne fait partie). Le problème de l’identité relationnelle, c’est qu’elle ne permet pas à la personne d’établir sa propre identité.

Je ne veux pas dire que la maternité dans le milieu universitaire n’est pas un sujet digne d’attention. Les femmes du milieu universitaire sont moins susceptibles d’avoir des enfants que dans d’autres milieux, et elles sont plus âgées lorsqu’elles choisissent d’en avoir. Dans certains cas (particulièrement dans le domaine des sciences), les femmes quittent carrément la vie universitaire. De nombreuses publications couvrent le sujet (Academic Motherhood, publié en 2012, par exemple). Je vous invite à les lire.

Ce qui me gêne, c’est que vos questions, au lieu d’explorer le préjugé sexiste implicite de la maternité dans le milieu universitaire, en sont plutôt le reflet. Si nous posions ces mêmes questions à mon collègue M. X, dont l’épouse accouchera dans quelques semaines, les résultats seraient bien plus incongrus (« Faites-vous partie de ces [hommes] qui, avant même d’avoir rencontré [la mère] de leurs enfants, savent combien d’enfants [ils] veulent et quels seront leurs prénoms? »). Ces distinctions devraient nous faire réfléchir sérieusement.

S’il est vrai que quelques-unes de vos questions sont relativement inoffensives, d’autres sont chargées de suppositions qui ne peuvent être passées sous silence. Je pense surtout à la quatrième : « Votre grossesse a-t-elle eu des répercussions sur vos activités universitaires? […] Avez-vous dû ralentir? »

Cela sous-entend que la grossesse, comme une maladie débilitante, nuit aux capacités d’une femme à respecter ses obligations professionnelles. Non seulement est-ce faux, mais c’est également un des principaux arguments soulevés pour justifier les privilèges masculins et la subordination féminine.

Je ne veux pas dire que vous êtes sexiste dans vos propos. Cependant, vos questions sont fondées sur une distorsion culturelle sous-jacente et souvent invisible. Une des plus importantes fonctions de l’enseignement supérieur consiste à révéler ces structures idéologiques dominantes afin de remettre en question, de contester et de déconstruire les préjugés sexistes implicites. J’espère vous avoir aidé à poser un œil plus critique sur ces enjeux, et je vous remercie de cette occasion que vous m’avez donnée de le faire de mon côté.

Si vous voulez dresser un portrait de ma vie professionnelle, c’est avec plaisir que je répondrai à vos questions sur ma carrière universitaire.

À PROPOS JESSICA RIDDELL
Jessica Riddell
Jessica Riddell est professeure au département d’anglais de l’Université Bishop’s, ainsi que titulaire de la chaire Stephen A. Jarislowsky pour l’excellence en enseignement au baccalauréat et récipiendaire du Prix national 3M d’excellence en enseignement. Elle est également directrice générale de la Maple League of Universities.
COMMENTAIRES
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  1. Elsa Drevon / 12 février 2016 à 15:16

    Je vous remercie de parler des préjugés encore existants quant à la maternité dans le monde académique, étant moi-même candidate au doctorat, auxiliaire de recherche, chargée de cours et actuellement enceinte de mon deuxième enfant. Je ne suis certes pas professeure comme l’auteure de cette chronique mais je suis impliquée dans un ensemble d’activités universitaires tout en étant enceinte de six mois, et donc je vis une situation similaire à la sienne. Aussi, je ne crois pas que les arguments qui sont donnés ici feront changer les choses.

    C’est faux de dire que notre activité professionnelle ne ralentit pas quand on est enceinte. Les insomnies de grossesse, la fatigue, donc la baisse de concentration, et la difficulté à nous déplacer – pour ne citer que ces maux-là – sont autant d’éléments à prendre en compte dans la planification de nos tâches et dans l’énergie que nous pouvons accorder à notre activité professionnelle. Quelle femme enceinte académique ne s’est jamais endormie devant son écran en milieu d’après-midi ou dû fortement lutter pour ne pas le faire? Quelle femme enceinte académique ne s’est jamais aperçue de plusieurs étourderies lors de la rédaction d’un article (oubli de mots, mots incorrects, etc.) ou lors d’un cours (le mot est pourtant là, sur le bout de la langue)? Quelle femme enceinte académique n’a pas dû se désister ou abandonner l’idée de réaliser telle ou telle conférence parce que celle-ci était prévue un jour de sa 34ème semaine de grossesse? Bien-sûr que la grossesse a des répercussions sur nos activités universitaires. Tout comme d’autres événements plus ou moins heureux qui surviennent dans notre vie personnelle (décès d’un proche, divorce, maladie physique ou mentale, la nôtre ou celle d’un parent, d’un enfant, etc.). La grossesse et la naissance d’un enfant sont une chance dans une vie. Pourquoi ne pas assumer le besoin de ralentir à ce moment-là, ne serait-ce que pour en profiter?

    Il est vrai que lors d’une première grossesse, on veut se raccrocher à la personne que l’on est, ou devrai-je dire que l’on a l’habitude de côtoyer, celle qui dispose de ses pleines capacités intellectuelles et de toute son énergie. Sur la question de l’identité individuelle reléguée au rang biologique, j’ai donc envie de dire : et pourquoi pas? Encore une fois, pourquoi ne pas l’assumer? La grossesse et la naissance d’un enfant nous changent à tout jamais – pour le mieux je crois. Elles changent notre façon de voir la vie, notre personnalité et aussi notre identité. Nous ne vivons plus avec le seul souci de nous-même, nous devenons responsable d’un être vulnérable et entièrement dépendant de nous.

    Dans quelques années, les hommes pourront peut-être être enceintes et donner naissance. Ils réclameront de plus longs congés de paternité parce qu’ils décideront de saisir cette chance de s’occuper pleinement de leur nourrisson. Ils assumeront leurs choix et aussi leur besoin de ralentir. Aussi, ils répondront avec beaucoup de plaisir et beaucoup de fierté aux questions de ce journaliste. Selon moi, il est là le vrai problème. Peu importe ce qui lui arrive, une femme devra se battre toujours plus qu’un homme pour assumer ses choix et ses besoins. Notamment dans le milieu universitaire extrêmement compétitif, mais aussi dans l’entreprise privée et dans l’administration publique.

    Je vous remercie donc grandement pour votre témoignage, madame Riddell. Il met le doigt sur les préjugés sexistes que rencontrent les femmes enceintes en milieu universitaire. Plus largement il soulève, selon moi, le nécessaire questionnement de la condition travail-famille dans le monde académique. À quel point, en 2016, est-il encore possible de séparer les événements de la sphère privée des activités de la sphère professionnelle?

    La dépression et l’épuisement professionnel touchent un grand nombre de membres de la communauté universitaire, des professeurs, des doctorants, des post-doctorants. Pourquoi ne pouvons-nous pas assumer le fait que dans les périodes charnières de nos vies, dont celle de la grossesse, nous avons justement besoin de ralentir?

    Elsa Drevon
    Université de Montréal

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