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L’université sous la loupe

Décider pour soi-même, épisode 3 : « Help us, government, you’re our only hope »

Protéger la liberté académique, soit. Mais quelle liberté, et à quel prix?

par ALEXANDRE BEAUPRÉ-LAVALLÉE | 06 OCT 22

L’Assemblée nationale du Québec a adopté le 3 juin dernier la Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire, qui fait suite aux recommandations du rapport de la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire. J’ai parlé du rapport en mars dernier et, en mars 2021, j’abordais plus largement la question de la liberté académique… d’où mon incapacité à résister à la tentation d’appeler cette chronique « Épisode 3 ». La première version de cette chronique était rédigée tel le texte déroulant de l’introduction des films de Star Wars.

Bref.

Fait intéressant : cette loi est la première au Québec qui définit explicitement la triple mission des universités, décrétant que « la mission des établissements d’enseignement de niveau universitaire […] comprend la production et la transmission de connaissances par des activités de recherche, de création et d’enseignement et par des services à la collectivité. » (article 1).

Soulignons au passage l’affirmation législative de l’égalité de la création face aux traditionnelles missions. Pendant qu’on célèbre, c’est aussi un bon moment pour se demander si l’on devra bientôt se pencher sur l’émergence d’une quatrième mission?

Focus, Alexandre, focus. La liberté académique. Donc, la Loi fait plusieurs choses.

D’un, elle fixe une définition très claire du concept de « liberté académique universitaire ». On peut être d’accord ou pas avec la définition retenue, il n’empêche qu’elle est claire :

« Le droit à la liberté académique universitaire est le droit de toute personne d’exercer librement et sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale, telle la censure institutionnelle, une activité par laquelle elle contribue à l’accomplissement de la mission d’un établissement d’enseignement.

Ce droit comprend la liberté :

1° d’enseignement et de discussion;

2° de recherche, de création et de publication;

3° d’exprimer son opinion sur la société et sur une institution, y compris l’établissement duquel la personne relève, ainsi que sur toute doctrine, tout dogme ou toute opinion;

4° de participer librement aux activités d’organisations professionnelles ou d’organisations académiques. » (article 3)

De deux, elle mandate les établissements de se doter de mécanismes formels de gestion de la question, incluant une politique, un comité, une personne-répondante, une reddition de comptes et un service-conseil.

De trois, elle balise le contenu de la politique en question. Notamment, « [cette] politique ne peut avoir pour effet d’empêcher que des idées et des sujets qui sont susceptibles de choquer soient abordés à l’occasion d’une activité qui contribue à la mission universitaire ni d’obliger qu’une telle activité soit précédée d’un avertissement lorsqu’elle comporte un tel contenu. » (article 4). Bref : un établissement ne peut pas imposer aux personnels enseignants l’inclusion de traumavertissements, ni empêcher l’évocation en classe de sujets qui créent des malaises.

De quatre, finalement, elle donne au ministre le pouvoir d’imposer à un établissement l’inclusion d’un « élément » particulier dans la politique institutionnelle, « lorsqu’il l’estime nécessaire pour protéger la liberté académique universitaire […] » (article 6). Techniquement, cela limite l’intervention au cadre de la liberté académique fixée à l’article 3. Limiter le pouvoir d’intervention légèrement arbitraire du palier politique dans la gestion d’un établissement? Oui, s’il-vous-plaît.

Tout cela a l’air bien beau et accompagné d’arcs-en-ciel et de licornes qui récitent du Gerry Boulet, mais son application comportera plusieurs écueils.

Les étudiants sont-ils protégés par cette Loi? Seulement s’ils exercent « une activité par laquelle elle contribue à l’accomplissement de la mission d’un établissement d’enseignement », c’est-à-dire qu’ils enseignent, fassent de la recherche ou en diffusent

L’article 4 empêche explicitement l’interdiction d’aborder une idée ou un sujet qui pourrait choquer mais, comme le soulignait Denis Hurtubise en avril dernier, qu’en est-il des mots?

En 2021, j’avançais qu’il était préférable que les communautés de chaque université se dotent de leurs propres mécanismes, décidés entre eux, par et pour eux-mêmes. J’y soulignais mes craintes à l’égard d’une éventuelle perte de contrôle par la communauté et du risque d’exclusion d’un groupe ou d’un autre. Dans une autre chronique, j’ai également avancé que, presque chaque fois que l’État impose une nouvelle obligation aux universités, ce sont ces dernières qui doivent assumer le coût associé à la conformité à cette obligation.

Deux ans plus tard, je n’aime pas dire « je vous l’avais dit », mais sac à papier que je vous l’avais dit. La Loi comporte trois lacunes importantes, les deux premières par omission : elle est muette sur le processus d’adoption de la politique institutionnelle et elle ne donne pas au ministère la responsabilité de compenser les établissements pour les coûts qui seront associés à cette nouvelle structure, à ce nouveau comité et à ce service-conseil.

La troisième lacune est plus… comment dire… politique. De quelle protection bénéficie la population étudiante, finalement? Dans son préambule (aussi appelé « les considérants », ce qui m’horripile d’autant plus que je sais que c’est une bataille perdue d’avance), la Loi affirme le caractère primordial de l’offre d’un enseignement de qualité dans un milieu « propice à l’apprentissage, à la discussion et aux débats » (préambule, 2e paragraphe) et ça me chicote à deux égards. Dans cet apprentissage, la population étudiante disposera-t-elle de la même marge de manœuvre que celle reconnue aux enseignants et aux chercheurs, par exemple pour apprendre par un débat libre? Dispose-t-elle de la liberté de remettre en question les dogmes scientifiques? Est-ce que la formulation actuelle de la Loi fait pencher le rapport de pouvoir dans la salle de classe?

Et, techniquement – et je me trompe peut-être, n’étant pas juriste – un établissement ne pourrait-il pas préciser la portée de cet « environnement propice à l’apprentissage » en se basant, par exemple, sur le droit inaliénable de fréquenter ses cours? En laissant aux établissements le soin de définir les modalités de cette liberté, ne courre-t-on pas le risque de figer pour un certain temps la portion « étudiante » de la liberté académique à son minimum et de faire des étudiants, en tout cas à ce sujet, des citoyens de seconde zone sur leurs propres campus?

Je n’ai pas la réponse à ces questions, mais je suis persuadé qu’elles seront au cœur des débats sur les campus québécois au cours de l’année, et que le monde universitaire canadien se tiendra au fait de son application.

À PROPOS ALEXANDRE BEAUPRÉ-LAVALLÉE
Alexandre Beaupré-Lavallée
Alexandre Beaupré-Lavallée est professeur adjoint en administration de l’enseignement supérieur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal et chercheur régulier au Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur l’enseignement supérieur.
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