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L’université sous la loupe

Liberté universitaire au Québec : un rapport sans ambiguïté… et sans compromis

Les qualités ne manquent pas au rapport Cloutier, si ce n’est que d’avoir manqué une occasion en or d’offrir des compromis ne serait-ce que conceptuels.

par ALEXANDRE BEAUPRÉ-LAVALLÉE | 10 MAR 22

Ma chronique de décembre dernier soulignait les promesses un peu vides du rapport Bastarache. En décembre, la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire, mise sur pied par le gouvernement du Québec, rendait son rapport. Je l’ai évidemment lu, et…

Je vais vous faire un aveu. J’ai hésité deux longs mois avant d’en parler parce que j’ai l’impression que ma position va m’attirer des ennuis.

Le rapport Cloutier possède de nombreuses qualités. Il est le résultat d’un processus clair et bien mené, s’appuyant sur un appel à participation large et un bassin d’intervenants qualifiés. Il argumente très clairement en faveur de positions qui ne sont jamais cachées au lecteur. Les principes évoqués, les arguments développés, les définitions et les interventions retenues, de même que les recommandations émises présentent une remarquable cohérence entre elles.

Le rapport, comme je l’annonce dans le titre, ne comporte aucune ambiguïté.

Il comporte exactement le même nombre de compromis : zéro. C’est cette absence totale de compromis ou d’adaptation à la situation de 2021 qui me rend mal à l’aise.

Pourtant, j’adhère à 75 % du rapport. Une loi-cadre sur les universités, c’est foncièrement une bonne idée. Que cette loi vise entre autres à homogénéiser la définition et l’interprétation de certains concepts clés, comme la liberté universitaire… je n’en suis pas friand, mais il faut reconnaître, comme le souligne à juste titre le rapport, que la préservation de l’autonomie des établissements ne garantit plus la protection de certaines libertés au sein de ces établissements, comme la liberté universitaire. Si on veut protéger cette liberté, il faut quand même bien la définir, ce qu’a fait la Commission sans aucune fioriture. La définition elle-même? Un bijou de clarté, de pertinence et de bonheur, emprunté directement à la Recommandation de l’UNESCO concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur (1997). Elle vaut la peine d’être reprise ici :

« La liberté universitaire comprend le droit, en dehors de toute contrainte doctrinale, à :

  • La liberté d’enseignement et de discussion;
  • La liberté de recherche, de création et de publication;
  • La liberté d’exprimer son opinion sur l’établissement ou le système au sein duquel travaille le bénéficiaire de cette liberté, de ne pas être soumis à la censure institutionnelle et de participer librement aux activités d’organisations professionnelles ou d’organisations académiques. » (p. vi)

Attendez… « le bénéficiaire de cette liberté »? Est-ce une formulation qui se voulait ampoulée, ou le rapport met-il la table à un octroi sélectif de cette liberté?

Quand j’ai lu plus loin que « [l]es personnes qui exercent des activités contributives à l’accomplissement de la mission de l’université […] » (p.vi) seraient les seules qui pourraient jouir de ces libertés, j’ai échappé un juron plutôt vulgaire et suis allé prendre une longue, une très longue marche.

Je n’avais pas besoin de lire davantage pour comprendre que la liberté universitaire serait limitée au corps professoral et aux chargés de cours – à ceux et celles dont le statut est considéré « contributoire ». Pourtant, la Recommandation de l’UNESCO concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur (1997) ne limite pas explicitement l’exercice de ces libertés aux enseignants universitaires : elle s’assure simplement que ces derniers en bénéficient.

Le rapport évoque en passant quelques autres corps d’emploi qui pourraient bénéficier de cette liberté, mais ils ne sont jamais rappelés dans le texte – et il n’est jamais question que les étudiants en tant qu’étudiants puissent bénéficier de ces libertés.

Le rapport aborde la question des propos jugés offensants en salle de classe et rejette entièrement le concept, balayant du même coup l’idée que, sans jamais se censurer comme enseignant, il faudrait peut-être généraliser l’utilisation du traumavertissement en classe. Son utilisation, puisqu’elle relève justement de l’enseignement, doit être laissée à la discrétion des enseignants comme toute autre composante touchant sa prestation. Ainsi, les étudiants ne pourraient avoir à l’égard de l’établissement l’attente raisonnable de prestations d’enseignement « exempt[es] de toute confrontation d’idées ou de remises en question. Toutes les idées et tous les sujets sans exception peuvent être débattus de manière rationnelle et argumentée au sein des universités. Les établissements peuvent toutefois prévoir des espaces spécifiques afin de permettre aux étudiantes et étudiants d’exprimer leurs préoccupations et de discuter librement entre eux, sans jugement et sans crainte d’être offensés. » (p. 63)

En d’autres mots : si les étudiants veulent un espace sécuritaire, qu’ils s’en trouvent un, mais en-dehors des salles de classes et de groupes de recherche. J’adhère à 100 % à ce principe.

Sauf que…

En excluant la population étudiante du groupe des « bénéficiaires » maintenant explicite, on la prive de la liberté maintenant explicite de discuter en contexte d’enseignement – ces mêmes discussions, remises en question et confrontations d’idées que la Commission considère intrinsèques au fonctionnement des établissements. Donc… en entérinant l’absence de droit au safe space, on vient du même coup d’accorder aux enseignants le monopole de la liberté de discuter, de confronter et de remettre en question des idées d’une façon rationnelle. Remarquez, c’est peut-être moi qui s’enfarge dans les fleurs de cheveux coupés en quatre.

La troisième partie de la définition de la liberté universitaire soulève une question similaire. Ainsi rédigé, le rapport suggère que la liberté de critiquer son établissement sans censure institutionnelle ne serait accordée qu’au corps professoral et aux chargés de cours. Ok, incluez les autres individus mentionnés une fois par le rapport si vous voulez. Il n’empêche que les libertés des étudiants au sein des établissements devront être négociées dans un autre forum, puisque le rapport Cloutier ne recommande pas de les enchâsser dans une éventuelle loi-cadre.

« Mais Alexandre », me dites-vous, « tu es prof… le rapport parle de donner à ton groupe un quasi-monopole sur l’exercice de la liberté universitaire. Tu devrais être content, non? »

Non. Ça va être contre-productif sans raison.

Ce n’est pas en soi l’exclusion des étudiants que je trouve dommage – ils sont capables de se défendre. Ce qui me dérange, c’est que, pour justifier sa définition très exclusive, la Commission a dû argumenter que la liberté universitaire était un concept universel, fixe dans le temps, indépendant des cultures ou des contextes, et entièrement centré sur le corps professoral. Ces derniers (et les chargés de cours) bénéficient de libertés dont personne d’autre ne peut profiter, laissant les autres personnels à la merci des interprétations de plus en plus rigide du devoir de loyauté envers l’employeur et reléguant les étudiants au statut d’usagers passifs dépourvus d’autonomie et de pouvoir d’agir.

Cette vision de l’institution universitaire date d’entre le XIXe siècle et les années 1960.

En 2021, la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire a proposé une vision des relations universitaires en se basant sur des concepts et des définitions datant au mieux des années 1970 et, au pire, d’il y a 200 ans. Même la Recommandation de l’UNESCO concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur (1997), de laquelle est tirée la définition retenue par la Commission (mais pas sa portée exclusive, qui n’apparaît pas dans le rapport de l’UNESCO), s’inspire en grande partie de principes énoncés en 1966 et 1974.

Confrontée à une situation on ne peut plus moderne, la Commission aurait pu mettre à jour ces définitions, ou ouvrir la porte à leur nuance locale, ou encore coopter certaines transformations générationnelles, sociales ou psychologiques, ou encore… je ne sais pas… saisir l’occasion de souder les composantes éparses des communautés afin d’engager un dialogue.

La Commission a préféré réaffirmer intégralement des positions historiquement défendues par deux des parties prenantes sur les campus. Aucune ouverture aux autres groupes. Aucune reconnaissance que l’université, l’institution universitaire, devrait tenir compte de l’évolution de la société qu’elle affirme servir. Aucun compromis.

À sa décharge, la Commission n’avait pas reçu le mandat de nourrir ses réflexions des avancées de la pensée scientifique, sociale et organisationnelle occidentale qui a développé et validé plusieurs autres modélisations de l’institution universitaire.

Pour tout le reste – sanctionner les comportements harcelants en ligne, inviter les directions à faire preuve d’une certaine réserve, assurer le maintien des conditions permettant l’exercice sans entrave de la liberté universitaire, forcer les établissements à se doter de politiques et de mesures de contrôle internes – je m’y rallie parfois avec pragmatisme, mais le plus souvent avec enthousiasme.

En revanche, la définition exclusive des « bénéficiaires » de la liberté universitaire? Si elle est traduite tel quel dans une loi, elle va revenir nous mordre le derrière d’ici quelques années.

Post-scriptum

J’ai lu tous les rapports soumis à la Commission. Ce fut passionnant. J’en tire néanmoins une observation : pour une rare fois, les mémoires soumis par les représentants étudiants étaient… comment dire ? Superficiels, lorsque comparés à plusieurs autres. En plus, il faut reconnaître qu’ils n’ont pas laissé entendre (à l’écrit, en tout cas) qu’ils étaient ouverts à des compromis.

À PROPOS ALEXANDRE BEAUPRÉ-LAVALLÉE
Alexandre Beaupré-Lavallée
Alexandre Beaupré-Lavallée est professeur adjoint en administration de l’enseignement supérieur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal et chercheur régulier au Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur l’enseignement supérieur.
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