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L’université sous la loupe

Un hommage personnel à James Downey

Son décès le 23 mars dernier m’a rappelé le rôle capital qu’a joué son essai L’université consentante et I’académie dissidente : friction binaire dans mon parcours universitaire et intellectuel. Hommage à un homme que je n’ai jamais rencontré et à son texte.

par ALEXANDRE BEAUPRÉ-LAVALLÉE | 21 AVRIL 22

James Downey s’est éteint le 23 mars dernier. Mais qui donc était James Downey, et en quoi était-il si important que sa mort interrompe ma série de chroniques sur la pandémie et les libertés universitaires?

James Downey a changé ma vie, et je veux l’en remercier et lui rendre hommage.

Avez-vous déjà lu un texte qui a changé votre vie ou, si vous êtes un peu moins dramatique, a fortement influencé votre parcours professionnel? Si vous lisez cette chronique, vous êtes probablement dans le milieu universitaire et pouvez probablement citer le texte vous concernant en moins d’une seconde. Je le puis aussi.

En 2007, j’étais un jeune étudiant à la maîtrise en administration de l’éducation, et j’avais décidé coûte que coûte qu’elle allait porter sur les instances des universités. Fraîchement sorti d’un mandat à plein temps comme vice-président aux affaires universitaires dans une association étudiante de campus, j’allais bien évidemment adopter une perspective critique des relations universitaires. « Critique », dans ce cas-ci, s’enlignait pour être une dénonciation minutieuse du transfert des pouvoirs de la communauté vers la méchante administration sous le joug du managérialisme et de la nouvelle gestion publique. C’est à peine une caricature.

Les écrits ne manquaient pas. Je me suis tapé, entre autres, les œuvres de Robert Birnbaum, de Burton Clark, de Glen A. Jones et d’Henry Mintzberg. Ça, c’était la base. Deux bouquins m’ont particulièrement influencé : Politics of Collegiality, de Cynthia Hardy (1996), et le Rapport de la Commission sur la gouvernance des universités (résumé dans le University Affairs d’avril 1966), mieux connu sous le nom du « rapport Duff/Berdahl ». Je vous encourage à lire ces deux derniers : ce sont des documents qui ont encore aujourd’hui une grande valeur scientifique et historique, respectivement.

Fait historique intéressant, la Commission en question en était une conjointe entre l’ancêtre d’Universités Canada, soit l’Association des universités et collèges du Canada (AUCC), et l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université (ACPPU). Vous imaginez?

Puis, est arrivé le jour qui a changé mon parcours à jamais. Que dis-je, mes parcours : intellectuel, universitaire et professionnel.

J’ai mis la main sur l’essai L’université consentante et I’académie dissidente : friction binaire, par James Downey (2003). C’est le texte d’une conférence et non une publication révisée par un comité scientifique, soit. Pourtant, il présente l’institution universitaire avec une passion mêlée d’un réalisme parfois troublant. C’était le premier texte un tant soit peu sérieux que je lisais qui suggérait une autre façon de voir l’Université.

Rejetant les définitions traditionnelles un peu utopiques et leurs rejetons modernes drôlement polarisés, M. Downey recadre l’institution comme étant une trinité composée d’une corporation, d’un collège et d’une collectivité.

La corporation, cette entité juridique impersonnelle qui doit se plier aux exigences législatives et financières, et qui « a besoin des leviers administratifs pour agir », car elle « ne peut se permettre de fonctionner comme collectivité consensuelle » (p. 3). Comme si ce n’était pas assez, il conclut sa définition de la corporation ainsi : « la corporation n’a pas de collègues : elle compte des dirigeants, des employés et des clients » (p.3). Ouch. Exactement le discours managérial qui était (et est encore) dénoncé.

Du même souffle, l’essai affirme que l’Université est en même temps un collège, reprenant la définition traditionnelle selon laquelle il s’agit d’un « réseau complexe de traditions, de relations et de structures […] qui habilite le corps professoral à contrôler et à diriger les activités d’enseignement de l’établissement » (p. 4). À l’époque, ça m’a redonné un peu de souffle : je me retrouvais enfin en terrain connu.

Downey conclut ces présentations formelles en précisant ce qu’il entend par « collectivité » : c’est, selon lui, le terme qui convient le mieux pour rendre le fait qu’« aucune [institution sociale] ne se rapproche autant d’une collectivité complète qu’une université » (p. 4). On trouve dans cette complétude non seulement l’organisation de services et de missions, mais aussi la diversité humaine sous toutes ses formes. L’essai insiste sur le caractère foncièrement « bouillonnant » que manifeste la culture d’une telle collectivité, et, surtout, à quel point cette culture bouillonnante fait intrinsèquement partie de l’institution universitaire.

Selon M. Downey, ces trois caractéristiques ne sont pas mutuellement exclusives; on ne peut même pas choisir d’ignorer l’existence de l’une au profit de l’autre. Elles sont parties intégrantes de l’institution universitaire, et…

Ce n’est pas un mal. Ou, en tout cas, on peut en tirer des avantages et des occasions de développement.

C’est cette dernière partie qui m’a scié les jambes. Il serait possible de, premièrement, accepter la cohabitation de visions que le reste de l’institution voit souvent comme ennemis jurés et, deuxièmement, d’en tirer parti au bénéfice de tous?

Wow.

Ça n’enlève absolument rien aux auteures que j’avais déjà lues. Pas du tout. Le texte de M. Downey m’a simplement ouvert l’esprit à d’autres façons de voir l’institution universitaire, à la voir autrement que comme un simple lieu d’exercice de jeux de pouvoir, ou avec d’autres lunettes que celles du cynisme ou de la confrontation. Non pas que le pouvoir n’existe pas, ou que les conflits ne soient pas légitimes, ou encore que le cynisme ne soit pas parfois de mise.

Mais ce jour-là de 2007, j’ai lu qu’il n’y avait pas que ça et que l’institution était beaucoup plus complexe que l’on se permettait parfois de penser. Si ma pensée a évolué depuis, je suis encore tributaire de cet essai et de la pensée de son auteur.

J’ai une liste de « trucs à faire pendant que je suis en vie », et « rencontrer/jaser avec James Downey » y figurait encore jusqu’à ce que j’apprenne son décès le 29 mars dernier.

Dr. Downey, je vous lève mon verre : merci pour cet essai. Et aussi pour tout le reste.

Post-scriptum

Pendant que je rédigeais cette chronique, le gouvernement du Québec a déposé à l’Assemblée nationale le projet de loi 32 qui pourrait mener à l’adoption d’une « Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire ». Je vous jure que j’essaie de parler d’autre chose, mais l’actualité ne m’aide pas.

Je fais néanmoins une dernière tentative. La Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal vient de créer le premier programme francophone de formation entièrement dédié à l’enseignement supérieur. Le diplôme d’études supérieures spécialisées en enseignement supérieur comporte deux concentrations, l’une en enseignement et l’autre, en administration. Est-ce excitant? Oui. Est-ce que j’utilise ma chronique pour le mousser? Absolument.

À PROPOS ALEXANDRE BEAUPRÉ-LAVALLÉE
Alexandre Beaupré-Lavallée
Alexandre Beaupré-Lavallée est professeur adjoint en administration de l’enseignement supérieur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal et chercheur régulier au Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur l’enseignement supérieur.
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