Comme pour beaucoup d’universitaires, la notion d’administration universitaire évoque pour moi quelque chose de marxiste. Cependant, contrairement à certains professeurs, qui voient en cette administration une sorte de vampire financier qui sucerait le sang des travailleurs du savoir, je la perçois plutôt comme un club auquel je n’aurais peut-être pas dû adhérer… Je l’ai pourtant fait après m’être rendu compte qu’une personne comme moi pouvait en devenir membre. Un administrateur doit avoir un bon sens de l’humour, et en ce sens Groucho dame le pion à Karl.
Comment, à l’instar de mon prédécesseur Doug Owram, ai-je finalement réorienté mon parcours pour intégrer l’administration? Une chose est sûre : je n’en avais nullement l’intention en amorçant ma carrière universitaire. Peu de temps après avoir accédé à mon deuxième poste de professeur, mon département, alors à l’aube d’un renouveau générationnel, a eu besoin d’une nouvelle élection. On m’avait appris que pour intégrer l’administration, il fallait savoir « attendre son tour». Or, comme j’étais plus jeune que la plupart de mes collègues, et l’une des deux seules femmes, mon tour s’est présenté plus vite que prévu. Alors pourquoi ne pas tenter l’aventure?
J’ai vite compris que pour intégrer l’administration, attendre son tour n’est pas le plus important : il faut avant tout avoir le tempérament qui convient. Tout le monde n’est pas taillé pour ce type de poste – certains l’apprennent d’ailleurs à leurs dépens. Quelques années plus tard, quand le poste de provost s’est libéré, il n’était plus question pour moi d’alléguer que « mon tour était venu ». En revanche, j’avais compris qu’être administrateur est à la fois une responsabilité, et aussi une chance : celle de doter un établissement englué dans l’inertie d’orientations productives et audacieuses.
Comme toute chance, celle d’être administrateur a un prix. En glissant vers l’administration, j’ai dû travailler fort pour demeurer active dans les autres domaines que le service se doit de promouvoir et de protéger : la recherche et l’enseignement. Même devenue provost, j’ai exigé de pouvoir donner au moins un cours par année, d’encadrer quelques étudiants, et de continuer à publier les résultats de mes recherches à un rythme certes moindre, mais régulier.
Parmi mes multiples motivations, l’une frôlait l’égoïsme : le fait d’enseigner régulièrement me force à prendre connaissance de ce qui se publie en sciences politiques, exercice que je pourrais sinon avoir tendance à reporter indéfiniment. Je demeure ainsi branchée sur ma discipline, même si je consacre une grande part de mes journées à des questions de processus, de procédures, de budget ainsi que de relations intra et interétablissements. Je dois également avouer que j’aime vraiment enseigner. Si j’accepte des responsabilités administratives, c’est avant tout pour aider les bons professeurs qui aiment enseigner à continuer de le faire, mieux et efficacement. Par ailleurs, je crois que le fait de garder un lien avec mes étudiants et leur parcours d’apprentissage, de même qu’avec mes collègues enseignants et leur parcours au sein du département, m’aide à prendre de meilleures décisions. Des décisions aux retombées importantes qui, je l’espère, contribuent à améliorer les parcours des uns et des autres.
La prise de telles décisions, contribuant à faire évoluer l’établissement en douceur, est toutefois de plus en plus ardue au fil des ans, compte tenu de la multiplication des obstacles et des défis. Il n’est pas facile de concilier les incessantes contraintes budgétaires et l’idéal universitaire qui, à maints égards, consiste à lever les contraintes et à permettre une poursuite des idées sans la moindre entrave. Il est nécessaire de trouver un équilibre : démontrer aux bailleurs de fonds des universités que l’argent est dépensé judicieusement, tout en veillant à préserver l’autonomie de l’établissement. Dans mon domaine – celui des sciences politiques –, cela est une source constante de tensions. De grandes interrogations se posent : qui finance l’éducation, à quelle hauteur, et quelles conséquences cela a-t-il sur la liberté universitaire?
Selon certains, les technologies de l’information sont en voie de rendre la notion même d’université obsolète. Personnellement, j’estime que cet espace propre aux universitaires – réservé à l’enseignement, à la recherche et à la pensée critique – a survécu, et qu’il a surtout su s’adapter aux importantes transformations sociales survenues depuis le début du Moyen-âge. Je ne crains pas qu’Internet en vienne à bout.
Cela ne signifie pas que ceux qui offrent du soutien aux établissements universitaires peuvent s’offrir le luxe d’être complaisants, suffisants ou inconstants. Nous devons continuer à nous adapter et à évoluer et nous devons prendre l’initiative du changement, sous peine de se le voir imposer. Le fait d’être en mesure de contribuer à façonner le changement compense le prix à payer pour mener une carrière administrative. Je vous exposerai, au fil des prochains numéros, ma vision d’une sphère universitaire canadienne active, cohérente, pertinente et en phase avec les réalités actuelles.