Bonjour, je suis nouveau ici. Permettez-moi de me présenter.
Divisons le monde en trois groupes : les personnes qui ne sont jamais allées à l’université, celles qui y sont entrées et n’en sont jamais parties, et celles qui l’ont fréquentée un certain temps. Je fais partie du troisième groupe, et j’ai conscience de m’adresser surtout au deuxième. C’est donc avec le syndrome de l’imposteur que j’écris ces lignes.
Bachelier en science politique, j’ai décroché mon diplôme de l’Université Western en 1989. Ça m’a pris un certain temps, parce qu’il a d’abord fallu que j’échoue à ma chimie de deuxième année, ce que j’ai fait avec un certain enthousiasme. Par la suite, je tiquais quand quelqu’un qualifiait mon domaine d’études de « science » politique. Je me disais : « j’ai fait des sciences, et ça ne ressemble pas à ça ».
Ensuite, je n’ai jamais oublié l’université, mais ce n’est qu’après 2000 que l’enseignement supérieur s’est taillé une place parmi mes sujets d’intérêt journalistiques. En 2000, Jean Chrétien menait sa troisième campagne comme chef du Parti libéral du Canada. Il avait deux adversaires principaux : Stockwell Day, le jeune chef de l’Alliance canadienne, qui formait alors l’opposition, et Paul Martin, le charismatique leader des adeptes du libéralisme qui n’aimaient pas M. Chrétien. Jean Chrétien a déclenché l’élection tôt, pour prendre les deux hommes par surprise. Il tenait beaucoup de ses événements de campagne sur des campus universitaires et misait sur le contraste avec ses adversaires. « Stockwell Day incarne le passé, disait essentiellement M. Chrétien. Il n’a pas de carte de bibliothèque. Je suis l’avenir. Je suis entouré de personnes en sarraus de laboratoire. » M. Chrétien a finalement accru sa majorité à la Chambre des communes, dans ce qui fut peut-être son plus grand triomphe politique.
Mais ce n’était pas qu’une question de discours et de tactique. Le gouvernement Chrétien investissait déjà massivement dans la recherche universitaire avant l’élection, et il a poursuivi dans la même veine après, en augmentant rapidement les budgets pour les organismes subventionnaires, les bourses d’études et les chaires de recherche. Les origines de la recherche menée au Canada aujourd’hui remontent en grande partie aux programmes instaurés pendant l’ère Chrétien.
En 2003, j’ai commencé à travailler pour Maclean’s, qui avait un numéro populaire consacré au classement des universités et couvrait le secteur de l’enseignement supérieur toute l’année. Les universités ne me passionnaient pas, mais chez Maclean’s, on était heureux de publier tout ce que j’écrivais sur le secteur.
C’était une période féconde pour écrire sur les universités. Au début.
Jean Chrétien était loin d’être le seul politicien à s’intéresser à l’enseignement supérieur. Les appuis à un secteur universitaire fort étaient élevés dans l’ensemble de la société canadienne. Des gouvernements de toutes sortes se ralliaient à sa vision. En 2005, Indira Samarasekera a accepté le rectorat de l’Université de l’Alberta parce que Ralph Klein lui avait assuré avoir un plan d’investissement à long terme pour les universités de la province. En 2007, le plan Campus 2020 de la Colombie-Britannique ambitionnait de donner à cette province « la population la plus instruite du continent » au plus tard en 2020. Le ministre des Finances du Québec voulait faire de Montréal « un pôle mondial pour la photonique ».
En 2001, le grand économiste de l’Université Queen’s Tom Courchene a signé une sorte de manifeste pour l’époque quand il a publié A State of Minds: Toward a Human Capital Future for Canadians. Il y demandait : « [Traduction] Qu’arrivera-t-il au Canada dans un monde où le capital physique, les ressources naturelles et la géographie – jadis les avantages concurrentiels par excellence – auront moins de valeur que les connaissances, l’information, le savoir-faire technologique et le capital humain? Qu’arrivera-t-il aux Canadiennes et Canadiens? »
La réponse, étonnamment, est que nous ne sommes sans doute pas près de le savoir. Le Canada est probablement plus éloigné du but qu’il ne l’était en 2001. Et nous allons dans la mauvaise direction.
L’élan s’est essoufflé si lentement qu’il a fallu des années pour le remarquer. L’Alberta a sabré les budgets de ses universités en 2013. Ils n’ont jamais vraiment été renfloués. En 2007, Stephen Harper a créé un Conseil des sciences, de la technologie et de l’innovation, avec des sous-ministres, des rectorats d’universités, des chefs de la direction et un secrétariat, pour produire des rapports bisannuels sur l’état de la nation comparant les performances du Canada en sciences et technologies avec celles d’autres pays. Plus les années passaient, plus les rapports montraient un Canada à la traîne. Alors en 2016, Justin Trudeau a démantelé le Conseil. Fini, les mauvaises nouvelles!
Mais pour les budgets universitaires, les mauvaises nouvelles continuent de s’accumuler. Les subventions gouvernementales sont gelées ou diminuent. Les gouvernements réduisent ou plafonnent les droits de scolarité des étudiantes et étudiants canadiens, dans un élan de populisme malavisé. Certaines universités, en réaction, laissent monter en flèche les admissions, en particulier celles de l’étranger, qui rapportent davantage. Ce n’est pas une solution parfaite. Et depuis quelque temps, ce n’en est même plus une, parce que les décisionnaires politiques commencent à rogner sur cette option également.
Et les mauvaises nouvelles ne sont pas que budgétaires : elles sont aussi culturelles. L’idée que l’avenir du Canada réside dans ses universités ou passe par elles rencontre de plus en plus de résistance. Échangez avec des gens qui ont un enfant en âge d’aller à l’université; vous les entendrez probablement mettre en doute la valeur de quatre années d’études de premier cycle. Leur jeune, déploreront-ils, devra sans doute suivre une formation professionnelle par la suite, pour apprendre quelque chose d’utile. Beaucoup n’ont qu’une idée très vague de ce qui se passe dans les universités, mais peu importe : ça n’a rien d’enthousiasmant à leurs yeux.
Quand j’ai écrit sur les compressions budgétaires à l’Université Queen’s l’an dernier, une grande part de mon lectorat a semblé se réjouir de la nouvelle. « Laissez-moi ça pourrir », écrivait-on. Les gens ne voient pas l’utilité des universités et ont la certitude presque absolue que les universités ne voient rien d’utile se passer au Canada.
C’est un peu ce que voulait dire Larry Summers, l’ancien recteur de l’Université Harvard, quand il a parlé en février de la « profonde incompréhension qui règne entre les universités et la société en général », dans le balado The Good Fight de Yascha Mounk. Les universités de l’Ivy League, a-t-il affirmé, « ont fait un pied de nez à leur plus grand bailleur de fonds : le gouvernement fédéral américain ».
Que des universitaires fassent une critique culturelle de la société en général, c’est loin d’être un problème. On peut difficilement imaginer une université digne de ce nom qui ne ménagerait pas de place au sens critique. Mais le mépris monolithique, avalisé par le tabou, ne constitue pas une critique. Et qui déverse son mépris peut aussi en susciter, de la part de familles et de gouvernements qui devraient normalement envoyer des enfants, des fonds et de l’estime aux établissements d’enseignement supérieur. Aux États-Unis, quatre rectrices d’université de l’Ivy League ont démissionné au cours de la dernière année. Au Canada, la période des débats forcément déchirants sur les campements propalestiniens aurait pu être plus facile à traverser si la population avait déjà eu la forte conviction que les campus sont le théâtre de choses utiles, et pas que celui de la confrontation.
Jusqu’où peut aller cette désunion entre la population et le milieu universitaire? En juillet, la députée conservatrice de Calgary Nose Hill, Michelle Rempel Garner, a publié dans sa populaire infolettre Substack un billet renversant, sous le titre Major screw-ups at universities should raise questions about their research funding eligibility [Des ratés retentissants dans certaines universités devraient soulever des questions sur leur admissibilité au financement de la recherche]. Je ne partage pas son avis, mais compte tenu des gens qu’elle fréquente – un grand caucus parlementaire dont les rangs semblent appelés à grossir d’ici environ un an –, il est sans doute justifié de s’y attarder et de s’en préoccuper.
« [Traduction] Les directions de certaines universités canadiennes n’ont pas su prendre des décisions pourtant évidentes et semblent incapables de gérer des risques simples et prévisibles », écrit-elle. Elle désigne comme principale pièce à conviction les campements, qu’elle n’aimait pas, mais a une longue liste d’autres griefs. Selon elle, le moyen le plus facile de « forcer » les universités « à faire mieux » est de « revoir les critères d’admissibilité aux fonds de recherche fédéraux pour assurer une forte gouvernance universitaire ».
Peut-être sentez-vous, comme moi, le besoin de souligner les failles d’un tel plan. Au premier chef, le fait que les subventions destinées à la recherche risquent peu de finir entre les mains des personnes responsables de gérer les manifestations. Si une manifestation devait s’envenimer à l’Université de Calgary, par exemple, je ne suis pas sûr qu’on devrait blâmer l’équipe de recherche sur le cancer de l’Institut de recherche de l’Hôpital pour enfants de l’Alberta.
En fait, je dirais que le remède proposé est proprement choquant. Mais ces jours-ci, mon opinion vaut sans doute moins pour Mme Rempel Garner que celle de Pierre Poilievre, le chef de son parti. D’ailleurs, pendant la course au leadership en 2022, ce dernier a promis de rendre le financement fédéral de la recherche conditionnel à l’engagement des universités de protéger la liberté d’expression garantie par la Charte.
Un gouvernement qui déciderait de rendre l’obtention de fonds plus difficile pour les universités aurait la cote par les temps qui courent. La profonde incompréhension que décrivait Larry Summers pourrait bien encore s’accentuer. Les gouvernements prennent leurs décisions en fonction de l’opinion publique; les grandes institutions sont donc éternellement condamnées à lutter pour gagner l’estime de la population. Et c’est un combat que les universités canadiennes perdent. Depuis des années déjà.