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SITEST pour sauver le français scientifique

par Jean Baroux
Publié en février 1974

Sommes-nous sur la bonne voie avec la politi­que de bilinguisme au Canada, quand certains scientifiques et  technologues d’expression française se désintéressent de leur langue pour adopter l’anglais comme moyen de communication dans leurs débats ou leurs écrits?

De deux choses l’une : ou nos scientifiques choisissent délibérément l’anglais comme langue de communication parce qu’ils sont intéressés par un auditoire plus vaste et des émoluments plus rémunérateurs; dans ce cas, que ceux d’entre nous qui sont désintéressés leur jettent la première pierre. Ou ces mêmes scientifiques  se voient obligés d’abandonner la langue française des sciences et de la technologie parce qu’elle est devenue un outil de travail archaïque qui ne leur permet plus de communiquer leurs découvertes : dans ce dernier cas le mal ne peut qu’empirer si l’on ne prend pas rapidement des mesures énergiques pour corriger la situation.

Les progrès réalisés par les Américains dans les domaines des sciences et de la technologie ont pour résultat une prolifération constante de nouveaux termes dans toutes les disciplines. Plusieurs langues étrangères à l’anglais accusent un retard considérable dans la création de terminologie correspondante. Particulièrement le français. II nous faut donc créer des termes. Cette création ne doit pas s’effectuer en vase clos. Elle doit être basée sur une consultation systématique des scientifiques et technologues des disciplines concernées.

Il existe, de par le monde, de nombreux organismes nationaux et internationaux qui se préoccupent de la question. Chacun, dans sa sphère, crée des mots, traduit, sans consulter les membres d’autres communautés scientifiques de même discipline.

II n’est donc pas étonnant que, d’un labora­toire à l’autre on ne se comprenne pas, car pour le même objet on a créé différentes expressions. Ceux qui souffrent le plus de ce manque de normalisation, ce sont, tout d’a­bord, les savants qui doivent décrire leurs in­ventions ou faire part des résultats de leurs re­cherches dans les journaux et périodiques scientifiques; viennent ensuite les écrivains scientifiques qui vulgarisent et discutent les nouvelles puis ceux qui traduisent les textes techniques de l’anglais au français. Qu’ils soient des traducteurs chevronnés ou des scientifiques qui analysent les communica­tions de leurs collègues de langue anglaise, tous constatent que notre vocabulaire techni­que est inadéquat.

La langue des sciences est-elle nécessaire?

Les savants de tous les pays éprouvent le besoin de communiquer dans une langue commune…

L’avenir du monde, la construction du futur, l’élaboration de politiques scientifiques saines, la diffusion de la connaissance et des idées ne peuvent être échafaudés sur la connaissance d’une langue particulière. Ceci équivaudrait à réserver la communication scientifique et technique à un groupe linguistique privilégié.

La langue scientifique et technique est indis­pensable au développement culturel des peu­ples. Plus de 140 milllions d’hommes considè­rent le français comme 0util de travail, langue maternelle ou seconde, qui leur permettra de s’instruire et de donner à leurs générations fu­tures une raison d’espérer.

En Amérique du Nord, nous tenons la science et la technologie pour des éléments majeurs dans l’établissement des structures nécessaires à notre épanouissement.

Mais, lors de la Biennale de la langue française, à Liège, en 1969, on a annoncé que la langue française technique et scientifique accusait un retard de 5 000 termes par rap­port à l’anglais.

À Menton, au cours de la dernière biennale, on a déclaré que, chaque année, notre retard augmente d’environ 1 500 expressions nou­velles créées dans des langues étrangères.

Terminologie inadéquate

Le manque de coordination des efforts individuels ou collectifs dans l’élaboration de la terminologie scientifique et technique de langue française a entraîné jusqu’à ce jour des pertes considérables de temps, d’énergie et d’argent. Ces pertes sont surtout manifestes depuis l’explosion technologique et scientifique en Occident. La langue anglaise a progressé dans des domaines jusqu’alors inexplorés par les spécialistes de langue française. Faute d’une terminologie adéquate les scientifiques et technologues francophones ont soit adopté l’anglais, soit négligé la poursuite d’études qui demandaient une connaissance parfaite de cette langue.

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Le développement des connaissances scientifiques et technologiques complique les communications par le fait que les disciplines se chevauchent et s’interpénètrent.

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Le scientifique ne peut donc plus se contenter d’utiliser les termes propres à sa discipline, il lui faut connaître également ceux des disciplines connexes. Du fait de la complexité de cette situation, il est indispensable que l’initiative de la création des termes soit confiée aux scientifiques, technologues, chercheurs, auteurs et créateurs dans chaque discipline.  Jusqu’à ce jour, cette responsabilité a été laissée aux traducteurs.

… Mais encore faut-il que cette création soit le fruit d’une collaboration étroite entre les membres de mêmes disciplines au sein des pays francophones.

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Savants, linguistes, écrivains, traducteurs, journalistes, en un mot les utilisateurs de l’outil de travail, doivent collaborer pour élaborer la terminologie scientifique et technique. Cette tâche doit être orchestrée par un organisme centralisateur à l’échelon international.

Une initiative canadienne : SITEST

(Service international de terminologie scientifique et technique)

À la suite d’un article publié par Le Devoir du 8 août et La Presse du 9 août 1972, puis re­pris dans plusieurs autres quotidiens et maga­zines des deux langues, un groupe de savants, linguistes, écrivains, traducteurs et journalis­tes s’est constitué en 1972 pour analyser la si­tuation et étudier les solutions possibles. Voici les conclusions de leur étude :

  • Il est impératif de coordonner l’élabora­tion de la terminologie, scientifique et technique de langue française et d’en assurer la normalisation.
  • Dans les pays de langue française, il n’existe pas d’organisme qui se soit attelé à cette tâche.
  • La consultation des utilisateurs, spécialis­tes, savants, techniciens et linguistes doit être effective à l’échelon national et international.
  • La création de SITEST doit être envisagée au plus tôt.
  • SITEST doit être ouvert à tous les utilisa­teurs de la terminologie scientifique et techni­que. II devra consulter en profondeur tous les spécialistes des disciplines concernées, au­cune des études n’étant laissée au hasard des besoins de la traduction. La communauté scientifique canadienne doit avoir accès aux reésultats des travaux de SITEST et doit obtenir des solutions rapides aux problèmes posés.
  • Toutes les ressources scientifiques et technologiques doivent être mises en œuvre, pour que la normalisation soit effectuée en accord avec tous les pays utilisant la langue française.
  • Les secteurs industriels, universitaires, gouvernementaux, les sociétés savantes; as­sociations professionnelles et les organes d’information devront être encouragés à participer aux travaux de SITEST.
  • L’initiative canadienne est bien accueillie a l’échelon international. Notre confrontation quotidienne avec le phénomène de l’anglicisation de la langue scientifique et technique nous met à même de résoudre plus rapidement les problèmes de création et de normalisation que ne pourraient le faire nos collègues européens et africains.
  • Pour que la normalisation soit effective à l’échelon international, SITEST devra établir des relations de travail étroites avec les organismes scientifiques technologiques et lin­guistiques de tous les pays intéressés. Il devra galvaniser les énergies de tous ces organismes afin que la consultation soit effective et la normalisation assurée par une large diffusion de ses publications.

L’ordinateur

Au lieu de disséminer la terminologie scien­tifique et technique dans des publications dis­parates réparties dans des centaines de bu­reaux et bibliothèques, SITEST centralisera la terminologie normalisée dans un ordinateur. La capacité de ce dernier sera pratiquement illimitée, la classification et le triage des infor­mations seront instantanés.

Les fiches bilingues mises en mémoire contiendront toutes les informations sur le terme et son utilisation.

Tous les classements seront possibles : al­phabétiques, analogiques par discipline, etc … La consultation par terminal sera très écono­mique.

L’ordinateur utilisé pourrait être celui de la Banque de terminologie de l’université de Mon­tréal qui est déjà en opération et dispose d’une excellente équipe de techniciens et linguistes rodés.

Les consultations de la Banque seront gra­tuites pour les membres de SITEST… Le coût de la consultation pour les membres de SITEST se limitera, donc à la communication téléphonique (aucun frais pour les agences du gouvernement fédéral). Les terminaux pour­ront être utilisés directement par les mem­bres du personnel sans opérateur spécialisé.

Le souci de parfaire les structures des insti­tutions chargées d’appliquer la politique de bi­linguisme adoptée à l’échelon fédéral justifierait l’intégration de SITEST au sein d’une agence de la couronne. Il est d’ailleurs fort probable que le principal utilisateur de SITEST sera le gouvernement fédéral et en particulier les ministères et agences qui sont engagés dans la recherche scientifique et technique.

La mission de caractère international que s’est fixée SITEST devrait orienter le choix vers un organisme dont les attributions ont égale­ment ce caractère. La communication bilingue implique nécessairement l’utilisation de deux langues articulées conjointement par deux terminologies correspondantes. L’application de la loi sur le bilinguisme ne peut être effec­tive que si les scientifiques, technologues, pro­fesseurs, linguistes et traducteurs disposent de l’outil de travail indispensable à leur com­munication. Cette dernière ne peut pas souffrir de délais face à la croissance rapide des connaissances répandues dans les milieux de re­cherche et de travail en Amérique du Nord; ceci justifie le besoin pressant de concentrer toute l’information dans un ordinateur tel que celui de la Banque de terminologie de l’univer­sité de Montréal.

SITEST passe à l’action

Un comité provisoire composé de hautes personnalités des milieux scientifiques et tech­nologiques des domaines universitaires, industriels et gouvernementaux a été mis sur pied par un groupe de scientifiques, technolo­gues et linguistes, soucieux d’utiliser la langue française dans leurs communications profes­sionnelles.

Ce comité a soumis un mémoire à Madame Jeanne Sauvé, Ministre d’État aux sciences et à la technologie, pour lui demander d’intercéder auprès du gouvernement fédéral afin que ce dernier concrétise la formation de SITEST. La politique de bilinguisme implique la publi­cation des ouvrages scientifiques et technolo­giques dans les deux langues. Nous savons que le gouvernement fédéral est la plus grosse entreprise d’édition du Canada. Les ministères du gouvernement fédéral seront donc les principaux utilisateurs des services de SITEST. Il est logique qu’ils prennent la responsabilité fi­nancière et administrative d’un tel organisme.

Le dossier remis à Madame Sauvé contenait un choix de 62 lettres émanant des milieux universitaires, industriels, gouvernementaux. Recteurs, Doyens et Vice-Doyens de facultés, Sous-Ministres, Présidents de sociétés, pro­fesseurs, présidents d’associations profes­sionnelles, journalistes; tous dans ces lettres sont en faveur de la création de SITEST et lui offrent leur aide intellectuelle. Espérons que le gouvernement donnera satisfaction à notre communauté scientifique et qu’ainsi les utilisateurs de la langue française des sciences trou­veront une nouvelle raison d’espérer.

Cet article, qui a été légèrement abrégé, a paru en octobre 1973 dans la revue Québec Science, une pu­blication de l’université du Québec. L’auteur est agent d’information, Conseil des sciences du Canada.