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Dernier repos des excentricités et autres curiosités

Marionnettes et boîte à pizza personnalisée : les collections spéciales des bibliothèques universitaires abritent des objets plutôt étranges.

par BECKY RYNOR | 10 JUIN 15

lle a perdu le strass brillant qui ornait une de ses chaussures au cours de ses voyages, et des boutons de son jabot rouge ne tiennent plus qu’à un fil, mais ses lèvres ont toujours leur teinte écarlate, et les garnitures de sa robe n’ont rien perdu de leur dorure, même si elle n’a pas foulé les planches depuis l’époque où elle divertissait les troupes pendant la Première Guerre mondiale.

Sa vie est beaucoup plus tranquille, maintenant qu’elle fait partie de la collection spéciale de marionnettes de l’Université McGill, mais elle est en bonne compagnie. À ses côtés, le fameux trio formé de Don Quichotte, de Sancho Panza et du fidèle Rocinante, un arlequin datant de 1762, tous les personnages de la pièce Les nuées d’Aristophane et quelques chevaliers corses hauts comme trois pommes, portant l’armure et pesant près de 10 kg chacun. À ceux-là s’ajoutent des dizaines de marionnettes à fils, à gaine, à tiges et à doigt, des silhouettes pour ombres chinoises ainsi que deux « danseuses pour piano » chinoises. Faites de papier coloré, de tiges et de délicat papier de riz, les danseuses sont destinées à être placées sur un piano. Lorsque les notes s’activent, les vibrations font bouger leur robe au rythme de la pièce musicale.

Toutes ces marionnettes forment sans aucun doute l’une des plus étranges collections universitaires au Canada. La collection de l’Université McGill, acquise auprès de la marionnettiste canadienne Rosalynde Osborne Stearn en 1953, compte aujourd’hui 175 pièces originaires de la Russie, la Tchécoslovaquie, l’Italie, Java, la Belgique et l’Indonésie, de même que quelque 3 000 ouvrages et périodiques consacrés à l’art des marionnettes aux XIXe et XXe siècles, scénarios de pièces de théâtre de marionnettes, théâtres miniatures, portraits, peintures, impressions et affiches.

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La collection de marionnettes Rosalynde Stearn de l’Universite McGill.

« C’est sans aucun doute une collection qui sort de l’ordinaire, convient Richard Virr, curateur des livres rares et des collections spéciales des bibliothèques de l’Université McGill. Je crois bien qu’il s’agit de la seule collection de marionnettes au Canada. »

Vrai, mais beaucoup d’autres universités canadiennes regorgent de collections uniques, anciennes ou tout simplement bizarres. Certaines sont des legs, d’autres sont recherchées et d’autres encore relèvent de découvertes accidentelles, mais toutes font partie intégrante des biens de l’université et contribuent même à sa réputation.

On s’attend à ce qu’une université détienne des livres rares, des papiers personnels et des publications de grande valeur, mais les collections universitaires dépassent largement ce cadre. Si vous recherchez une comptine qui était populaire à New York pendant la grande dépression, consultez la collection folklorique Herbert Halpert de l’Université Memorial. Si vous êtes en quête d’une bande dessinée, sachez que la collection Eddy Smet de l’Université Western en compte près de 8 000 et serait l’une des plus volumineuses et des plus précieuses compilations du genre jamais donnée à une école canadienne.

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La collection de bandes dessinees Eddy Smet de l’Universite Western.

« C’est comme si je me coupais les deux bras, car j’entretiens cette collection depuis plus de 40 ans, écrivait M. Smet, ancien professeur de mathématiques à l’Université Western, dans un communiqué annonçant son don en 2009. Je sais cependant que ma collection deviendra, dans un établissement comme l’Université Western, une merveilleuse ressource pour les étudiants et les professeurs qui s’intéressent à la culture populaire, aux arts visuels et même aux études des femmes. » M. Smet continue systématiquement de faire don à l’Université Western de portions importantes de sa collection, qui contenait au départ plus de 10 000 livres. Le reste de la collection est attendu au cours des prochaines années.

Si des bandes dessinées peuvent fournir une perspective sociologique insolite sur la société, imaginez ce qu’on peut apprendre en lisant ce que les femmes anglaises du XVIIe siècle cuisinaient pour le souper et comment elles le préparaient et le servaient. La collection d’ouvrages culinaires de l’Université de Guelph compte quelque 16 000 titres. « Beaucoup de gens s’intéressent aux livres de cuisine, qu’ils considèrent comme des fenêtres sur l’histoire sociale et culturelle », explique Melissa McAfee, bibliothécaire responsable des collections spéciales à l’Université de Guelph, qui a donné un cours sur l’histoire de l’alimentation.

Il est sans doute difficile de trouver plus grande autorité en matière de cuisine au XVIIe siècle que Hannah Woolley, qui était à l’époque la reine de la cuisine et de la gestion de la maisonnée. « Hannah Woolley a été l’une des premières femmes à écrire et publier un livre de cuisine, intitulé The Queen-like Closet. Elle était veuve et cherchait en partie à subvenir à ses besoins, précise Mme McAfee. The Queen-like Closet montrait les manières et les coutumes de la haute société. L’ouvrage enseignait quoi cuisiner et comment mettre le couvert pour s’élever socialement. »

L’Université de Guelph possède également la plus grande collection consacrée à l’histoire de l’Écosse à l’extérieur de celle-ci. La collection comprend des documents plusieurs fois centenaires, comme des chartes manuscrites sur vélin concernant la gestion des terres, des atlas, des guides de voyage, des journaux intimes ainsi que des renseignements sur les familles, les clans et les émigrants. « Une collection peut servir de laboratoire de sciences humaines, au même titre qu’un laboratoire de chimie sert à mener des expériences scientifiques. Elle montre que l’université appuie la recherche à un très haut niveau », poursuit Mme McAfee, qui a été attirée vers l’Université de Guelph en raison de ses collections consacrées à l’histoire culinaire et à l’Écosse.

« Je m’intéresse aux livres rares depuis longtemps, et j’ai pu constater que l’Université avait fait un excellent travail en assemblant ces collections, tant en nombre qu’en importance », dit-elle, soulignant que les collections sont utilisées par des chercheurs du monde entier. Depuis son arrivée à l’Université de Guelph en 2012, Mme McAfee s’efforce de faire connaître les collections aux professeurs et aux étudiants sur le campus.

L’alimentation aux siècles passés est une fenêtre sociologique des plus intrigantes. Ce qui rendait les gens malades et comment on les « soignait » en est une autre. L’Université Laval possède une vaste collection d’artefacts dévoilant les origines de la pharmacie et de la pharmacologie : balances, pipes à opium et remèdes à base d’herbes et de légumes, certains dans leur emballage d’origine. La collection comprend également des centaines d’or-donnances datant des années 1800.

« Au Canada, les pharmaciens étaient également médecins aux XVIIIe et XIXe siècles. C’est seulement par la suite qu’ils ont eu pour rôle de fabriquer et de préparer des médicaments », explique Gilles
Barbeau, professeur émérite à la Faculté de pharmacie de l’établissement. M. Barbeau donne encore aujourd’hui un cours sur l’histoire de la pharmacie. « Nous souhaitons préserver l’héritage des pharmaciens et en apprendre davantage sur leur vie à l’époque, car elle est très méconnue, surtout par des étudiants. Tout le monde connaît l’histoire des médecins, mais personne ne connaît celle des pharmaciens. »

La collection contient de précieux renseignements sur l’évolution et l’utilisation de nombreux médicaments, ajoute M. Barbeau. Le gui, par exemple, servait à traiter l’hypertension, tandis que le mercure était abondamment prescrit pour guérir des maladies comme la syphilis. Le métal était efficace contre la syphilis, mais avait un fâcheux effet secondaire : il empoisonnait le patient.

D’autre part, un certain nombre de médicaments de la médecine moderne étaient déjà utilisés il y a des décennies. Grâce à la collection, « les étudiants peuvent apprendre que les Chinois avaient recours à la vaccination contre la variole il y a 2 000 ans », indique M. Barbeau. Les artefacts marquent l’arrivée des antibiotiques en 1905, puis l’émergence de l’Aspirine. « Une foule de médicaments découverts il y a longtemps sont encore utilisés de nos jours. »

L’Université de la Colombie-Britannique (UBC) propose pour sa part un regard beaucoup plus moderne sur la société. Elle est en effet l’heureuse bénéficiaire d’une immense collection de manuscrits, de photos, d’œuvres d’art visuel, de lettres d’admirateurs, de correspondance, de coupures de presse et de matériel audiovisuel de Douglas Coupland, qui avoue : « Je ne suis pas très bon pour m’en occuper moi-même, comme la plupart des gens d’ailleurs. »

Le prolifique auteur, artiste visuel, scénariste, designer graphique et cinéaste originaire de Vancouver est reconnu pour avoir popularisé l’expression « génération X », qui qualifie les personnes nées entre 1960 et 1980. Le don inclut de menus objets de la vie quotidienne, mais également un nid de guêpes incrusté de bijoux, une orque numérique, un moule de la jambe de Terry Fox et une vieille boîte de pizza recouverte de l’écriture calligraphique de l’artiste qui précise que l’idée d’inclure ce dernier objet ne vient pas de lui. « Je suis heureux que l’Université en prenne soin, a-t-il indiqué lors d’une entrevue par courriel. C’est un grand honneur. Autrement, tous ces objets pourriraient dans des boîtes de carton. »

Comme l’explique Krisztina Laszlo, archiviste responsable des collections spéciales et des livres rares à la UBC, la collection Coupland « est une mine de renseignements sur la production artistique. L’artiste a amassé de menus objets qui dressent un portrait de la vie aux XXe et XXIe siècles. » Selon M. Coupland, tous les articles de la collection « chevauchent précisément l’ère d’avant-Internet et l’ère Internet. Ils témoignent clairement d’un important virage dans notre façon de voir le monde. »

Même si la boîte de pizza et d’autres objets ont posé des difficultés d’archivage considérables, ils ont offert une excellente expérience d’apprentissage par la pratique aux étudiants en archivage à la UBC, qui ont rédigé un blogue sur la prise en charge de la collection Coupland. La vieille boîte de pizza a dû être soigneusement nettoyée. « Nous avons tout d’abord gratté délicatement les miettes de fromage et de pain à l’aide d’un scalpel, en prenant bien soin de ne pas abîmer la boîte », peut-on lire sur le blogue.

  1. Coupland explique que, grâce à ce don, « la quantité massive d’œuvres visuelles que j’ai créées pendant les années 1990 pourra aller sur le site coupland.com. C’était avant l’invention du blogue… et de tout ce qui relève d’Internet et qui fait aujourd’hui partie de notre quotidien. Ces œuvres n’avaient nulle part où aller en 1994… NULLE PART. Une bonne partie du don appuie donc la création d’un “quelque part”. »

« Comme M. Coupland est une figure de proue de la scène artistique et culturelle au Canada, la UBC a saisi la valeur de ces documents, explique Mme Laszlo. Je ne parle pas de valeur monétaire, mais de valeur culturelle, de valeur pour les étudiants qui peuvent les utiliser pour faire de la recherche. La collection touche à tellement de disciplines qu’elle peut intéresser les étudiants en études culturelles, en histoire de l’art, en littérature et en études anglaises. Elle donne accès à une foule de dimensions. »

La collection Douglas Coupland de l'Universite de la Colombie-Britannique. Photos par Kamil Bialous.
La collection Douglas Coupland de l’Universite de la Colombie-Britannique. Photos par Kamil Bialous.

Pour décider quoi collectionner ou quelles collections accepter, l’archiviste responsable des collections spéciales doit faire preuve de beaucoup de discipline et de discernement, explique M. Virr de l’Université McGill. « Toutes les collections auxquelles je touche directement doivent servir à l’enseignement et à la recherche. » Les choix sont parfois difficiles : il a dû refuser plusieurs collections, car elles ne s’inscrivaient pas dans le mandat de la bibliothèque. « Je me sens souvent comme un enfant dans une confiserie, parce que je vois tellement de choses et me dis à quel point ce serait merveilleux de les avoir. Mais on ne peut pas fonctionner par coup de cœur, parce qu’on se retrouverait avec un peu de tout. »

L’espace consacré aux collections ne pose pas problème pour l’instant à l’Université McGill, mais même si c’était le cas, M. Virr aurait encore pour responsabilité de faire de nouvelles acquisitions. « Je trouverais très difficile de refuser une collection que je juge importante pour l’Université simplement par manque d’espace. »

À l’Université Mount Saint Vincent d’Halifax, la collection d’ouvrages à bon marché de fiction lesbienne est rangée sous clé, mais ce n’est pas en raison de son caractère osé. C’est plutôt parce que les livres sont si rares et si fragiles qu’ils doivent être entreposés et manipulés avec le plus grand soin.

Rhoda Zuk, professeure d’anglais, explique que la collection a commencé par une boîte de livres qu’elle a trouvée en 1997. « Je suis tombée sur quelques livres dans une librairie d’occasion, et le propriétaire en avait long à dire à leur sujet. Avec l’argent qui me restait, j’en ai acheté quelques-uns. » Puis elle en a parlé à des collègues. La bibliothécaire de l’époque, aujourd’hui responsable de la collection, « n’en revenait pas. Elle venait de trouver un trésor. »

Aujourd’hui, ces livres (issus d’un courant littéraire qui a vu le jour en 1952 avec la publication du roman à succès Spring Fire) sont exposés, bien en vue, dans une vitrine accrochée à proximité du comptoir de prêt. « Ils témoignent de notre intérêt pour les femmes, leur histoire et leur parcours sexuel, résume Mme Zuk. Pour de nombreuses femmes homosexuelles, ces romans étaient l’unique signe visible de leur existence. Ils étaient vendus dans les pharmacies et ne devaient être rien d’autre que de la littérature érotique bon marché pour les hommes, mais les femmes les achetaient et s’y reconnaissaient. »

Ironiquement, la collection réside aujourd’hui dans une université fondée par des religieuses en 1873 afin d’éduquer les filles et les femmes, mais elle a une grande portée, tant sur le plan universitaire que culturel, poursuit Mme Zuk en énumérant toutes les disciplines pour lesquelles la collection présente un intérêt aux fins de recherche ou d’enseignement : les études féminines et de genre, l’histoire, la littérature, la sociologie, et les modes de production visuelle. « On peut passer des heures à discuter avec les étudiants à propos des couvertures, qui ont presque tous un côté choquant. On voit souvent un homme dominant quelques femmes en arrière-plan. Les femmes ont l’air de petites chattes, souvent dans des positions sadomasochistes. »

Malgré tout, les livres devaient être écrits dans le respect des mœurs socialement acceptables à l’époque. « Ils devaient respecter les limites strictes imposées par les éditeurs, précise Mme Zuk. Une des auteures, Ann Bannon, a déjà dit au sujet des protagonistes : “Elles pouvaient s’amuser un peu mais, au bout du compte, une des lesbiennes devait mourir, et l’autre se marier” ». Avec un homme, bien entendu.

Peu importe le contenu d’une bibliothèque universitaire, ses collections spéciales sont de plus en plus scrutées à la loupe en cette ère de concurrence pour attirer les étudiants et les meilleurs professeurs. « Les universités sont de plus en plus jugées en fonction de leurs livres rares et collections spéciales, observe M. Virr. On tente de trouver un créneau, de servir les intérêts de son établissement. » Une façon d’y parvenir est de faire connaître les collections aux étudiants de l’Université McGill et des autres universités montréalaises, explique-t-il. « Nous voulons également attirer les chercheurs étrangers. »

Les archivistes croient que les collections spectaculaires trouveront toujours preneurs, même en période de compressions budgétaires. « La portée de notre travail ou le temps requis pour traiter le matériel et le rendre accessible seront touchés par des considérations d’ordre financier, mais je vous assure que l’objectif de fournir des ressources destinées à la recherche ne pourra jamais disparaître », conclut Mme Laszlo.

Rédigé par
Becky Rynor
Établie à Ottawa, Becky Rynor est une rédactrice et une journaliste qui se spécialise dans la couverture des enjeux des secteurs de l'environnement, des arts, de la santé et du droit. 
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