Nous traversons actuellement une période marquée par un changement radical de notre modèle de pensée entraîné par les nouvelles technologies numériques et les médias interactifs. Cette évolution des pratiques nous force à revoir nos façons de faire. Comment être chercheur universitaire dans la nouvelle ère numérique? Autrement dit, à l’ère d’Internet, où les connaissances circulent sans limites, comment peut-on redessiner les frontières qui ont jusqu’ici défini et consolidé le concept de recherche universitaire?
J’aborde ces questions en mettant de l’avant les pratiques fondamentales des chercheurs universitaires : la recherche, l’écriture, la publication et la communication. Ces pratiques, ces manières d’être chercheur, se transforment à vue d’œil. Je crois pourtant que si nous négocions bien le virage, les sciences humaines deviendront encore plus dynamiques, et ce, au moment même où l’on remet leur utilité en question. Pour ce faire, il faudra stimulerla collaboration entre l’élite de la recherche et la nouvelle génération de chercheurs calés en technologie numérique, soit ces jeunes qui participeront au Congrès des sciences humaines pour la première fois en 2014.
Pendant que je faisais mon doctorat, en 1996, je me suis heurté au manque de données informatives et à l’accès limité aux ressources. Je devais me déplacer pour consulter mes sources, en me rendant, par exemple, à la bibliothèque Douglas de l’Université Queen’s ou à la salle de lecture Birks de l’Université McGill. Je retournais ensuite à mon bureau pour classer mes notes dans des dossiers et des boîtes.
Cette méthode de recherche traditionnelle est devenue obsolète pour les nouveaux participants au Congrès de 2014. Leur principal problème n’est plus le manque d’information : leur monde est plutôt marqué par ce que le regretté historien américain Roy Rosenzweig appelait la « culture de l’abondance » (ou de surabondance, selon certains).
Le défi se précise lorsqu’on songe au travail de l’historien. Mon collègue Dan Cohen, directeur général de la Digital Public Library of America, fait remarquer qu’un historien qui souhaite écrire l’histoire de la Maison-Blanche sous Lyndon Johnson devra lire et analyser les 40 000 notes de service rédigées durant cette période. S’il s’intéresse à la Maison-Blanche sous Clinton, il devra examiner quelque quatre millions de courriels. Personne ne peut lire une telle quantité de courriels, en plus de tous les autres documents émanant de l’administration Clinton, sans y passer sa vie entière. Comment peut-on alors écrire l’histoire de cette époque?
La situation n’ira bien sûr pas en s’améliorant. Les chercheurs de demain ne pourront jamais affirmer avoir réalisé une revue systématique des écrits. Au moment d’aborder un champ d’études, le torrent d’information généré sur le sujet s’accumulera si vite qu’il leur sera humainement impossible de la lire et de l’assimiler.
Je ne propose pas d’arrêter de faire des recherches en bibliothèque ou dans les archives ni de cesser d’écrire des articles, de publier dans des revues prestigieuses ou d’utiliser les modes de communication classiques que sont les conférences et les livres. Toutes ces activités nous sont profitables depuis des générations. Ce que je propose, cependant, c’est d’accueillir dans les sphères universitaires à la fois les méthodes consacrées et les nouvelles façons de faire. Il faut repousser les frontières pour que :
- l’analyse détaillée des sources traditionnelles d’information puisse s’accompagner d’une exploration à distance de vastes fichiers de données;
- les écrits puissent être diffusés sur d’autres supports comme les cartes numériques, les enregistrements audio, les vidéos et d’autres formes d’expression numériques;
- la publication, qui fait l’objet d’une évaluation par les pairs approfondie et de longue haleine, soit conjuguée à de multiples modes de communication du savoir au sein des communautés en ligne;
- la production de connaissances par les universitaires s’enrichisse de la contribution de citoyens chercheurs grâce au partage, voire à la création collaborative du savoir.
Le nouveau paradigme qui se dessine autour des médias numériques et de l’Internet signifie que le savoir existe dans un univers aux possibilités illimitées. Or, la recherche universitaire requiert le maintien de certaines limites.
Les chercheurs universitaires chevronnés ont un rôle particulier à jouer à cet égard. Forts de décennies d’expérience, ils savent quelles frontières respecter ou repousser. Ils ont fait progresser leurs domaines de recherche dans des optiques qui autrement auraient été éclipsées. Ils sont bien placés pour travailler de concert avec les chercheurs qui expérimentent en matière de recherche, d’écriture, de publication et de communication. Tous ensemble, il faut nous interroger sur nos pratiques et déterminer quand formuler des réponses imaginatives et expérimentales. Il nous faut recourir à la pratique de la réflexion critique qui a fait la force des sciences humaines et sociales par le passé, et qui les propulsera vers l’avenir.
Kevin Kee est vice-recteur adjoint à la recherche (sciences humaines et sociales) et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en sciences humaines numériques de l’Université Brock. Le Congrès des sciences humaines 2014 aura lieu à l’Université Brock du 24 au 30 mai.