Vanessa Paulin-Savoie a décidé au secondaire qu’elle ne voulait pas suivre les traces de ses parents comptables. Passionnée de lecture et d’écriture et douée en français, elle a cru que le baccalauréat en traduction de l’Université de Moncton lui conviendrait.
Ses parents, eux, n’en étaient pas si sûrs. Ils ont convaincu leur fille d’envoyer une demande d’admission au programme d’enseignement coopératif de l’Université pour qu’elle puisse faire l’expérience du métier de traducteur. Après deux ans dans le programme, au cours d’un stage, Mme Paulin-Savoie a conclu que la traduction n’était pas pour elle.
Elle a toutefois aimé l’aspect marketing de l’emploi – rédiger des communiqués en français et en anglais pour un site patrimonial acadien près de chez elle, à Caraquet, au Nouveau-Brunswick. Douée d’un esprit créatif et investigateur, elle a trouvé que le marketing « fait appel à toutes mes forces ». Mme Paulin-Savoie en est maintenant à la dernière année d’un programme en marketing, toujours dans un programme coopératif.
Le modèle coopératif a connu une longue et fructueuse histoire au Canada. Il a d’abord vu le jour à l’Université de Waterloo en 1957, avant que l’Université de Sherbrooke ne l’adopte en 1964. À l’Université de Waterloo, environ deux étudiants au premier cycle sur trois sont inscrits dans un programme coopératif; à l’Université de Sherbrooke, cette proportion est d’environ 40 pour cent.
Or, ces jours-ci, l’enseignement coopératif fait souvent partie de la catégorie « apprentissage intégré au travail », ou AIT. Cette expression englobe à la fois les stages, les programmes d’apprentissage pratique, par le service ou sur le terrain, les incubateurs d’entreprises et même les projets de fin d’études appliqués aux enjeux communautaires ou industriels. Pour élargir la portée de son appellation, l’association qui représente les programmes coopératifs a modifié, en novembre dernier, son nom pour « Enseignement coopératif et apprentissage en milieu de travail Canada ».
L’apprentissage intégré au travail et l’apprentissage par l’expérience (qui englobe l’AIT) constituent désormais des priorités pour les universités canadiennes sous l’influence combinée de l’industrie et des étudiants. À l’Université Royal Roads, où les stages occupent une grande part des activités d’AIT, « nous répondons aux souhaits des étudiants, observe Kyla McLeod, directrice des services aux étudiants. Ils veulent relever des défis, être mis à l’épreuve. »
Selon le Consortium canadien de recherche sur les étudiants universitaires, en 2015, environ 55 pour cent des étudiants au premier cycle avaient effectué une forme ou une autre d’AIT au cours de leurs études. Les groupes du milieu des affaires y sont favorables. En 2016, un rapport de la Table ronde sur l’enseignement supérieur et les entreprises, un forum sur le leadership destiné aux entreprises canadiennes et aux établissements d’enseignement supérieur, établit que tous les étudiants devraient vivre une expérience d’apprentissage intégré au travail pertinente pendant leurs études. La Toronto Financial Services Alliance, une organisation à but non lucratif composée de représentants de l’industrie, du gouvernement et d’établissements d’éducation postsecondaire, a été la première à relever le défi. En 2017, elle a lancé le projet pilote ASPIRE dans l’intention de créer 10 000 occasions d’AIT dans le secteur des services financiers torontois d’ici la fin de 2020.
Qu’est-ce que l’AIT?
L’apprentissage intégré au travail comporte plusieurs définitions. Selon Enseignement coopératif et apprentissage en milieu de travail Canada, l’AIT est « un modèle éducatif et un processus pédagogique qui intègre aux études des expériences d’apprentissage formelles en milieu de travail. »
Les gouvernements aussi répondent à l’appel. En 2016, le gouvernement de l’Ontario a demandé davantage d’expériences d’apprentissage liées au travail pour les étudiants de niveau collégial et au premier cycle universitaire. Cette demande faisait suite à la recommandation d’un groupe de travail gouvernemental d’élargir la portée de l’AIT et à la publication d’un rapport par le Conseil ontarien de la qualité de l’enseignement supérieur sur la manière de soutenir ces programmes. Les gouvernements du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse cherchent également à bonifier l’accès à l’apprentissage par l’expérience dans leurs établissements d’enseignement postsecondaire.
C’est alors qu’en août dernier, le gouvernement fédéral a annoncé la création d’un nouveau programme de 73 millions de dollars destiné à la création de 10 000 nouveaux stages rémunérés au cours des quatre prochaines années. Le programme vise les étudiants de niveau postsecondaire en sciences, technologie, génie et mathématiques (STGM) et en administration. Les candidats au Programme d’apprentissage intégré en milieu de travail pour étudiants seront sélectionnés par des organisations de l’industrie, responsables de la répartition des fonds. Un investissement supplémentaire de 221 millions de dollars sur cinq ans servira à financer 50 000 stages par l’intermédiaire de Mitacs, une organisation à but non lucratif qui offre des stages de recherche principalement à des étudiants aux cycles supérieurs et à des boursiers postdoctoraux.
Les éducateurs considèrent que l’AIT permet de faire appel à différentes formes de pédagogie et d’enrichir les connaissances et les expériences pratiques des étudiants. Or, pour les étudiants, l’aspect économique entre aussi en ligne de compte. Ces derniers veulent rapidement savoir qu’ils ont choisi le bon programme et acquérir l’expérience qui leur permettra d’obtenir un bon emploi. À l’École de technologie supérieure (ETS), à Montréal, les étudiants doivent faire trois stages rémunérés. « Ceci leur donne un avantage considérable lorsqu’ils arrivent sur le marché du travail », soutient le directeur des communications de l’ETS, Antoine Landry.
Les gouvernements sont d’avis que l’AIT stimule l’économie du savoir et fournit des emplois aux jeunes. Les entreprises, quant à elles, surtout celles qui se plaignent des pénuries ou des inéquations de compétences, estiment que l’AIT apporte aux étudiants des compétences essentielles à leur intégration dans des industries concurrentielles.
L’industrie des biotechnologies en est un bon exemple. Rob Henderson, président-directeur général de BioTalent Canada, l’une des organisations de l’industrie engagées par le gouvernement pour épauler le Programme d’apprentissage intégré en milieu de travail pour étudiants, rapporte que la majorité des firmes de biotechnologie signalent une pénurie de compétences. Selon lui, le fossé entre l’école et le marché du travail doit être réduit. « Notre système d’éducation est sans égal, dit-il, mais nous devons outiller les étudiants pour qu’ils puissent vivre de leur profession. L’apprentissage doit être pratique […] et j’applaudis la réaction de notre université et de nos partenaires collégiaux. Ils sont au courant du problème et veulent y apporter des solutions. »
De leur côté, les étudiants et leurs familles veulent sécuriser le rendement de leur investissement dans les études supérieures. « C’était important pour moi de m’assurer d’avoir choisi le bon programme dès les premières années. Je voulais être certaine de ne pas perdre mon temps », dit Marie-Pier Harvey, qui a obtenu un baccalauréat en commerce avec volet coopératif de l’Université d’Ottawa en décembre dernier. Nouvellement diplômée, elle a déjà évolué dans quatre milieux de travail : le département de marketing et de communications de son université, un organisme communautaire de santé mentale, une agence de publicité et une entreprise en démarrage de Barcelone.
De leur côté, les étudiants étrangers démontrent un intérêt particulier pour l’AIT. À l’Université de Moncton, environ 44 pour cent des 180 étudiants inscrits à un programme coopératif sont des étudiants étrangers, qui ne constituent pourtant que 17 pour cent des quelque 4 200 étudiants de l’Université.
Types d’AIT
- Formation systématique : formation d’apprentis
- Expériences de travail structurées : programmes coopératifs, stages, formation professionnelle obligatoire, expérience sur le terrain
- Partenariats institutionnels : projets de recherche appliquée, programmes d’apprentissage par le service
- Formes émergentes : incubateurs et accélérateurs d’innovation, stages intensifs, marathons de programmation
Source : Taking the Pulse of Work-integrated Learning in Canada, 2016, rapport préparé par le groupe Academica pour la Table ronde sur l’enseignement supérieur et les entreprises.
C’est l’apprentissage intégré au travail qui a attiré Anshuman Ghosh vers le programme de maîtrise en gestion mondiale de l’Université Royal Roads. M. Ghosh, un homme d’affaires indien, a fait un stage dans le bureau des services de recherche de l’Université de Victoria, où il a conçu des plans d’affaires pour des entreprises dérivées. Cette expérience « m’a aidé à m’adapter à la manière canadienne de travailler », affirme M. Ghosh, et l’a aussi aidé à rembourser sa dette d’études. Il travaille maintenant comme conseiller pour plusieurs clients de la Colombie-Britannique qui souhaitent tisser des liens économiques avec l’Asie.
Au-delà des facteurs économiques évidents, l’AIT et l’apprentissage par l’expérience enrichissent la formation au même titre que la recherche, aux dires des éducateurs et des étudiants. En mettant en pratique ce qu’ils ont appris en classe, les étudiants comprennent mieux le rôle joué par les concepts théoriques. Grâce à cette expérience, ils utilisent judicieusement le matériel didactique, ont davantage confiance en leurs capacités, partagent leurs connaissances et posent des questions.
« Il ne s’agit pas que d’un travail », estime Cathy Bruce, doyenne de la faculté d’éducation de l’Université Trent, faisant référence à l’exigence pour les futurs enseignants d’effectuer un stage de 75 heures dans un milieu d’apprentissage non traditionnel, en plus des 18 semaines de stage en classe requises pour obtenir l’autorisation d’enseigner en Ontario.
Un camp pour jeunes LGBT, une école de langues en Chine et un projet de Canada 150 visant à recueillir des témoignages auprès de personnes âgées constituent des exemples de milieux de travail non traditionnels. Mme Bruce dit qu’il s’agit d’une « expérience déterminante pour les étudiants. Ils apprennent d’une manière totalement nouvelle. »
Sur le terrain, certains estiment que l’AIT favorise un échange de connaissances essentiel entre la recherche universitaire et l’industrie.
À Halifax, Immunovaccine, la société de recherche en immunothérapie issue de l’Université Dalhousie, utilise encore un document Excel qu’un étudiant du programme coopératif a créé il y a trois ans pour simplifier leur processus d’enregistrement des données.
« Les avantages que procure l’embauche d’étudiants de programmes coopératifs valent largement le temps investi en formation », de l’avis de Genevieve Weir, directrice de recherche de l’entreprise. Immunovaccine propose un programme de formation normalisé aux étudiants qui, à la suite de leur stage, ont tendance à suivre davantage de cours d’immunologie.
Peggy Jarvie, vice-provost à l’enseignement coopératif et expérientiel à l’Université de Waterloo, se souvient d’un employeur qui avait rejeté la proposition de son service des ressources humaines de détourner les sommes consacrées aux stages coopératifs pour créer des postes à temps plein. « Ce à quoi il avait répondu : “Pas question”, relate Mme Jarvie. Il est trop important pour le laboratoire de maintenir ce flot d’idées nouvelles. »
Toutefois, les défis ne manquent pas. Il est par exemple primordial de s’entendre sur la terminologie. Il existe une multitude de termes et de définitions pour tout ce qui touche à l’AIT. Les problèmes surviennent lorsque les gouvernements et l’industrie investissent dans l’AIT et que les universités cherchent à mettre sur pied des programmes qui répondent à la fois aux priorités des bailleurs de fonds et à leurs propres normes pédagogiques. Les organisations du milieu des affaires parlent parfois de l’AIT comme d’une série d’activités conçues pour préparer les étudiants au milieu du travail, alors que les éducateurs le décrivent en termes plus pédagogiques.
Peu importe la terminologie, selon Nancy Johnston, vice-provost aux affaires étudiantes et aux relations internationales à l’Université Simon Fraser et chercheuse dans le domaine des programmes coopératifs et de l’apprentissage par l’expérience, il faut trouver un terrain commun. « Il y a deux problèmes quand on dit qu’il faut intensifier l’apprentissage par l’expérience, dit Mme Johnston. De quoi parle-t-on? Et comment en évaluer le succès? C’est seulement en répondant à ces questions qu’on peut progresser. »
Pour que l’apprentissage par l’expérience soit reconnu comme élément essentiel du parcours de l’étudiant, les éducateurs doivent trouver une manière de l’évaluer et concevoir des stratégies pédagogiques. Pour délivrer leur certification, les programmes coopératifs canadiens accrédités exigent déjà des rapports de stage qui comprennent à la fois des évaluations des employeurs et des réflexions critiques des étudiants. Les étudiants sont même souvent tenus de suivre des cours de perfectionnement professionnel.
Désormais, les éducateurs concentrent leurs efforts sur l’intégration des méthodes d’évaluation et des pratiques pédagogiques à d’autres formes d’AIT. À l’Université de Toronto, près de 70 professeurs, administrateurs et chercheurs de tous les départements engagés dans l’AIT se réunissent régulièrement pour échanger sur la création de programmes.
Il faut en effet s’organiser pour offrir des programmes efficaces d’AIT. La première difficulté consiste à trouver des occasions de stage, particulièrement si le principal employeur de la ville sabre dans les budgets. Quand le gouvernement fédéral a retranché 19 000 emplois du secteur public en 2012, « ça a été notre pire année en 30 ans », relate Gaby St-Pierre, directeur de l’enseignement coopératif à l’Université d’Ottawa.
Les administrateurs doivent également créer et entretenir des liens avec des partenaires d’affaires et de la collectivité, gérer beaucoup de paperasse et atténuer les risques. « Les étudiants sont sûrement plus en sécurité assis dans un auditorium que dehors à restaurer des rives », remarque Mme Bruce de l’Université Trent. Elle estime toutefois que les bienfaits pédagogiques valent bien les efforts accordés à la gestion du risque.
Mais d’autres obstacles se dressent. Dans certaines provinces, les étudiants en stage ne sont pas protégés par les lois de protection couvrant tous les autres travailleurs. Les étudiants étrangers, qui ont besoin d’un visa de travail pour effectuer des stages intensifs rémunérés, ne sont pas admissibles au nouveau programme fédéral et ne se conforment pas toujours aux vérifications de sécurité du fédéral. En arts et sciences humaines, la clientèle principalement féminine est laissée pour compte par certains programmes d’AIT comme les programmes coopératifs. Les taux de participation y sont plus faibles que ceux des étudiants, majoritairement masculins, en STGM et dans les disciplines liées aux affaires.
David Peacock, directeur de l’apprentissage par le service communautaire à l’Université de l’Alberta, s’inquiète des restrictions du Programme d’apprentissage intégré en milieu de travail pour étudiants. Selon lui, le programme, axé sur les STGM et les affaires, néglige la plupart des étudiants et des organismes communautaires qui ont des besoins plus criants. De plus, les frais supplémentaires, les notes minimales exigées et la durée des programmes coopératifs tendent à favoriser les étudiants déjà privilégiés. M. Peacock affirme que selon son expérience, l’apprentissage par le service communautaire attire les étudiants sous-représentés dans les placements travail-études, en particulier les étudiants de première génération ou à faible revenu. Il ajoute qu’avec l’apprentissage par le service communautaire, aucuns frais supplémentaires ne s’ajoutent aux frais de scolarité.
Même si les programmes coopératifs dominent l’AIT, ils affichent des taux de participation relativement faibles : 16 pour cent, d’après un sondage de Higher Education Strategy Associates (PDF, en anglais seulement). Les universités semblent comprendre qu’il est essentiel de varier les formes d’AIT pour atteindre les objectifs qui consistent à hausser les taux de participation. Selon Claude Lavoie, directeur du Bureau de l’enseignement coopératif de l’Université de Moncton, « les programmes coopératifs ne seront sûrement pas la solution. C’est le summum de l’apprentissage par l’expérience ».
Les gens qui oeuvrent dans le milieu de l’enseignement coopératif reconnaissent que le programme est onéreux et Mme Johnston, de l’Université Simon Fraser, affirme qu’un AIT de qualité exige une participation accrue et peut occasionner des dépenses supplémentaires.
Susan McCahan, vice-provost aux innovations en enseignement au premier cycle à l’Université de Toronto, soutient que l’AIT est une « pratique intensive », mais qu’il existe d’autres moyens d’offrir le « nec plus ultra de l’éducation », c’est-à-dire le transfert des connaissances de la théorie vers des applications diversifiées. Avec cet objectif en tête, l’Université de Toronto intègre la réflexion et les objectifs d’apprentissage à ses programmes travail-études afin qu’ils offrent les mêmes avantages de l’apprentissage par l’expérience.
Pour les étudiants, l’objectif demeure le même : obtenir un emploi. À l’Université de Moncton, Mme Paulin-Savoie estime que l’enseignement coopératif lui a permis de s’orienter dans une carrière à laquelle elle ne pensait pas il y a seulement trois ans. Après le stage qui l’a amenée à quitter le domaine de la traduction pour le marketing, les placements travail-études suivants au sein d’une coopérative de crédit ont révélé chez elle un intérêt marqué pour la vente de produits financiers. Elle fera son dernier stage ce printemps et, à 22 ans, son avenir dans une coopérative de crédit se concrétise. « Ça a été un long parcours, dit-elle. Les stages m’ont aidée à trouver ce que je voulais faire et m’ont donné les outils pour y parvenir.