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Insuffisance du financement : la relève scientifique poussée à l’exil

Les universités canadiennes ressentent les contrecoups de cet exode des cerveaux.

par SPARROW MCGOWAN | 25 OCT 23

En finissant son doctorat l’an dernier, Sivani Baskaran a été placée devant un dilemme courant : rester dans le milieu universitaire ou passer au secteur privé. Comme elle avait encore des prêts étudiants à rembourser pour ses études de premier cycle et qu’il lui restait peu d’économies après six ans d’études supérieures, les considérations financières pesaient lourd dans la balance. Elle a ensuite pris en compte la rémunération habituelle des postdoctorant.e.s, soit 45 000 dollars : « Cela ne me semblait pas financièrement viable. »

Mme Baskaran, alors doctorante en chimie de l’environnement à l’Université de Toronto, a décidé d’entreprendre le prochain chapitre de sa vie à l’extérieur du milieu universitaire. « Je n’ai pas cherché d’emploi en sciences parce que je trouvais que cela n’avait aucun sens. Je me suis tournée vers le milieu des politiques, pour tenter de faire ma place. » Puis, une occasion s’est présentée.

« Le travail de recherche correspondait exactement à ce que je voulais faire. Le salaire était raisonnable, assez raisonnable », raconte Mme Baskaran. Le hic? C’était en Norvège. « Je me suis dit : “Bon, soit j’abandonne les sciences, soit je déménage à l’étranger.” » Elle a postulé et en est maintenant à sa deuxième année comme chercheuse postdoctorale à l’Institut géotechnique de Norvège.

La situation de Mme Baskaran n’a rien d’unique et certaines personnes redoutent qu’elle devienne trop commune. Le Comité consultatif sur le système fédéral de soutien à la recherche, qui avait pour mandat de conseiller le gouvernement fédéral sur la structure et la gouvernance du système fédéral appuyant la recherche et les talents a été formé en octobre 2022. Présidé par Frédéric Bouchard de l’Université de Montréal, le Comité a produit en mars 2023 un rapport présentant 21 recommandations, dont la création d’une fondation canadienne pour le savoir et la science, l’augmentation du financement des organismes subventionnaires et le renforcement de l’équité, de la diversité et de l’inclusion. Le rapport contient toutefois une mise en garde : étant donné la concurrence internationale, sans un réinvestissement, le Canada risque d’être victime d’un autre exode de cerveaux : « Il est également évident pour le comité que le soutien actuel aux étudiantes chercheuses et étudiants chercheurs, la relève de la communauté scientifique, est à un point de rupture. La valeur des bourses accordées par le gouvernement à la relève en recherche a pratiquement stagné au cours des 20 dernières années. Par conséquent, elles n’ont pas suivi l’augmentation du coût de la vie ni les tendances mondiales en matière de rémunération des stagiaires de recherche. Cette situation a considérablement érodé la position du Canada en tant que plaque tournante mondiale pour l’attraction et la rétention des meilleurs talents en recherche et cette érosion sera accélérée par l’augmentation des investissements de nos pairs internationaux. »

« Nous voyons qui sont les membres de nos cohortes qui continuent de travailler en recherche et leur faible nombre. »

Les conclusions du rapport ne surprennent Mme Baskaran en rien, ni les étudiant.e.s aux cycles supérieurs de son entourage. « La population ne voit pas encore les failles, mais nous, oui. Nous connaissons des personnes qui s’établissent à l’étranger ou qui quittent les sciences. Nous voyons qui sont les membres de nos cohortes qui continuent de travailler en recherche et leur faible nombre. »

Doctorante en biochimie à l’Université d’Ottawa, Sarah Laframboise a également été témoin de la migration des jeunes chercheurs et chercheuses. « À l’heure actuelle, dans mon laboratoire, je suis la seule personne à être restée au Canada dans les 10 dernières années, raconte-t-elle. La principale raison qui explique le départ des autres, c’est le financement. » Quant à elle, Mme Laframboise a fait une croix sur les recherches postdoctorales – au pays comme à l’étranger – pour des raisons personnelles et professionnelles, notamment des dettes d’études totalisant quelque 100 000 dollars. « Sur le plan financier, je ne peux tout simplement plus poursuivre dans le milieu universitaire. Je vais donc probablement m’orienter vers l’élaboration de politiques gouvernementales ou paragouvernementales. »

Difficile toutefois d’évaluer combien d’étudiant.e.s aux cycles supérieurs, de postdoctorant.e.s et de chercheurs et chercheuses en début de carrière ont décidé de quitter le Canada ou le milieu universitaire. Selon Marc Johnson, professeur de biologie à l’Université de Toronto et président de l’organisme militant Soutenez notre science, « le problème, c’est que Statistique Canada et les universités ne quantifient pas ces départs. Il revient donc aux chercheurs et chercheuses indépendant.e.s de prendre le problème en main ».

Une étude a été menée sur le sujet dans le cadre du projet TRaCE de l’Université McGill. Le rapport du projet TRaCE 2.0, publié en 2019, assurait le suivi de 1 818 titulaires de doctorat en sciences humaines, sciences sociales et beaux-arts de huit universités canadiennes. Il visait à recueillir des renseignements quantitatifs et qualitatifs sur leur trajectoire professionnelle. Selon l’étude, 34 % des titulaires de doctorat sondé.e.s ne travaillaient pas en enseignement supérieur. Par ailleurs, 38 % ne vivaient pas au Canada – 21 % s’étaient établi.e.s aux États-Unis et 17 %, dans un autre pays. Notons toutefois que l’étude ne prenait pas en compte le pays d’origine des personnes sondées.

« Difficile de dire quel devrait être le pourcentage, admet M. Johnson. Il est certain qu’il y aura toujours des départs et des arrivées. Mais quand plus [du tiers] des titulaires de doctorat que nous avons formé.e.s pendant cinq à six ans quittent séance tenante le pays, il y a lieu de s’alarmer – surtout que ces données datent de 2019, soit avant la pandémie et avant la crise inflationniste que nous vivons à l’heure actuelle. »

M. Johnson connaît bien les répercussions de l’exode de la relève en recherche. Trois des quatre doctorant.e.s qu’il accompagnait ces dernières années ont quitté le pays, et « je n’ai pas vraiment d’espoir de les revoir », se désole-t-il. Il a également de la difficulté à attirer des étudiant.e.s dans son laboratoire. « J’essaie d’attirer les plus brillants esprits du Canada et du monde entier, mais, contrairement à autrefois, je ne peux plus rivaliser avec Harvard, Cambridge ou Oxford. Les doctorant.e.s et postdoctorant.e.s comprennent que la rémunération ne sera pas à la hauteur et qu’il sera impossible d’avoir les moyens de vivre dans l’une des deux villes les plus dispendieuses du Canada. Je dois donc me résoudre à accueillir moins d’étudiant.e.s et de postdoctorant.e.s. Cela nuit à la productivité de mon laboratoire de recherche, qui est pourtant l’un des plus réputés dans le monde dans ce domaine. »

Pour composer avec ce problème, des chercheurs et chercheuses demandent le soutien de l’administration de l’université. « Nos chercheurs et chercheuses aimeraient que nous comblions les lacunes. Si, par exemple, le financement fédéral ne suffit pas aux étudiant.e.s aux cycles supérieurs, on se tourne vers moi », explique Lisa Kalynchuk, vice-rectrice à la recherche et à l’innovation de l’Université de Victoria. « Les universités font face à beaucoup de pression : elles doivent trouver ces fonds à l’interne, à l’heure où leurs revenus sont précaires. »

Les universités et les organismes de recherche ont une part de responsabilité à assumer pour le soutien financier des postdoctorant.e.s, insiste Mme Kalynchuk. « Nos postdoctorant.e.s qui deviennent employé.e.s de l’Université ont accès à tous les avantages sociaux. Nous contribuons ainsi au respect de nos engagements en matière d’équité et de diversité, parce que les postdoctorant.e.s qui sont enceintes ou qui ont un enfant ont accès aux prestations parentales, et c’est là un avantage de taille. »

« Les doctorant.e.s et postdoctorant.e.s comprennent que la rémunération ne sera pas à la hauteur et qu’il sera impossible d’avoir les moyens de vivre dans l’une des deux villes les plus dispendieuses du Canada.»

Matthew Berg, qui a obtenu son doctorat en biochimie à l’Université Western en 2021, savait qu’il voulait poursuivre son chemin dans le milieu universitaire. « J’ai toujours rêvé d’être professeur, explique-t-il. Je savais que je devais obtenir un postdoctorat pour acquérir l’expérience nécessaire. » Il a envisagé de se trouver une place dans certaines des grandes universités canadiennes, comme l’Université de la Colombie-Britannique et l’Université de Toronto, « mais le coût de la vie y est très élevé et quand on prend en compte la rémunération des postdoctorant.e.s, je ne sais même pas si on peut joindre les deux bouts ». M. Berg a donc choisi de faire son postdoctorat au sein du Département des sciences génomiques de l’Université de Washington, aux États-Unis.

Là-bas, en tant que postdoctorant, il est considéré comme un employé salarié, ce qui lui garantit un salaire annuel de 65 000 dollars américains. Ce salaire devrait augmenter d’au moins 4,5 % l’an prochain. Si les considérations financières ont influencé la décision de M. Berg, d’autres facteurs sont entrés en ligne de compte, comme les avantages d’une formation internationale et les différences en matière de disponibilité des ressources. « J’avais passé deux semaines à l’Université de Washington dans le cadre d’une collaboration pendant mes études au doctorat et j’avais été renversé par les ressources mises à notre disposition. Ces ressources rendent les collaborations beaucoup plus fructueuses. Au Canada, on doit collaborer par manque d’argent, parce qu’il faut avoir accès aux ressources des autres pour accomplir quelque chose. Ici, nous collaborons pour tirer parti de la diversité de l’expertise et des idées des autres personnes. » En fin de compte, il a choisi l’université « où je croyais que je pourrais réussir en faisant quelque chose qui m’intéresse et qui me permette de gagner en compétence, explique-t-il. L’Université de Washington était l’endroit tout indiqué pour moi, aucune université au Canada ne m’offrait une telle possibilité ».

L’organisme Soutenez notre science réclame la bonification du soutien financier étudiant aux cycles supérieurs et au postdoctorat. Outre son travail doctoral, Mme Laframboise en est la directrice générale. Selon elle, l’organisme milite principalement auprès du gouvernement fédéral surtout parce que ses bourses définissent ce qui est considéré comme une rémunération adéquate pour les étudiant.e.s aux cycles supérieurs et les postdoctorant.e.s.

Soutenez notre science réclame quatre grandes hausses de financement : une augmentation de 50 % de la valeur des bourses offertes par les trois organismes subventionnaires pour les études supérieures et la recherche postdoctorale, lesquelles seraient ensuite indexées sur l’inflation; une hausse de 50 % du nombre de bourses offertes par les trois organismes pour les études supérieures; une hausse de 100 % du nombre de bourses offertes par les trois organismes pour la recherche postdoctorale; et une augmentation d’au moins 10 % par an, au cours des cinq prochaines années, du budget des bourses de recherche que les trois organismes allouent aux professeur.e.s afin de permettre une augmentation de la rémunération des étudiant.e.s aux cycles supérieurs et des postdoctorant.e.s.

« C’est beaucoup demander », admet Mme Laframboise. Or, elle fait remarquer que la hausse réclamée pour les bourses d’études supérieures et de recherche postdoctorale, par exemple, compense tout juste l’inflation depuis 2003. « Dans les faits, nous ne réclamons que le montant équivalant à l’indexation sur l’inflation pendant toute cette période. »

À l’échelle internationale, le Canada accuse un retard considérable sur les autres pays pour ce qui est des dépenses de recherche et de développement (R-D). Selon un rapport de Statistique Canada publié plus tôt cette année, le ratio d’intensité de la R-D du Canada (1,8) se trouve sous la moyenne de l’Organisation de coopération et de développement économiques (2,7), ce qui lui vaut le 17e rang des 38 pays membres. Parmi les pays du G7, le Canada se classe à l’avant-dernier rang des six pays publiant des données sur le sujet.

« Je dois donc me résoudre à accueillir moins d’étudiant.e.s et de postdoctorant.e.s. Cela nuit à la productivité de mon laboratoire de recherche. »

« Dorénavant, pour se démarquer sur la scène mondiale, un pays devra disposer d’une économie fondée sur le savoir, explique Mme Kalynchuk. Les emplois y étant mieux rémunérés, ils attirent davantage les talents et placent le pays en bonne posture selon les normes internationales. L’une des manières les plus rapides de doter le Canada d’une économie concurrentielle fondée sur le savoir, c’est de former ses étudiant.e.s aux cycles supérieurs. Et sans vouloir énoncer des lieux communs, je dirais que cela stimule aussi l’innovation. »

Même si le budget 2023 publié ce printemps ne tenait pas compte du financement des études supérieures et de la recherche postdoctorale, Mme Laframboise souhaite encore que le gouvernement fédéral offrira bientôt du soutien. « J’espère sincèrement que l’Énoncé économique de l’automne répondra à nos demandes quant aux bourses, précise-t-elle. Puis, je souhaite que le budget 2024 prévoie une plus grande augmentation du budget des organismes subventionnaires pour bonifier les subventions aux superviseur.e.s, mais je reste prudente. »

Innovation, Sciences et Développement économique Canada n’a pas voulu commenter les processus budgétaires passés ou en cours, mais un.e porte-parole a déclaré que « le gouvernement a toujours à cœur d’investir dans la recherche canadienne et qu’il s’emploie à continuer d’appuyer les chercheurs et chercheuses, les scientifiques et les étudiant.e.s du Canada, dont la renommée n’est pas à faire sur la scène mondiale. Depuis 2016, il a fourni un soutien jamais vu aux sciences et à la recherche, ayant investi plus de 16 milliards de dollars dans l’écosystème ».

« Les gens doivent comprendre que la plupart des innovations et des découvertes surviennent dans les universités, et non dans les grandes entreprises, et qu’elles sont attribuables aux étudiant.e.s aux cycles supérieurs et aux postdoctorant.e.s, rappelle M. Johnson. L’enjeu le plus important en recherche et développement au Canada, c’est d’offrir à ces étudiant.e.s et postdoctorant.e.s un financement concurrentiel à l’échelle internationale – et j’espère sincèrement ne pas avoir à le répéter l’an prochain. »

Pour les personnes établies à l’étranger, la réflexion entourant un retour potentiel n’est pas prise à la légère. « Je souhaite [revenir au Canada], c’est mon objectif, explique Mme Baskaran. Mais dans quelle mesure devrai-je délaisser la recherche et suis-je prête à l’accepter? »

M. Berg est confronté à un dilemme similaire. « Quand on part, on se dit d’abord : “Je vais à l’étranger pour acquérir des compétences” ou “il s’agit d’une période de formation temporaire, après laquelle je reviendrai”. Mais une fois sur place, quand on voit l’étendue des possibilités offertes, c’est moins tentant de revenir au pays. Donc, on reste à l’étranger. Et je m’inquiète de ce qui adviendra de la recherche au Canada. »

Rédigé par
Sparrow McGowan
Établie à Ottawa, Sparrow McGowan est journaliste indépendante, autrice et rédactrice.
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