Historiquement, le secteur privé canadien a relativement peu investi dans la recherche et le développement et n’a pas réussi à exploiter le potentiel commercial de certaines découvertes scientifiques faites ici même. Pourtant, ce n’est pas faute d’y avoir été encouragé : les uns à la suite des autres, les gouvernements fédéraux ont élaboré de multiples plans visant à surmonter ces problèmes et à faire du Canada un chef de file de l’innovation.
La plus récente mouture, annoncée en 2017, est l’Initiative des supergrappes d’innovation (maintenant appelées les « grappes d’innovation mondiales »). En principe, le programme visait à reproduire le succès de grappes bien connues à travers le monde, comme la Silicon Valley de la Californie, en stimulant la collaboration entre les entreprises, les établissements universitaires et les organismes à but non lucratif dans des secteurs où le Canada possède déjà un avantage concurrentiel. Le gouvernement a prévu une enveloppe de près d’un milliard de dollars, estimant que chaque grappe devrait être en mesure d’obtenir un financement équivalent de la part des entreprises du secteur.
« Il est évident que quelqu’un au gouvernement s’intéressait à la littérature scientifique portant sur l’innovation, qui insiste sur l’importance de la densité, et a essayé d’en appliquer les principes », remarque Alex Usher, président de Higher Education Strategy Associates, un cabinet de services-conseils de Toronto.
Mais il est vite apparu que les impératifs politiques allaient fortement influencer le choix des grappes. Selon M. Usher, quand le gouvernement a annoncé qu’il y en aurait cinq, il lançait le message que chaque grande région obtiendrait une supergrappe et que les critères de sélection ne se limiteraient donc pas au mérite des propositions. « C’est devenu un véritable concours de beauté pour démontrer qui se démarquait dans chaque région. Toutes les grappes potentielles s’assuraient d’avoir des membres partout dans la région, ajoute-t-il. Essentiellement, le gouvernement a créé cinq entités régionales pour financer des projets accrocheurs ».
Les cinq supergrappes ont été dévoilées en 2018. La Supergrappe de l’économie océanique, établie au Canada Atlantique, se concentre sur des industries maritimes comme l’aquaculture, le transport et l’exploration pétrolière et gazière. Au Québec, Scale AI utilise l’intelligence artificielle pour améliorer les chaînes d’approvisionnement. En Ontario, NGen veut créer la prochaine génération de procédés de fabrication de pointe. Dans les Prairies, Protein Industries Canada se penche sur les sources de protéines d’origine végétale. La Supergrappe des technologies numériques, en Colombie-Britannique, vise quant à elle à intégrer des technologies comme la réalité augmentée et l’informatique en nuage à différents secteurs comme la santé et l’exploitation des ressources naturelles.
Malgré l’ingérences politique, M. Usher reconnaît l’apport des grappes : « Dans l’ensemble, même s’il y a eu des décisions ridicules, les fonds sont utilisés à bon escient. »
Un enthousiasme qui n’est pas nécessairement partagé par David Wolfe, codirecteur du Laboratoire sur les politiques d’innovation de l’Université de Toronto. « La confusion règne depuis le début. Il y a un monde de différence entre ce que le gouvernement voulait et ce qu’il a fait, et il n’a jamais clairement expliqué les raisons de ce revirement. »
Avec leur arsenal de partenaires dispersés sur le territoire régional ou national, les supergrappes ressemblent peu aux pôles géographiques hyperspécialisés qui leur ont servi de modèles, comme le Catapult Network, une initiative de recherche et de développement du gouvernement du Royaume-Uni. « Ce mode d’organisation reflète un manque de compréhension de la dynamique des grappes, de la façon dont elles naissent et se développent, se désole M. Wolfe. Il ne suffit pas de financer la recherche. »
« Il est encore trop tôt pour se prononcer »
Le gouvernement fédéral nourrissait de grandes ambitions pour ce programme, estimant qu’il permettrait de créer 50 000 emplois et de rehausser le PIB de 50 milliards de dollars en 10 ans. Quatre ans plus tard, Innovation, Sciences et Développement économique Canada (ISDE) considère que les grappes sont « sur la bonne voie pour atteindre, voire dépasser les cibles du programme ». Selon les chiffres du ministère, elles ont approuvé au moins 480 projets totalisant plus de 2,16 milliards de dollars. Soutenus par plus de 2 045 partenaires, ces derniers ont déjà généré quelque 850 nouveaux droits de propriété intellectuelle, dont des brevets et des marques déposées. De plus, au moins 225 millions de dollars sont consacrés à 80 projets en lien avec la COVID-19.
Les partenaires commerciaux et les entreprises ont aussi dépassé la cible initiale de jumelage des investissements en fournissant 1,28 milliard de dollars à l’initiative. En comptant les diverses structures universitaires, plus de 7 100 organisations ont répondu à l’appel, dépassant largement l’estimation initiale de 830 (le degré de mobilisation varie toutefois considérablement d’un partenaire à l’autre).
Outre ces quelques chiffres, on trouve peu d’information sur les activités des supergrappes, déplore Paul Dufour, conseiller principal à l’Institut de recherche sur la science, la société et les politiques publiques de l’Université d’Ottawa. Ce qui complique l’évaluation de l’efficacité du programme. « En tout cas, il est encore trop tôt pour se prononcer. »
Plusieurs organismes indépendants ont cependant tenté de relever le défi. Une analyse préliminaire du Bureau du directeur parlementaire du budget (BDPB) basée sur les données récoltées avant mars 2020 démontre que les choses avancent plus lentement que prévu. À ce moment-là, le gouvernement avait seulement injecté 30 millions de dollars dans l’initiative, un montant bien en deçà des 104 millions attendus. Le BDPB estime que les 45 projets annoncés jusqu’alors permettraient de créer environ 4 000 emplois, sans pouvoir déterminer s’il s’agirait d’emplois à temps plein ou à temps partiel, permanents ou temporaires.
Le rapport du BDPB, qui s’appuie sur la littérature scientifique en matière d’innovation, montre aussi que l’objectif du gouvernement de rehausser le PIB de 50 milliards de dollars en 10 ans est irréaliste. Dans le meilleur des cas, l’augmentation s’approcherait plutôt de 18 milliards de dollars. Le rapport indique aussi qu’ISDE n’a aucun moyen de mesurer précisément les progrès qu’on souhaite voir les grappes livrer.
Une analyse de John Knubley, ancien sous-ministre d’ISDE qui a participé à la création du programme, révèle que les projets sont généralement de petite envergure – comme des programmes pilotes – et que les innovations produites sont plutôt de l’ordre du pas dans la bonne direction que de celui d’une véritable transformation. Ce document précise aussi que les supergrappes sont encore jeunes, et qu’elles commencent seulement à combler les lacunes de leurs écosystèmes. Il est donc encore trop tôt pour évaluer leur efficacité, surtout si l’on tient compte de leurs grandes ambitions, conclut-il.
Encourager la collaboration
De leur côté, les personnes qui travaillent sur le terrain estiment que d’importants jalons ont été franchis. Jeff Larsen, vice-recteur adjoint à l’innovation et l’entrepreneuriat à l’Université Dalhousie, explique que faire partie de la Supergrappe de l’économie océanique permet à son établissement d’obtenir du soutien pour des programmes de recherche qui produisent des résultats.
« Tout le monde est gagnant. Les géants du secteur ont besoin des innovations des entreprises en démarrage et du talent concentré dans les universités. Quant à eux, les chercheurs veulent tout simplement changer le monde. Nous pouvons concrétiser de grandes idées ensemble », souligne-t-il.
Les universités Dalhousie et Memorial contribuent au Ocean Startup Project, financé par la Supergrappe de l’économie océanique. Son objectif : produire des versions adaptées au secteur maritime du Creative Destruction Lab (CDL), un réseau mondial de catalyseurs d’innovation, et de Lab2Market, un programme universitaire de commercialisation de la recherche.
En avril de cette année, Planetary Technologies, une entreprise basée à Halifax soutenue par le volet océanique du CDL, qui collabore étroitement avec des chercheurs de l’Université Dalhousie, a reçu un million de dollars pour continuer ses travaux sur la capture du CO2 dans l’espoir de remporter le prix de 100 millions de dollars de la Fondation X Prize d’Elon Musk. En purifiant les rejets miniers, l’entreprise produit du combustible à base d’hydrogène et une solution douce de bicarbonate déversée dans l’océan. En plus de réduire l’acidification des océans, ce procédé renforce la capacité de ces derniers à capter le dioxyde de carbone atmosphérique, ce qui permet à l’entreprise de vendre des crédits carbone.
Ce type de projet – qui réunit plusieurs entreprises, chercheurs et catalyseurs d’innovation – montre que les supergrappes peuvent rassembler des intervenants d’horizons différents pour faire bouger les choses, se réjouit le vice-recteur adjoint. « De nos jours, nombreux sont les projets de recherche qui reposent sur des partenariats entre plusieurs établissements. Les grands problèmes sont résolus par des écosystèmes, pas par des individus isolés. Les supergrappes sont des passerelles qui nous relient efficacement à des acteurs externes par l’intermédiaire de projets de recherche et développement collaboratifs. »
Le rôle des universités et des intervenants du secteur industriel n’était pas très clair au départ puisque l’objectif des supergrappes n’était pas de faire avancer la recherche, mais de la commercialiser et de créer de nouveaux produits, résume Julien Billot, président-directeur général de Scale AI. Le lien étant plutôt évident dans son cas, la supergrappe en intelligence artificielle est l’exception qui confirme la règle.
« Les chercheurs produisent beaucoup de logiciels expérimentaux qui sont prêts à être déployés. L’écart entre le laboratoire et le terrain est moins grand. »
M. Billot ajoute que les universités jouent un rôle essentiel dans la création et le fonctionnement des supergrappes. « L’une des raisons qui a poussé Scale AI à s’orienter vers les chaînes d’approvisionnement était qu’il y avait déjà d’excellents chercheurs qui travaillaient sur le sujet à Montréal. » Environ 83 % des projets de cette grappe ont des partenariats universitaires. « Quand des entreprises nous présentent des projets, nous examinons leurs fondements théoriques et les encourageons à collaborer avec des universités pour valider que tout soit à niveau. »
Façonner la prochaine génération
Directeur de l’innovation et de la technologie du Conference Board du Canada, Alain Francq a contribué à plusieurs projets de NGen au nom des universités et des entreprises. Il estime que la collaboration entre ces différentes entités est la raison d’être des supergrappes : les chercheurs produisent de nouvelles idées et les entreprises trouvent les moyens de les exploiter.
« L’innovation, la vraie, a lieu à la charnière des disciplines traditionnelles, explique-t-il. Il faut mettre en contact des groupes différents, mais complémentaires pour créer un consortium qui n’aurait jamais vu le jour dans un autre contexte. »
En tant qu’établissements d’enseignement, les universités et les collèges sont aussi des réservoirs de talent et de compétences dans lesquels les entreprises peuvent puiser pour innover, étendre leurs activités et rester concurrentielles. « Sur le long terme, les supergrappes produiront une nouvelle génération de talents, indique M. Francq. Elles collaborent presque systématiquement avec des établissements d’enseignement postsecondaires pour former des experts en innovation et encourager le système à cultiver certaines compétences pour le futur. »
À titre d’exemple, M. Billot souligne que Scale AI finance des programmes de perfectionnement sur mesure pour ses partenaires dans plus de 40 universités, collèges et cégeps. L’objectif est de former le talent nécessaire pour mettre en œuvre les innovations auxquelles les travaux de la supergrappe devraient mener.
« Sur le long terme, les supergrappes produiront une nouvelle génération de talents, indique M. Francq. Elles collaborent presque systématiquement avec des établissements d’enseignement postsecondaires pour former des experts en innovation et encourager le système à cultiver certaines compétences pour le futur. »
Cependant, comme le montre le rapport du BDPB, certaines supergrappes ont connu un démarrage lent. M. Billot reconnaît que c’était effectivement le cas de Scale AI. « L’intelligence artificielle n’est pas encore une technologie de masse. Il faut encore convaincre le public et les entreprises de son bien-fondé. C’est un processus long et laborieux. »
La désorganisation entraînée par la COVID-19 n’a d’ailleurs pas particulièrement aidé, mais les choses ont commencé à s’accélérer en 2021 et en 2022, car les entreprises cherchaient des solutions novatrices pour renforcer les chaînes d’approvisionnement perturbées par la pandémie et l’invasion russe en Ukraine.
Le gouvernement continue de soutenir le programme de supergrappes. Le budget fédéral 2022 prévoyait 750 millions de dollars supplémentaires pour les cinq prochaines années, divisés entre les cinq grappes selon un processus concurrentiel – cependant, il ne s’agirait que de la moitié de la somme réclamée par ISDE. (Le budget a aussi renommé le programme « Grappes d’innovation mondiales », mais ce nom ne semble pas très populaire parmi les participants.) Malgré tout, les leaders des supergrappes n’ont pas matière à douter de l’appui du gouvernement. Selon ce que rapporte le Globe and Mail, le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, François-Philippe Champagne, leur aurait offert à la fin de juin des mots d’encouragement, les invitant à « être plus ambitieux ».
Ce type de soutien à long terme est essentiel pour que les supergrappes puissent atteindre les objectifs fixés par le gouvernement, note M. Dufour. « Comme on ne peut pas s’attendre à des résultats immédiats, il faut consentir un financement durable – le gouvernement ne peut pas ouvrir et fermer le robinet comme bon lui semble. »
Les participants sont d’avis qu’il est impossible de transformer le paysage canadien de l’innovation en quatre ou cinq ans. « On veut toujours obtenir des résultats rapidement, conclut M. Francq, mais pour agir à grande échelle et résoudre des problèmes complexes, il faut être patient. »