En ce dimanche, la vieille bibliothèque Douglas de l’Université Queen’s bourdonne d’activités. à l’étage, à l’ombre des vitraux, des étudiants installés sur les antiques tables en chêne utilisent Word et Excel pour faire leurs travaux sur leur ordinateur portable. Les autres clavardent dans MSN Messenger, MySpace et Facebook. Au bureau des emprunts, au rez-de-chaussée, une grande affiche en noir et blanc interpelle les étudiants : « Avez-vous vérifié votre compte QLINK aujourd’hui? Lisez vos messages. La bibliothèque et l’Université vous en envoient régulièrement à votre adresse de courriel universitaire officielle. »
Mais le message passe-t-il?
« Beaucoup de ces courriels sont des bulletins de nouvelles que personne ne lit ou des avis sur des sujets comme le vaccin contre la grippe, explique Joanna Moon, une étudiante de deuxième année en biologie et en sciences de la santé, à propos de son compte de courrier électronique universitaire. Nous recevons également des messages sur les activités de notre faculté ainsi que des rappels de la part des aides-enseignants au sujet de nos notes. Ça peut devenir agaçant, et je crois que beaucoup ne les consultent simplement pas. »
Une problématique qui n’est certainement pas unique à l’Université Queen’s. à quelques heures de route, à l’Université Trent, la situation est similaire, aux dires de Nathan Burnett, un étudiant de première année en histoire : « Je reçois tellement de pourriels à mon adresse officielle que je ne la consulte pratiquement jamais, et quand je le fais, je constate que je sais déjà tout ça ». Il peut s’écouler des semaines sans qu’il ne vérifie son compte de courrier électronique universitaire et il est loin d’être le seul dans cette situation. « Les messages qu’on y reçoit sont rarement essentiels. »
La problématique ne se limite pas à une poignée d’étudiants qui se sentent bombardés de messages électroniques par leur université. Mode de communication prépondérant il y quelques années à peine, le courriel perd rapidement du terrain auprès de la jeune génération d’étudiants, qui dispose d’une multitude d’options sur le Web. Des sites de réseautage comme Bebo, Friendster, Facebook et MySpace leur permettent de créer un profil pour communiquer rapidement et facilement au moyen de babillards, de blogues, de messages privés et d’autres méthodes. Facebook, conçu à l’intention des étudiants collégiaux et universitaires et utilisé principalement par eux, a été créé il y a moins de trois ans par un étudiant au premier cycle à Harvard. Le site compte aujourd’hui quelque dix millions d’utilisateurs et il s’en ajoute quotidiennement. Le plus important demeure MySpace. Avec plus de 100 millions d’utilisateurs, il compte parmi les sites nord-américains les plus populaires et reçoit parfois plus de clics que Google.
Les services de messagerie instantanée offerts par AOL, Yahoo ou MSN ont encore plus la cote, en particulier auprès des jeunes. Selon Jennifer Shapka, professeure adjointe à la faculté d’éducation de l’Université de la Colombie-Britannique, le clavardage par messagerie instantanée est de loin l’activité préférée des jeunes sur le Web. Mme Shapka vient de terminer la première phase d’une étude pluriannuelle sur l’utilisation d’Internet par les ados.
« J’utilise trois principaux moyens de communication avec mes amis : MSN Messenger, Facebook et MySpace, explique M. Burnett, étudiant à Trent. Je n’utilise le téléphone et le courrier électronique qu’en dernier recours. « Selon Mme Shapka, si les jeunes ont accès à leurs amis instantanément et peuvent clavarder avec eux en temps réel, ils trouvent probablement très archaïque de leur envoyer un courriel et d’attendre la réponse.
Même si l’Internet sert à la base de moyen d’accès à l’information – hier encore, nous prenions d’assaut l’« autoroute de l’information » -, les jeunes y voient d’abord et avant tout un endroit pour communiquer. « Ils y recherchent de l’information, mais les activités de socialisation y sont de loin plus importantes », a constaté Mme Shapka.
Les universités qui ont opté pour les envois de masse par courriel pour communiquer avec leurs étudiants doivent aujourd’hui trouver le moyen de joindre une population qui utilise le temps passé en ligne d’une toute nouvelle façon (et qui se soucie comme d’une guigne des bons vieux courriels). Pour David Johnston, directeur exécutif de la cyberstratégie à l’Université de Calgary, les étudiants se sont véritablement désintéressés du courriel au cours des 12 à 18 derniers mois. La plupart des étudiants vérifieraient tout de même leurs courriels, bien que des demandes de désabonnement de la liste de diffusion de l’Université lui parviennent régulièrement.
Ce qui importe le plus, selon lui, c’est de voir à ce que les courriels soient pertinents pour les étudiants : « Si le contenu des messages les intéresse, ils les liront et y prêteront attention. » L’Université de Calgary tente donc de maintenir l’intérêt des étudiants en réduisant le nombre d’envois de masse. Le courriel est réservé aux messages importants, et le reste de l’information est transmise par d’autres moyens. Par exemple, l’Université a lancé l’automne dernier un « widget » que les étudiants peuvent télécharger sur leur poste de travail. Cet objet fenêtre diffuse l’information pour aviser les étudiants des activités à venir et leur transmettre diverses nouvelles. Plus de dix pour cent des étudiants l’ont déjà téléchargé.
Depuis l’été dernier, l’Université s’est également dotée d’une vingtaine de babillards électroniques qui affichent des messages d’intérêt général (dans les zones publiques) et des messages ciblés (dans les résidences et d’autres zones privées du campus). Elle élabore également un plan de transmission de messages urgents – comme des avis d’annulation de cours ou de situation d’urgence, par exemple – par messagerie texte. M. Johnston rapporte que les étudiants se disent grandement en faveur d’un tel service.
Richard Seres, de l’Université Queen’s, croit pour sa part qu’il faut d’abord et avant tout comprendre le point de vue des étudiants pour mieux les atteindre. « Il faut opter pour un modèle axé sur les étudiants plutôt que pour un modèle désuet à la IBM du type « nous faisons, vous prenez » », explique le directeur du marketing et des communications. Comme les étudiants adorent leur iPod, l’Université Queen’s a créé des fichiers iTunes téléchargeables qui contiennent du matériel didactique. On n’y trouve pour l’instant que des conférences et du contenu historique, mais M. Seres espère utiliser cette technologie pour éventuellement offrir sur une base quotidienne ou hebdomadaire des fichiers balados.
Selon lui, il est essentiel d’utiliser de multiples voies de communication. « Dès qu’un étudiant choisit d’interagir, nous devons être prêts à l’informer. » L’Université a déployé de gros efforts pour rendre son site Web accessible à partir de divers outils de communications, dont des assistants numériques personnels et des téléphones cellulaires, et prévoit lancer un portail Web qui groupera en un seul endroit tous les renseignements utiles aux étudiants. À l’instar de l’Université de Calgary, Queen’s installe des écrans sur son campus. « Certains étudiants n’ont pas d’iPod, ne fréquentent pas le site Web ou ne consultent pas leurs courriels, mais la plupart ne pourront s’empêcher de s’arrêter pour regarder un écran qui leur transmet de l’information importante », explique M. Seres.
L’Université de la Colombie-Britannique expérimente de nouvelles façons de joindre les étudiants dans leur milieu de vie grâce à la messagerie instantanée. Un certain nombre de projets pilotes ont vu le jour, dont un programme d’orientation qui a connu un franc succès l’automne dernier : l’étudiant pose une question et reçoit une réponse sans délai grâce à la messagerie instantanée.
« Les étudiants étaient enchantés de pouvoir parler en direct avec une personne. La messagerie instantanée ajoute une dimension personnalisée et authentique qui plaît réellement aux étudiants de la nouvelle génération », renchérit James Kim, directeur des communications du service des inscriptions de l’Université. M. Kim croit que la messagerie instantanée pourrait bientôt servir à d’autres fins, dont le soutien technique, les services de consultation scolaire et les périodes de disponibilité des professeurs.
Les échanges par messagerie instantanée avec des étudiants font déjà partie du quotidien de certains professeurs, parmi lesquels Bob Burk, qui enseigne la chimie à l’Université Carleton. Il y a environ trois ans, alors qu’il répondait à ses courriels, installé à la table à manger, sa fille adolescente lui a demandé pourquoi il avait encore recours aux courriels. « Elle m’a dit que plus personne n’utilisait ce dinosaure », se rappelle M. Burk. Il a donc ouvert un compte sur MSN Messenger et transmis ses coordonnées virtuelles à sa classe de 500 étudiants de première année.
« Le premier soir où j’ai ouvert une session, je tenais un si grand nombre de conversations simultanées que mon ordinateur a planté! » M. Burk n’a pas de période de disponibilité officielle sur MSN Messenger, mais s’y branche généralement pendant 45 minutes en fin de soirée, moment où les étudiants sont le plus souvent en ligne. Selon lui, la messagerie instantanée offre un avantage indéniable : il peut répondre aux questions des étudiants pendant qu’ils font leurs travaux. « C’est comme entrer dans une salle de classe bondée d’étudiants et les inviter à vous poser des questions, à la différence qu’il est 21 h et que je suis en robe de chambre. »
Tout compte fait, la messagerie instantanée lui permet d’économiser du temps, car il reçoit très peu de courriels auxquels il doit répondre. Mais il convient que la situation peut devenir incontrôlable : « Certains soirs, je tape jusqu’à ce que mes doigts me fassent mal! » Il dit tenter de ne pas ennuyer ses étudiants lorsqu’ils sont en ligne et n’engage jamais la conversation, mais se contente de répondre aux questions. « Il s’agit de leur espace, et je ne veux pas qu’ils me perçoivent comme un Big Brother qui les surveille. » Il n’est pas offusqué par les pseudonymes inappropriés, bien qu’il ait déjà avisé un étudiant que le sien pouvait être choquant. « Il s’agissait d’un extrait de chanson, qui parlait de prendre un fusil et de tuer son professeur ».
Le professeur de chimie vient d’ajouter Facebook à son arsenal. Il a créé un groupe pour sa classe de première année, auquel environ 150 étudiants se sont joints. Il y lance des discussions sur des questions de science et de chimie. Il a même reçu des propositions de se joindre à d’autres groupes Facebook, dont un intitulé Le fan club de Bob Burk. « J’ai décliné l’offre », s’esclaffe-t-il.
Il existe sans contredit des façons très techno de joindre les étudiants, mais certaines universités ont découvert qu’il est tout aussi efficace de revenir à l’essentiel. Pionnière de longue date dans l’utilisation des nouvelles technologies (la possession d’un ordinateur portatif y est obligatoire depuis une décennie), l’Université Acadia continue d’explorer de nouvelles avenues, dont des fichiers balados téléchargeables à partir d’iTunes pour communiquer avec les étudiants potentiels. Elle a même commencé à diffuser des vidéos de recrutement sur le très populaire site YouTube. Mais selon Scott Roberts, directeur principal des communications et des affaires publiques, les contacts directs et le bouche à oreille demeurent souvent les moyens les plus efficaces de communiquer avec les étudiants. « Nous faisons peut-être davantage appel aux administrateurs de résidence et aux conseillers internes qu’il y a quelques années », fait observer M. Roberts, qui les considère très efficaces pour transmettre l’information sans intermédiaire.
Jason Laker, doyen des affaires étudiantes à l’Université Queen’s, est convaincu des mérites des méthodes traditionnelles de communication et croit qu’elle sont toujours les meilleures. « Les humains ont besoin les uns des autres, et les contacts directs seront toujours le meilleur moyen de communiquer. »
Convaincu qu’en entretenant des contacts directs avec les étudiants, ceux-ci seront enclins à lire les courriels qui proviennent de son bureau, M. Laker est devenu un homme du peuple. « Je tente de parler aux jeunes », explique-t-il. Il va vers eux et organise des réunions avec divers groupes d’étudiants. Sa démarche produit des résultats, car les étudiants ont commencé à lui envoyer des courriels. Le service des affaires étudiantes, dit-il, s’efforce de faire comprendre aux étudiants que le département est là pour les aider et les soutenir. Le service élabore également une stratégie visant à transmettre un message cohérent, un message qui donnera au département une image de ressource accessible et fiable.
Compte tenu de son expérience sur le terrain, M. Laker n’est pas préoccupé outre mesure par la tendance actuelle qui vise à délaisser le courriel, même si la technologie est en constante évolution. Le défi pour les écoles et les départements, croit-il, est encore d’établir un véritable lien avec les étudiants. « Il est possible d’utiliser les technologies de masse et d’établir un contact, mais il faut rester authentique, car tout est question de relation. Si l’on néglige cet aspect, le message ne passera pas. »