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La pandémie à l’épreuve de l’éducation : une perspective sémiotique

Des sémioticiens se penchent sur la conception de l’apprentissage à distance et les impacts des apprentissages numériques sur la coconstruction des connaissances.
par JONATHAN HOPE ET AL
11 MAR 21

La pandémie à l’épreuve de l’éducation : une perspective sémiotique

Des sémioticiens se penchent sur la conception de l’apprentissage à distance et les impacts des apprentissages numériques sur la coconstruction des connaissances.

par JONATHAN HOPE ET AL | 11 MAR 21

Le « naufrage de l’université » a été annoncé au tournant du millénaire par le sociologue Michel Freitag. À voir l’état dans lequel ces institutions de savoir se trouvent depuis le mois de mars 2020 – campus évidés; laboratoires et centres de recherche inopérants ou, avec la déviation des fonds de recherche, mobilisés totalement contre la pandémie; étudiants, enseignants et employés vaporisés – ce naufrage semble être en cours de réalisation. L’université et la communauté instruite qui lui donnait vie et raisons, deviennent alors l’objet de rêvasseries et de souvenirs délayés.

C’est peut-être pour lui réinsuffler du sens qu’un groupe de travail présidé par le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, a récemment produit un rapport intitulé L’université québécoise du futur. Ce « document de réflexion et de consultation » vise à orienter un débat sur le rôle de l’université dans la société québécoise de demain. Ses auteurs posent un diagnostic sur l’université et émettent une série de recommandations pour informer son développement.

L’ordonnancement des chapitres du rapport est particulièrement révélateur. Dès l’introduction, le document fait état des grandes transformations que connaîtra l’université dans les années à venir. La section intitulée « Menaces globales, crises climatiques, pandémies et autres grandes menaces », nous apprend que la crise est à nos portes. Or un imaginaire de solution se trace et s’impose dès la section suivante : « Déploiement du numérique ». Nous entendons évidemment dans déploiement son sens militaire : le numérique sera déployé devant la crise, comme le sont les troupes devant l’ennemi (il n’est pas anodin qu’une même rhétorique martiale soit employée pour penser la pandémie). Avec la section qui suit, « Développement ininterrompu des sciences et de la technologie », il n’y a plus grande place à l’ambiguïté : les crises qui secouent l’université seront réglées par une approche techno-scientifique dont l’avant-garde sera assurée par « le
numérique ». Seulement ainsi pourrons-nous maintenir le rythme de productivité, et peut-être même revoir à la hausse les seuils de rendements minimaux.

À première vue, l’état de crise généré par la pandémie donne raison à ce diagnostic : les relations d’enseignement et d’apprentissage ont été reformatées de fond en comble pour se conformer au cadre strict d’un transfert de connaissances par visioconférence. La rapidité avec laquelle les universités se sont adaptées à cette nouvelle réalité montre que le ralentissement ou la pause des activités universitaires, propice à une réflexion critique de leur fonctionnement, ne semble même pas avoir été envisagé. Elle révèle aussi, cependant, qu’avec une volonté concertée, même une institution millénaire peut bouger rapidement. Mais sommes-nous condamnés à accepter cette prémisse techno-numérique et consentir au reformatage de la relation éducative qu’elle commande?

À la fin de son préambule, M. Quirion invite justement ses lecteurs à « avoir l’audace de leurs rêves ». Nous acceptons volontiers son invitation à spéculer avec lui sur l’université de demain. Quels avenirs (ayons, déjà, l’audace du pluriel) pour ces milieux d’apprentissage, d’enseignement et de recherche? La question réclame, pour y répondre, une posture résolument interdisciplinaire. La sémiotique nous outille particulièrement bien pour aborder cette problématique qui, par ailleurs, ne concerne pas uniquement l’université. En effet, elle concerne toutes les institutions d’enseignement et d’apprentissage, comme les cégeps et collèges, les polyvalentes, les écoles primaires et les centres de la petite enfance. À vrai dire, toute expérience éducative – mettre un aliment dans sa bouche et avaler correctement, jusqu’à rédiger sa thèse – est foncièrement sémiosique.

Présence, distance, absence : l’aveuglement à l’endroit des signes

Depuis que la COVID-19 s’est imposée globalement à la fin de mars 2020, les mesures dites « de distanciation » ont fait irruption dans notre quotidien, marquant de manière particulière les relations éducatives. En effet, la quasi-totalité des cours en présence ont été convertis en cours à distance. Mais au-delà d’un simple changement de nom, il y a de réels enjeux sémiotiques qui sous-tendent ces notions de distance et de présence.

Il est tentant de dire que, dans nos activités quotidiennes, les objets de nos expériences nous sont directement et évidemment accessibles : cette chaise, ce livre, cet écran, tout cela est bien là, présent à nous. Et comme disait René Descartes dans la plus pure veine du rationalisme discursif, si nous pouvons être trompés sur l’état du monde, nous ne pouvons douter cependant que nos idées, elles, sont présentes, « claires et distinctes » dans l’acte de leur énonciation.

Dans une perspective sémiotique, où l’expérience est partie prenante de la cognition, le problème se pose autrement : les choses en elles-mêmes ne sont jamais immédiatement présentes – ni les objets de nos expériences, ni même la pensée. Il s’agit plutôt de dire que toutes les expériences par lesquelles nous avons accès au monde sont construites sur des relations de signes et médiées par celles-ci.

« Je voudrais démontrer pourquoi un contexte n’est jamais absolument déterminable ou plutôt en quoi sa détermination n’est jamais assurée ou saturée. »

Jacques Derrida rappela cet état de fait lorsqu’il adapta la philosophie du langage ordinaire à la déconstruction. Réfléchissant à la manière par laquelle les énoncés (un type de signe particulier) réfèrent au monde, il affirmait : « Je voudrais démontrer pourquoi un contexte n’est jamais absolument déterminable ou plutôt en quoi sa détermination n’est jamais assurée ou saturée. » En ce sens, nos interactions avec les choses et avec les idées ne se font pas par contact direct, mais au contraire par des relations médiées. Comme l’a souligné M. Derrida à maintes reprises, l’expérience de la communication se fait dans la différence et dans l’absence : il y a non seulement des signes entre les locuteurs, mais il y a également une incertitude entre les signes et ce à quoi ils réfèrent. Apprendre et enseigner apparaissent comme des activités archétypales d’opérationnalisation des signes et d’expérimentation interprétative.

Ainsi, les expressions d’éducation « à distance » et « en présence » occultent le fait que nous ne sommes jamais, à proprement parler, « en présence ». Contestant le mythe d’une expérience pleinement présente à elle-même, et insistant sur le caractère différé, médié de toutes nos expériences, le sémioticien ferait ressortir un aveuglement répandu à l’égard de la nature et de la fonction des signes. Le caractère présentiel d’un enseignement et d’un apprentissage est illusoire; même dans les bonnes vieilles salles de cours (elles existent encore !) il n’y a pas d’immédiateté, de présence, mais bien des couches et des couches de signes.

L’ubiquité de cette sémiose ne vaut pas seulement dans des énoncés linguistiques. Les biosémioticiens Jesper Hoffmeyer et Claus Emmeche rappellent justement que les corps, des plus petites organelles cellulaires (noyaux, appareils de Golgi, mitochondries, lysosomes, etc.) jusqu’aux organismes eucaryotiques multicellulaires (plantes, animaux, fongus), sont des surfaces qui apprennent à traduire d’autres surfaces. MM. Hoffmeyer et Emmeche définissent alors la sémiose comme l’action du signe grâce à laquelle « l’aspect référentiel ou significatif de notre monde qui est quelque chose, à l’intérieur d’une surface, peut en quelque manière référer à quelque chose qui serait en dehors de cette surface ». Et donc, pandémie ou pas, nous avons toujours déjà été tenus « à distance » l’un de l’autre.

La question à ce stade-ci est alors de savoir en quoi la distance dans les expériences d’apprentissage, d’enseignement et de recherche aujourd’hui est distincte de celle qui prévalait avant la fin mars, avant le confinement. Quelles surfaces et quelles médiations sont en jeu? Comment conditionnent-elles nos expériences? Et quels effets ces apprentissages multimodaux ont-ils sur les processus de subjectivation?

La numérisation et l’unidimensionnalité des relations pédagogiques

Si nos expériences sont toujours médiées, dans l’éducation à distance la médiation est simplement plus apparente parce qu’elle est matérialisée dans des machines et leurs applications. En ce sens, depuis le début de la pandémie ce dont nous avons pu témoigner dans les universités, les cégeps et collèges, les polyvalentes et même les écoles primaires, ce n’est pas tant la transformation de la pédagogie d’un mode en présence à un mode à distance, mais bien sa foudroyante numérisation.

Cet état des faits cadre précisément avec la stratégie exposée dans le Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec. Les trois orientations du plan vont comme suit : « soutenir le développement des compétences numériques des jeunes et des adultes », « exploiter le numérique comme vecteur de valeur ajoutée dans les pratiques d’enseignement et d’apprentissage », et « créer un environnement propice au déploiement du numérique dans l’ensemble du système éducatif ». En parfait accord avec le rapport L’université québécoise du futur, l’imaginaire éducatif véhiculé par ce plan d’action en est un d’une progressive, circulaire et inéluctable sujétion aux outils numériques.

Les outils sont des sortes d’extensions des corps pensants. Contre la psychologie rationaliste qui prétendait localiser la faculté de langage et de pensée dans un lobe précis du cerveau, le sémioticien Charles Peirce a écrit en 1905 : « Si [le psychologue] me pique mon encrier je ne pourrais poursuivre la discussion sans en obtenir un autre. C’est vrai, les pensées ne viendraient pas à moi. Et donc la faculté de discussion est aussi localisée dans mon encrier. » Ces remarques semblent avoir anticipé les récents travaux en cognition distribuée, par exemple ceux de Katherine Hayles qui souhaite « étendre la conception traditionnelle de la cognition comme pensée humaine, à des processus qui se déploient sur de multiples niveaux et sites dans des formes de vie biologique et des systèmes techniques ».

Notre dépendance aux outils se manifeste surtout lorsqu’ils fonctionnent mal : l’angle et la lumière des écrans dérangent; les fils d’alimentation sont perdus ou trop courts; les bandes passantes sont trop faibles ou surchargées; les ordinateurs sont trop vieux et supportent mal les applications imposées dans ladite urgence de la pandémie. Par ailleurs, l’accessibilité aux contenus éducatifs et aux ressources matérielles nécessaires est à l’image des inégalités sociales : l’expérience éducative en ligne ne peut pas être équivalente dans des milieux défavorisés et des milieux nantis qui jouissent de machines luxueuses et tirent profit de connexions efficaces. Et même dans le monde rêvé des géants du Web où s’entremêlent leurs ambitions pécuniaires et un idéal d’accessibilité universelle aux technologies numériques, un mode où les machines répondent, où les plateformes d’apprentissage en ligne fonctionnent correctement, nous ne sommes pas aveugles au fait que ces outils numériques informent la relation éducative. C’est précisément la raison pour laquelle les institutions d’enseignement adoptent en premier lieu ces nouveaux outils et ces nouvelles méthodes d’apprentissage en ligne.

Supposément neutre et homogénéisée, la culture numérique normaliserait l’expérience éducative en contexte de distanciation. Ces outils renouvellent les manières d’utiliser la pédagogie multimodale et développent une nouvelle littératie; ils permettraient, ou à tout le moins accompagneraient, des plus hauts taux d’inscriptions et de diplomation; ils feraient rayonner les institutions à l’international. Par ailleurs, l’usage extensif de ces outils s’inscrit dans un courant d’autonomisation des étudiants, un précepte clé de l’éducation bien établi depuis les Lumières.

À ce propos, nous lisons dans le Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur : « Une bonne utilisation des technologies numériques peut favoriser l’engagement et l’autonomie des apprenantes et des apprenants dans le cadre de leurs apprentissages. » Bien que les auteurs du Plan n’expliquent pas en quoi le numérique « peut favoriser l’engagement et l’autonomie des apprenants et apprenantes », ni en quoi le numérique serait un
« vecteur de valeur ajoutée dans les pratiques d’enseignement et d’apprentissage », cela ne les empêche pas de déclarer péremptoirement : « Tant le personnel cadre des établissements que le personnel enseignant, professionnel ou de soutien doivent reconnaître les bénéfices et comprendre la nécessité de bien outiller les apprenantes et apprenants afin qu’ils sachent évoluer dans une société de plus en plus marquée par l’omniprésence du numérique. » L’emploi de l’impératif ici est déconcertant : l’avenir sera numérique ou ne sera tout simplement pas.

Ce que la pandémie actuelle révèle, entre autres choses, c’est l’immanquable aplatissement de l’expérience d’apprentissage dans une forme numérique. Par voie de conséquence, c’est la dimension collective des relations éducatives, en particulier dans leurs manifestations affectives et politiques, qui se voit supprimée. Des formes indéterminées d’appropriation de la vie des idées sont effacées. Exit les discussions informelles, les rencontres souples, ces interférences vécues qui contextualisent et informent le contenu des apprentissages. Exit, autrement dit, la forme de vie proprement éducative – forme de vie que Marion Colas-Blaise définit comme ces « manières d’être au monde et d’agir faisant émerger un style expérientiel producteur d’effets d’identité et fournissant son soubassement sensible à une pratique énonciative discursive, donc à des comportements, des activités et des actions à travers lesquels s’opèrent une culturalisation et une socialisation croissantes ».

Tant qu’à créer et consommer un contenu éducatif à l’écran, aussi bien se soucier des outils, des véhicules de signe, qui l’informent et lui donnent sa matérialité.

C’est d’ailleurs dans ces termes que Giorgio Agamben réfléchit aux conséquences éthiques et politiques des mesures d’exception imposées depuis le début de la pandémie. Dans un texte paru au début de l’été intitulé funestement « Requiem pour les étudiants », M. Agamben note : « Ce qui nous intéresse ici n’est pas la transformation conséquente de la didactique, où l’élément de la présence physique, de tout temps si importante dans le rapport entre étudiants et enseignants, disparaît définitivement, comme disparaissent les discussions collectives dans les séminaires, qui étaient la partie la plus vivante de l’enseignement. Fait partie de la barbarie technologique que nous vivons actuellement l’effacement de la vie de toute expérience des sens et la perte du regard, durablement emprisonné dans un écran spectral. Bien plus décisif dans ce qui advient est quelque chose dont, significativement, on ne parle pas du tout : la fin de la vie étudiante comme forme de vie. »

Le centre de l’expérience éducative que constituait la forme de vie étudiante, l’énergie collective de cette sémiosphère bien particulière d’une université (d’un cégep, d’une école), se voit subordonnée à l’expérience écranique. Le collectif se donne alors comme l’image idéalisée d’une intelligence artificielle, voire d’une hydre à plusieurs têtes. Posté devant l’écran, chaque individu isolé s’efforce de recréer une expérience éducative avec ses propres moyens et de faire comme si ce qui s’y joue reste une vie universitaire, de faire comme si l’effet de présence était convaincant.

Tant qu’à créer et consommer un contenu éducatif à l’écran, aussi bien se soucier des outils, des véhicules de signe, qui l’informent et lui donnent sa matérialité. Le sémioticien regarde bien la lune que lui montre le sage, mais comme l’idiot, il sait que la signification est aussi construite par l’index… C’est justement en regardant ces médiations que nous pouvons nous interroger sur ce qu’elles passent sous silence.  Ce n’est peut-être qu’en se montrant attentives et attentifs aux expériences de ces médiations, médiations conçues pour faire déborder notre attention, que nous pouvons nous libérer de leur emprise et de nous subjectiver. Qu’est-ce qui ne traverse pas la platitude de l’écran? Et comment, malgré tout, mettre ces médiations à notre service?

Sémiotique et apprentissage numérique

Dans la relation éducative, il y a un arrangement et un transfert de connaissances : l’enseignant instruit, l’étudiant apprend. Or, dans une perspective proprement sémiotique, l’éducation apparaît surtout comme un acte de mobilisation des connaissances – à savoir la découverte, l’usage et la cocréation de connaissances. Une formule de Paulo Freire expose la situation de manière tout à fait éclairante : « Personne n’éduque personne, ni personne ne s’instruit : les hommes sont éduqués dans la communion, médiatisés par le monde. » En ce sens, et aussi évident que cela puisse paraître, il est bon de rappeler que l’éducation ne se résume pas à un transfert d’unités de savoir entre des cerveaux, comme nous transférons des fichiers entre des ordinateurs, ou des crédits d’un compte à un autre.

Mettant de l’avant la continuité de l’expérience dans l’apprentissage, John Dewey rappelait quant à lui que l’éducation est toujours déjà située. Ainsi, dans une mauvaise expérience d’apprentissage, « le problème n’est pas l’absence d’expériences, mais leur caractère défectueux et erroné – erroné et défectueux du point de vue de la connexion vers d’autres expériences ». Nous n’apprenons pas seulement des contenus, nous apprenons également des manières de les employer et les agencer. M. Dewey s’interroge : « Combien d’étudiants, par exemple, ont été rendus insensibles aux idées, et combien ont perdu l’impulsion de l’apprentissage à cause de la façon par laquelle ils ont fait l’expérience de l’apprentissage? […] Combien en sont venus à associer le processus d’apprentissage à la morosité et l’ennui? »

Les séances sur Zoom se révèlent trop souvent comme des expériences de domestication qui influent autant sur les processus de subjectivation des humains, que sur les capacités interprétatives et affectives des corps.

Défenseur et théoricien de la pédagogie active, M. Dewey en a attribué les principes directeurs au sémioticien et fondateur du pragmatisme, Charles Peirce. Bien qu’il n’ait pas développé une philosophie de l’éducation à proprement parler, pour M. Peirce la construction des connaissances est une sémiose évolutive et inscrite dans le monde. Comme l’indiquent Torill Strand et Catherine Legg, « la plus précieuse contribution de M. Peirce à l’éducation serait sa sémiotique – l’étude de la signification et du développement des signes ». Dans l’épistémologie peircéenne, la connaissance se présente effectivement comme un échafaudage d’expériences signifiantes qui se confirment, s’infirment, se nuancent, et se précisent.

M. Peirce étendit de manière singulière cette inscription de la connaissance dans le monde, notant que l’apprentissage ne consiste pas uniquement ni essentiellement à agencer et transférer des contenus symboliques d’ordre supérieurs (théories, définitions, généralisations conventionnelles, en gros des idées). En tant qu’apprenants, notre engagement avec le monde passe aussi par des signes qu’il nomme « iconiques », c’est-à-dire des inférences affectives au sujet de la ressemblance entre des phénomènes.

C’est en ce sens que M. Peirce affirme que le raisonnement est « essentiellement concerné par les formes qui constituent les principaux objets de la pénétration rationnelle. […] [L]es icônes sont spécialement indispensables pour le raisonnement ». Peu importe son contenu, tout apprentissage engage alors ce qu’il appelle un interprétant émotionnel, ou en d’autres termes, tout apprentissage mobilise une forme d’affectivité esthétique.

En accordant une importance excessive aux apprentissages symboliques, toute une palette de sémioses se trouve alors occultée. La survalorisation des idées et des discours est une habitude difficile à éviter dans un enseignement « en présence », et elle est presque inévitable dans une visioconférence qui reformate la sémiose incarnée, située et agissante d’une salle de classe en une simple image en mouvement. Les séances sur Zoom se révèlent trop souvent comme des expériences de domestication qui influent autant sur les processus de subjectivation des humains, que sur les capacités interprétatives et affectives des corps.

On pourrait établir un parallèle éclairant avec l’interprétation d’une œuvre d’art, que la sémioticienne Jocelyne Lupien décrit comme « un agrégat de stimuli sensoriels dont la nature et l’organisation déterminent la portée du discours symbolique ». Sachant que les corps évoluent dans des assemblages de signes, la reproduction d’une œuvre (par exemple dans un livre ou à l’écran), ne saurait se substituer à la richesse des expériences interprétatives que nous pouvons faire dans le lieu d’exposition de l’œuvre. La même chose pourrait être dite au sujet d’une expérience éducative transduite par Zoom : le contenu informationnel livré par visioconférence ne tient pas lieu des moyens mis en œuvre pour habiter une université et participer à sa vitalité.

Quels avenirs, donc, pour l’apprentissage, l’enseignement et la recherche? Par quels moyens désirons-nous investir ces pratiques ?

Ce n’est pas comme s’il n’y avait que deux options, des avenirs aussi mythologiques l’un que l’autre : soit celui d’embrasser le capitalisme numérique et mondialisé, soit celui d’adhérer à un néo-luddisme technophobe. Or, dans l’immédiat, la volonté d’écarter la diversité et la richesse des signes multimodaux à partir desquels nous formulons des hypothèses, des déductions et des inductions, le souhait de formater l’éducation sur la seule base du numérique, apparaît sérieusement manquer de vision. Les technologies de l’information et de la communication (TIC, appellation quelque peu ambigüe) ne sauraient tenir lieu des affects et des intelligences qui se développent au fil d’une relation éducative.

Parions alors pour une abondance d’avenirs, des avenirs soucieux des relations, des différences et de leurs effets dans la construction des expériences éducatives. Des ateliers collaboratifs, comme ceux qui ont donné lieu à ce texte, émergent non seulement des réflexions critiques sur les institutions et les technologies employées en éducation, mais aussi des interrogations sur des habitudes qui se sont cristallisées dans l’urgence d’une crise. Modestement, ils rappellent les partages affectifs qui s’entrecroisent et donnent chair à l’enseignement et à l’apprentissage. Ils mettent de l’avant, enfin, les gestes socialisants et les inévitables médiations qui marquent notre animalité sémiosique.

Rédigé par
Jonathan Hope et al
Ce texte est le fruit d’un atelier d’écriture collaborative tenu dans le cadre d’un séminaire du doctorat interdisciplinaire en études sémiotiques de l’Université du Québec à Montréal sous la responsabilité du professeur Jonathan Hope. Le collectif souhaite faire ressortir l’applicabilité de concepts sémiotiques dans différents domaines, ainsi que les présupposés théoriques qui les accompagnent. Les auteurs sont : Caio Roberto Baliero E Silva, Pierre Gabriel Dumoulin, Yohann Michael Fiset, Aurélio Homobono Gouvêa, Jonathan Hope, Noé Klein, Bianca Laliberté, Fairouz Mimouni, Jobnel Pierre, Lucie Quévillon, Coline Senac, Nangoney Donald Antonio Tayie.
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