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Le dilemme de l’excellence

Les critères d'équité, de diversité et d'inclusion et les objectifs de développement durable sont-ils conciliables avec la notion d'excellence qui prédomine dans le milieu de la recherche?

par JEAN-FRANÇOIS VENNE | 30 AOÛT 23

L’excellence ne fait plus l’unanimité dans le milieu universitaire. Elle se retrouve au cœur des tiraillements sur l’utilisation des critères d’équité, diversité et inclusion (EDI) ou des objectifs de développement durable (ODD) dans le financement de la recherche publique.

À l’université, l’excellence est employée pour qualifier des établissements, des équipes de recherche, des articles scientifiques et des membres des corps professoral et estudiantin. Pourtant, plusieurs articles et ouvrages ont démontré l’absence d’une définition claire de ce terme dans le milieu universitaire.

« L’excellence est une tautologie, estime Yves Gingras, historien des sciences à l’Université du Québec à Montréal. Est “excellent” ce que nous décrétons être excellent. Ça ne se mesure pas vraiment. »

Cela explique que la vision de l’excellence ait évolué au fil du temps. Lisette Jong, chercheuse en anthropologie à l’Université d’Amsterdam, fait remonter la mesure de l’excellence dans le monde universitaire à 1910, année lors de laquelle le psychologue américain James McKeen Cattell dresse les premiers classements des universités. Dans les années 1950, l’excellence devait alimenter la productivité et la croissance économique. « C’est [dans les années 1980] que l’on commence à employer davantage ce terme en recherche au Québec et au Canada », précise M. Gingras. Les années 1990 et 2000 ont quant à elles vu la montée de « l’économie du savoir », au sein de laquelle l’excellence incite plusieurs pays à innover et à occuper une place prépondérante dans ce nouveau modèle économique. Elle règne dès lors sur les politiques scientifiques et le financement de la recherche et des études supérieures.

Cependant, au fil des ans, la notion d’excellence a eu son lot de détracteurs. Dans un article publié en 2017 dans la revue Nature, cinq chercheurs, dont le professeur de l’Université de Lethbridge Daniel Paul O’Donnell, dénonçaient même une « fétichisation » de l’excellence.

Selon eux, cette notion n’a aucun sens intrinsèque et agit plutôt comme un mécanisme rhétorique, qui se combine à des récits sur la rareté des ressources. Cela engendre un environnement d’hypercompétition, une concentration des ressources et un conservatisme (puisque les chercheurs et chercheuses essaient de se conformer à cette « excellence »). Or, cette dynamique irait à l’encontre des qualités d’une recherche libre.

Un outil difficile à remplacer

De là à simplement la mettre de côté, il y a toutefois une marge. Car l’excellence a une réelle fonction dans le système de la recherche, notamment dans les fonds subventionnaires. « Nous avons développé une panoplie d’outils quantitatifs et qualitatifs pour mesurer l’excellence, malgré la difficulté reconnue de la définir, souligne Ted Hewitt, président du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et du comité directeur du Programme des Chaires d’excellence en recherche du Canada (CRC). Ce sont ces critères qui permettent d’évaluer les demandes. »

En 2020 et 2021, Mme Jong a participé à un projet de recherche sur l’excellence avec la collaboration de huit organismes subventionnaires du Canada et d’ailleurs dans le monde, dont la Michael Smith Health Research BC et les Instituts de recherche en santé du Canada. Elle s’explique très bien la position de M. Hewitt. « C’est facile de critiquer la notion d’excellence, mais bien plus difficile de s’en débarrasser, parce qu’elle sert à plusieurs choses, affirme-t-elle. On doit bien analyser comment les organismes subventionnaires l’emploient pour comprendre leurs dilemmes et pour voir quels changements on peut apporter. »

Elle fait remarquer que dans ces organisations, l’excellence n’est plus tenue pour acquise et constitue plutôt un souci. « Ils s’efforcent de mitiger les problèmes que pose l’application des critères d’excellence en colmatant les processus, en les élargissant ou en les transformant carrément », souligne Mme Jong.

Le colmatage passe souvent par une tentative d’amoindrir l’effet des facteurs quantitatifs liés aux publications des personnes qui sollicitent des bourses. « Les Fonds de recherche du Québec (FRQ) proposent de plus en plus aux candidat.e.s de présenter seulement leurs trois ou quatre meilleures publications, explique d’ailleurs Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec. Les pairs les lisent et en font leur propre évaluation. »

Pour ce qui est de l’élargissement, il consiste plutôt à redéfinir la notion d’excellence, voire à inclure des parties prenantes de l’extérieur du milieu universitaire dans l’évaluation de la recherche. Certains fonds, plus rares, transforment radicalement leur approche en utilisant, par exemple, une loterie pour départager les demandes qui atteignent un certain standard minimal de qualité.

Rapport de progrès – Représentation actuelle des titulaires de chaires issu.e.s des quatre groupes désignés et cibles en matière d’équité établies pour décembre 2029

 

Représentation en mars 2023 Cible pour décembre 2019
Femmes et minorités de genre 45,8 % 50,9 %
Personnes racisées 26,1 % 22 %
Personnes en situation de handicap 6,3 % 7,5 %
Autochtones 3,9 % 4,9 %

 

Des pressions judiciaires

Au Canada ces dernières années, plusieurs des changements apportés par les fonds subventionnaires fédéraux et provinciaux ont concerné l’introduction de critères d’EDI dans l’octroi de l’argent public.

Cette tendance découle en partie d’une entente conclue par le gouvernement fédéral en 2006. Trois ans plus tôt, huit femmes avaient déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne, soutenant que le programme des CRC bénéficiait de manière disproportionnée aux hommes blancs.

Le gouvernement fédéral avait alors accepté de fixer des cibles d’équité pour quatre groupes identitaires : les femmes, les personnes en situation de handicap, les membres des communautés autochtones et les minorités visibles. Les établissements les atteignaient toutefois rarement. En 2017, le Plan d’action en matière d’équité, de diversité et d’inclusion exigeait d’eux qu’ils détaillent publiquement comment ils entendaient y arriver et les sommaient d’y parvenir dans l’année.

« On ne peut pas considérer comme excellent un programme de financement de la recherche qui reproduit des barrières systémiques et des biais. »

En 2019, le Secrétariat des programmes interorganismes à l’intention des établissements (SPIIE), qui représente les trois conseils subventionnaires fédéraux, annonçait des cibles plus ambitieuses pour les quatre groupes identitaires. Du même souffle, il avertissait que les établissements qui n’atteindraient pas leurs objectifs perdraient une partie de leur financement.

« Certaines exigences faisaient suite aux règlements de plaintes, mais cette évolution vient aussi d’une prise de conscience dans l’écosystème de la recherche qu’il n’y a pas d’excellence en recherche sans EDI, affirme Valérie Laflamme, vice-présidente associée du SPIIE. On ne peut pas considérer comme excellent un programme de financement de la recherche qui reproduit des barrières systémiques et des biais. »

L’excellence inclusive divise

Avec cette idée en tête, les organismes subventionnaires et plusieurs universités prônent désormais l’« excellence inclusive ». Or, celle-ci représente un point majeur de contentieux avec celles et ceux qui se sont opposé.e.s aux plus récentes mesures d’EDI prises par les organismes subventionnaires fédéraux et provinciaux.

En janvier dernier, la ministre de l’Enseignement supérieur du Québec, Pascale Déry, a rédigé une lettre très claire à ce sujet aux établissements universitaires de la province à la suite de la publication de postes de CRC qui excluaient d’office les hommes blancs. Elle y écrit que « les exigences Équité, Diversité et Inclusion (EDI) des programmes de Chaires de recherche du Canada, fixées par le gouvernement fédéral, viennent plutôt restreindre certains droits et réduire la primauté des notions de compétence et d’excellence ».

M. Gingras partage l’idée que l’EDI et l’excellence ne vont pas automatiquement de pair. « On voit une confusion conceptuelle entre le principe de l’excellence scientifique, qui par nature sert à départager des candidat.e.s et des projets, donc à exclure, et des enjeux de justice sociale comme l’EDI ou les ODD, certes louables, mais qu’on ne peut plaquer de manière artificielle sur la notion d’excellence », soutient-il.

D’autres s’inquiètent des effets sur la liberté de la recherche. « Introduire des critères sur les EDI ou les ODD revient à imposer un cadrage idéologique qui réduit la diversité des points de vue, alors que l’objectif mis de l’avant est au contraire d’assurer une plus grande diversité », croit Arnaud Bernadet, professeur au Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill. Il estime que lorsqu’on oriente la recherche fondamentale, même pour des raisons que l’on juge nobles, on brime la liberté de cette recherche.

Accélérer le changement

Les protestations concernent moins la volonté de rendre le système de recherche canadien plus diversifié que certains moyens utilisés pour y arriver. L’exclusion des hommes blancs de plusieurs offres de CRC un peu partout au pays, par exemple, a fait réagir. On a vu défiler plusieurs lettres ouvertes et articles de journaux parfois très critiques, comme celui de Jamie Sarkonak publié dans le National Post en avril 2022. Une plainte a même été déposée contre l’Université Laval et le Programme des CRC devant les commissions québécoise et canadienne des droits de la personne.

« Amener l’obligation d’atteindre des cibles précises en matière d’EDI dans un système plutôt stagnant était justifié pour accélérer un changement de culture dans l’attribution des fonds de recherche au Canada, juge pour sa part Philippe-Edwin Bélanger, directeur du Service des études supérieures et de la réussite étudiante de l’Institut national de la recherche scientifique et président de l’Association canadienne pour les études supérieures. Ça faisait longtemps qu’on en parlait, mais il n’y avait pas beaucoup de mouvement dans les établissements. »

Il se range sans hésitation dans le camp de l’excellence inclusive. « Un peu comme la multidisciplinarité, l’EDI injecte des points de vue plus variés dans la recherche, ce qui est un vecteur d’excellence, croit-il. C’est donc une erreur d’opposer EDI et excellence. »

Cette position fait écho à celle de M. Hewitt. « Imaginez tout ce que le système de recherche perd en efficacité, en perspectives et en créativité lorsque des groupes sous-représentés n’y participent pas, dit-il. Nous devons absolument diversifier notre communauté de chercheurs et chercheuses pour améliorer la recherche ainsi que la société plus généralement. »

Dans ses travaux sur la notion d’excellence dans les fonds subventionnaires, Mme Jong a remarqué cet argument qui revient toujours : l’EDI améliore la performance de la recherche. « C’est au cœur de la notion d’excellence inclusive, avec pour résultat que la promotion de l’EDI n’a plus pour but premier le bien-être des chercheurs et chercheuses, mais plutôt l’amélioration de la performance de la recherche dans une université ou un pays », note-t-elle.

La notion d’excellence inclusive se retrouverait ainsi prise au piège de la dynamique d’hypercompétition et de méritocratie qui règne dans l’allocation des ressources. Or, c’est précisément cette approche qui a débouché sur plusieurs problèmes comme l’homogénéité et le cercle vicieux qui fait que les gens qui ont bénéficié du système sont plus susceptibles d’en profiter de nouveau.

Un fonds prend un pas de recul

La question de l’excellence inclusive s’est aussi posée dans le financement des futur.e.s chercheurs et chercheuses. Les FRQ avaient introduit un nouveau critère pour leur concours lancé en 2022-2023, soit la prise en considération des ODD (dont l’EDI) et la démonstration d’une capacité d’engagement social. Plus de 900 professeur.e.s ont signé une lettre de protestation adressée à M. Quirion.

Les signataires reconnaissaient le droit des FRQ d’établir des programmes de bourses ciblés pour améliorer l’accès de catégories d’étudiant.e.s marginalisé.e.s, mais rejetaient en bloc l’idée de se servir des programmes généraux pour imposer une « vision du monde ». Les universitaires déploraient aussi que l’on ignore les inégalités socio-économiques qui pouvaient empêcher certain.e.s étudiant.e.s de s’engager bénévolement autant que d’autres dans des actions de mobilisation envers les ODD.

Les FRQ ont finalement renoncé. « Avec le recul, je crois qu’ils avaient probablement raison et que ce n’était pas une bonne idée d’attribuer une note quantitative à ces critères dans l’octroi de ces demandes de subvention, admet M. Quirion. Dans les prochaines années, nous nous efforcerons de sensibiliser les futur.e.s chercheurs et chercheuses ainsi que les étudiant.e.s aux ODD et à l’EDI, mais sans les inclure dans l’évaluation des demandes de financement. »

Le débat sur les critères des FRQ a amené le Réseau interuniversitaire québécois pour l’équité, la diversité et l’inclusion (RIQEDI), qui était au départ une communauté de pratique, à prendre position publiquement. Il a tenté de défendre les changements du FRQ.

« Ça arrive qu’il n’y ait pas de liens entre un sujet ou un domaine de recherche et l’EDI ou les ODD, mais c’est important de développer le réflexe d’y réfléchir », soutient Bibiana Pulido, cofondatrice et directrice générale du RIQEDI. Une position rejetée par plusieurs chercheurs et chercheuses qui se demandent pourquoi une personne qui travaille sur les exoplanètes ou la littérature médiévale devrait se justifier de son apport à l’EDI ou aux ODD.

Mme Pulido comprend par ailleurs que l’imposition de quotas ou de mesures coercitives fasse grogner, mais relie cela à la crainte de perdre des avantages ou des privilèges. « Le milieu de la recherche demeure très homogène, donc on doit trouver une manière d’inclure les groupes marginalisés, estime-t-elle. Je crois qu’il y a des malentendus, notamment quant au risque que la représentativité prenne le pas sur l’excellence, alors qu’en fait l’excellence inclusive tient compte de l’expertise des candidat.e.s. »

Ce qui ne veut pas dire que la représentativité n’a pas, elle aussi, son importance. « Lorsque j’étais étudiante, je n’ai jamais rencontré un.e professeur.e qui était aveugle, comme je savais que j’allais le devenir, raconte Erin Maloney, titulaire d’une CRC en psychologie à l’Université d’Ottawa. Je n’avais pas beaucoup de modèles pour me montrer que je pouvais atteindre un haut niveau [dans le milieu universitaire]. »

Elle est convaincue que son poste actuel a un effet sur les étudiant.e.s dans ses cours. « Les étudiant.e.s sont beaucoup plus ouvert.e.s à parler de leurs propres handicaps et voient que ceux-ci ne les empêcheront pas nécessairement de réussir, assure-t-elle. C’est important pour tout le monde de se reconnaître en regardant les professeur.e.s ainsi que les chercheurs et chercheuses universitaires. »

Rédigé par
Jean-François Venne
Jean-François Venne est un journaliste indépendant basé à Montréal, spécialisé en éducation, recherche, innovation et affaires.
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