De nombreuses personnes du milieu universitaire de l’Alberta estiment que le système d’éducation postsecondaire de la province est mis à mal. Depuis l’élection majoritaire du Parti conservateur uni (PCU, issu de la fusion par l’ancien ministre fédéral Jason Kenney de deux factions conservatrices) en avril 2019, le gouvernement a entrepris une longue et massive restructuration du secteur de l’enseignement supérieur. Aujourd’hui, après la réélection du PCU, bien des gens qui travaillent et étudient dans les universités albertaines s’attendent à ce que la situation empire.
« L’Alberta traverse une période sombre », s’inquiète Marc Spooner, professeur à la Faculté d’éducation de l’Université de Regina.
Parmi les changements importants apportés ces dernières années, notons l’adoption d’un nouveau modèle de financement axé sur le rendement rattachant une partie du financement provincial des universités à des mesures comme l’atteinte de cibles d’inscription ou le taux d’emploi des diplômé.e.s. Un modèle conçu pour bâtir un système hautement réactif aux besoins du marché du travail. Selon les propos de M. Kenney rapportés dans le Calgary Herald, le gouvernement voulait « réorganiser le système d’éducation ». Mais certain.e.s s’inquiètent de l’avenir des sciences humaines et des beaux-arts en Alberta et se demandent à qui il revient de déterminer quelles sont les connaissances auxquelles les étudiant.e.s peuvent avoir accès à l’université.
En mai 2022, après avoir remporté de justesse un vote de confiance, M. Kenney a annoncé qu’il quitterait son poste, ce qu’il a fait en octobre de la même année. Les membres du PCU ont ensuite choisi Danielle Smith pour lui succéder. Cette dernière a elle aussi été mise à l’épreuve en mai dernier, alors qu’elle a affronté l’ancienne première ministre Rachel Notley, du Nouveau Parti démocratique, lors du scrutin provincial. Le PCU a réussi à obtenir la majorité, mais avec 14 sièges de moins qu’en 2019.
Le résultat de cette élection annonce que la controverse entourant l’état du secteur de l’éducation postsecondaire en Alberta risque de se prolonger, plusieurs craignant même la remise en question de sa raison d’être.
La situation a d’importantes répercussions dans la province et au-delà. « L’Alberta sert de baromètre pour le reste du Canada, soutient M. Spooner. On voit dans la province ce que je considère comme une attaque générale contre l’enseignement supérieur, comme c’est le cas dans d’autres pays, notamment aux États-Unis. »
M. Spooner a analysé cette « attaque » dans un chapitre qu’il a rédigé pour Anger and Angst: Jason Kenney’s Legacy and Alberta’s Right, un recueil d’essais sous la direction de Trevor W. Harrison et Ricardo Acuña, publié cette année. Ayant pour toile de fond une vague d’anti-intellectualisme, il estime que le sous-financement et les compressions budgétaires imposées par le gouvernement albertain ouvrent la porte à une restructuration majeure de l’éducation dans la province.
Entre 2019 et 2023, les établissements d’enseignement supérieur ont dû composer avec des compressions s’élevant au total à plus d’un demi-milliard de dollars. Ce qui représente une réduction de 31 % du financement provincial au cours des cinq dernières années, selon des données compilées par Higher Education Strategy Associates.
Parallèlement, le gouvernement provincial est en train de redéfinir le rôle des universités, poursuit M. Spooner. « On tente vraiment d’éloigner les universités de leur mission première, qui consiste à servir le public et la société démocratique, pour les subordonner à l’industrie et aux besoins du marché du travail. »
Lorsqu’on réduit les universités à servir l’économie, les nombreux avantages que procure un système d’enseignement supérieur solide à la société risquent de se perdre. « Cela ne doit pas se limiter aux emplois », fait valoir M. Spooner. Selon lui, les diplômes universitaires doivent fournir aux étudiant.e.s des compétences générales transférables comme la pensée critique et la pensée créatrice, qui peuvent être appliquées à divers types d’emplois, y compris à ceux qui n’existent pas encore.
La demande d’entretien d’Affaires universitaires avec la nouvelle ministre de l’Enseignement supérieur, Rajan Sawhney, était toujours sans réponse au moment d’imprimer cet article.
Le plan du changement de l’Alberta
En avril 2021, plus d’un an avant la démission de M. Kenney, le gouvernement de l’Alberta avait publié un plan décennal pour l’éducation postsecondaire intitulé Alberta 2030: Building Skills for Jobs. « Notre stratégie vise essentiellement à faire en sorte que les Albertaines et Albertains puissent acquérir les connaissances et les compétences professionnelles nécessaires pour réussir dans un monde qui évolue rapidement », avait affirmé dans un communiqué le ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque, Demetrios Nicolaides. Le document mettait l’accent sur la formation professionnelle, les carrières dans les métiers spécialisés et la commercialisation de la recherche. L’élargissement des programmes d’apprentis et des occasions d’apprentissage en milieu de travail, ainsi que la création de microprogrammes, que le gouvernement a décrits comme étant des programmes souples à court terme conçus spécifiquement pour développer des compétences utiles sur le marché du travail, faisaient partie des initiatives phares de la stratégie.
La réaction au plan fut mitigée. Affaires universitaires rapportait alors qu’il avait été très bien accueilli par les cadres universitaires, mais que les associations de professeur.e.s étaient consternées. Le plan avait été publié quelques mois seulement après le dépôt du budget provincial 2021-2022, qui prévoyait un déficit de 18,2 milliards de dollars en raison de la chute des prix du pétrole et de la relance économique postpandémie de COVID-19. À peine deux ans plus tard, la situation a complètement changé : les prix du pétrole ont bondi et on prévoit maintenant un surplus de 2,4 milliards de dollars pour 2023-2024.
Bill Werry est directeur général du Réseau des établissements postsecondaires de l’Alberta (anciennement le Conseil des dirigeant.e.s des établissements postsecondaires de l’Alberta) qui regroupe les 26 dirigeant.e.s de la province. Il affirme qu’« à bien des égards, les cinq dernières années furent les plus difficiles pour le système depuis très, très longtemps ».
« On paye beaucoup plus que les autres et on en a beaucoup moins pour notre
argent. »
Selon lui, les établissements postsecondaires ont été grandement affectés par la volonté acharnée du gouvernement de faire en sorte qu’ils répondent aux besoins du marché. Il fait également remarquer que la province a accordé un financement ciblé à certains types de programmes dans les secteurs de la santé et de la technologie ainsi qu’à d’autres domaines où la demande de main-d’œuvre qualifiée est élevée. Le plan Alberta 2030 a aussi accentué l’importance des initiatives d’apprentissage en milieu de travail. M. Werry explique que l’intégration de ces initiatives aux programmes universitaires présente à la fois des difficultés et des occasions pour les établissements.
« Ces dernières années ont poussé l’ensemble du système à se remettre en question et je pense que de manière générale, nos membres se sont assez bien tiré.e.s d’affaire. Je crois que la province reconnaît davantage l’importance de l’enseignement postsecondaire. Le chemin a parfois été difficile, mais nous sommes heureux d’être arrivés là », conclut M. Werry.
De son côté, M. Spooner voit la situation autrement. Il estime que les mesures des cinq dernières années ont dérobé des occasions à la jeunesse. En plus d’avoir subi d’importantes augmentations des droits de scolarité, les étudiant.e.s ont aujourd’hui moins de choix de programmes d’études, car le gouvernement indique aux universités les industries à prioriser. « Ça me brise le cœur », s’attriste-t-il.
Moins abordable, donc moins accessible
Shaziah Jinnah Morsette a commencé un diplôme interdisciplinaire à la Faculté des arts de l’Université de Calgary en 2015. Aujourd’hui présidente de l’Association étudiante, elle résume ainsi l’état de l’éducation postsecondaire en Alberta : « On paye beaucoup plus que les autres et on en a beaucoup moins pour notre argent. »
L’Association étudiante évalue à 33 % l’augmentation qu’ont connue les droits de scolarité de l’établissement depuis 2019, l’année où le gel des droits qui était en vigueur depuis cinq ans a été levé. Il s’agit de la hausse des droits de scolarité la plus rapide et spectaculaire de l’histoire de la province, explique Mme Jinnah Morsette, ajoutant que cette augmentation s’est produite dans le contexte d’une pandémie mondiale.
Le budget 2019 de l’Alberta a également supprimé les crédits d’impôt pour les droits de scolarité et les frais reliés aux études, ce que certain.e.s décrivent comme un retranchement de 200 millions de dollars à l’aide aux étudiant.e.s, en plus d’augmenter les taux d’intérêt sur les prêts étudiants. Mme Jinnah Morsette mentionne aussi que les droits obligatoires ont connu une hausse d’environ 20 % depuis 2019. Autre frein : l’annulation d’un programme de subventions salariales facilitant l’obtention d’un travail d’été pour les étudiant.e.s. Le Programme d’emploi temporaire d’été ne constituait pas une dépense efficace pour le gouvernement, avait justifié un.e porte-parole du PCU à la CBC Calgary lors de l’élimination du programme en 2019.
« Avec la hausse de l’inflation et du coût de la vie, les dernières années ont été dures pour toute la population, mais les étudiant.e.s n’en peuvent tout simplement plus », affirme Mme Jinnah Morsette.
Le budget 2023 du PCU, annoncé en février dernier, comprend un plafond de 2 % sur les hausses des droits de scolarité à partir de 2024 ainsi que d’autres mesures pour rendre l’éducation postsecondaire plus abordable, notamment la baisse des taux d’intérêt sur les prêts étudiants et le doublement de la période de grâce libre d’intérêt sur ces prêts, qui passe de six à 12 mois. Mais ces mesures ne font pas l’unanimité. « Ces mesures sont nettement insuffisantes pour résister à la pression de l’inflation et réparer les torts commis par la province », s’insurge Mme Jinnah Morsette.
L’augmentation des loyers exacerbe davantage les difficultés financières de la population étudiante, surtout dans de grandes villes comme Calgary et Edmonton. Samantha Scott est la présidente sortante du Conseil des étudiant.e.s universitaires de l’Alberta, une organisation qui défend les intérêts de plus de 114 000 étudiant.e.s de premier cycle de cinq universités de la province. Selon elle, les problèmes d’abordabilité sont à l’origine d’une augmentation marquée de l’achalandage des banques alimentaires des campus albertains, y compris celle de l’Université de Lethbridge, où Mme Scott était vice-présidente des affaires externes de l’association étudiante.
Ces diverses hausses sont survenues immédiatement après une autre période difficile pour les étudiant.e.s : la pandémie de COVID-19. « La COVID a levé le voile sur les problèmes de santé mentale dont souffrent beaucoup de gens, mais en particulier les étudiant.e.s, explique Mme Scott. C’est pourquoi nous militons pour l’augmentation du financement pour la santé mentale sur les campus. »
Cet enjeu est également une priorité pour M. Werry, du Réseau des établissements postsecondaires de l’Alberta. « La question de la santé mentale et les défis que nous avons constatés après la pandémie nous inquiètent, confie-t-il. Tous nos membres ont remarqué une augmentation des recours aux services de santé mentale non seulement chez les étudiant.e.s, mais aussi chez les professeur.e.s. »
La Confédération des associations de professeur.e.s de l’Alberta représente plus de 3 000 professeur.e.s de quatre universités. Son président, Jon Doan, explique que ses membres ont dû composer avec de nombreux défis alors que le gouvernement du PCU cherche à restructurer le système d’enseignement supérieur.
« Les négociations syndicales sont beaucoup plus ardues dans les universités albertaines et ont même mené à des grèves à l’Université de Lethbridge et à l’Université Concordia à Edmonton. C’est difficile pour tout le monde », indique-t-il.
« Il faut absolument rectifier le tir quant à l’entité qui décide des priorités de recherche et d’enseignement. Nous perdons notre autonomie, qui est pourtant essentielle pour protéger l’intégrité du savoir et de la recherche et pour servir les intérêts de la société. Tel est l’enjeu. »
L’origine de cette agitation remonte à 2017, alors que le gouvernement néodémocrate avait accordé le droit de grève aux membres du corps professoral et du personnel des établissements postsecondaires. Cette réponse à une décision de la Cour suprême du Canada rendue en 2015 a entraîné un changement dans le climat de négociation entre les syndicats et les universités.
Selon M. Doan, les compressions budgétaires qui ont suivi ont donné lieu à des conflits de travail et les négociations ont été envenimées par la loi sur les employeurs du secteur public (Public Sector Employers Act) du PCU, adoptée en 2019, qui permet d’établir des mandats de négociation secrets pour les discussions avec les employé.e.s du secteur public. « Les employeurs publics reçoivent des directives sur la teneur des négociations, mais ne peuvent pas les révéler au syndicat ou à l’association avec laquelle ils sont en pourparlers », précise M. Doan, ajoutant qu’une telle manœuvre ralentit la négociation et augmente les chances d’un arrêt de travail, ce qui vient dégrader les relations entre le corps professoral et l’établissement.
En plus de ces conflits de travail, il y a eu la saga entourant l’Université Athabasca, qui s’est déroulée en 2022 et 2023 et que M. Doan décrit comme une « bouillante confrontation » entre le gouvernement, le conseil d’administration de l’Université et le recteur de l’époque, Peter Scott. À l’origine du conflit, une mésentente sur le rôle de l’université virtuelle pour stimuler la croissance économique en région rurale.
Le gouvernement souhaitait que l’Université renforce sa présence physique à Athabasca, où se trouvent les bureaux administratifs de l’établissement, mais en a remanié le conseil d’administration à la fin 2022 avant que les deux parties ne puissent conclure une entente de financement. Il a remplacé son président, éjecté quatre membres du public pour en ajouter sept autres et imposé des changements réglementaires pour faire en sorte qu’au moins deux sièges soient réservés à des résident.e.s d’Athabasca – un changement qui, selon ce qu’avait affirmé M. Nicolaides à Affaires universitaires, était essentiel à la signature d’une entente.
Enfin, le conseil d’administration a évincé M. Scott de son poste de recteur au début 2023 pour le remplacer, sans recherche publique, par Alex Clark, qui était jusqu’alors doyen de la Faculté des sciences de la santé de l’Université d’Athabasca. [NDLR : M. Clark corédige des chroniques pour Affaires universitaires.] Selon certaines personnes, le conseil d’administration de l’Université d’Athabasca n’est pas le seul où s’observe un tel dysfonctionnement.
Laurie Adkin, professeure en sciences politiques à l’Université de l’Alberta, a mené des travaux de recherche sur la transformation de l’enseignement supérieur par le PCU. Elle s’est surtout penchée sur les nominations gouvernementales aux conseils d’administration des établissements. Elle est l’autrice principale du rapport de Higher Education: Corporate or Public? How the UCP Is Restructuring Post-Secondary Education in Alberta qu’a publié l’Institut Parkland en mai 2022.
À son avis, la situation de l’Université Athabasca illustre clairement le manque d’autonomie des universités albertaines. Et ce, en plus d’envoyer un message sans équivoque aux autres établissements : « Si nous critiquons le gouvernement ou exprimons notre désaccord d’une quelconque façon, nous serons probablement remplacé.e.s. »
Avec la réélection du PCU en mai dernier, Mme Adkin s’attend à ce que ce soit du pareil au même pour l’éducation postsecondaire en Alberta, c’est-à-dire des mesures d’austérité, sauf dans les domaines choisis par les pouvoirs publics, une approche autoritaire de la gouvernance des universités et d’autres conflits entre le gouvernement et les syndicats représentant les employé.e.s du secteur public.
« Il faut absolument rectifier le tir quant à l’entité qui décide des priorités de recherche et d’enseignement, plaide-t-elle. Nous perdons notre autonomie, qui est pourtant essentielle pour protéger l’intégrité du savoir et de la recherche et pour servir les intérêts de la société. Tel est l’enjeu. »