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L’anthropologie alliée à la médecine

Margaret Lock a consacré l'ensemble de ses travaux à comprendre comment la santé et les maladies des gens sont intrinsèquement liées à leur culture.

par MAEVE HALDANE | 11 FEV 08

Dans un hôpital, on croise des médecins en sarrau, des infirmières portant des dossiers, des visiteurs perdus, des préposés poussant d’impressionnantes machines qui émettent des bips et des cliniciens qui commandent des tests et prennent soin des patients. Il arrive également qu’on croise, sans le savoir, un anthropologue.

N’étant plus restreints seulement à l’analyse des us et coutumes des pays en développement, les anthropologues s’affairent désormais à remettre en question le connu et à étudier l’inconnu dans certains milieux des pays développés. Leurs recherches qualitatives pourraient s’avérer indispensables pour mieux comprendre l’approche occidentale en ce qui concerne la santé et le corps humain.

Margaret Lock, qui a consacré toute sa carrière à mettre au jour l’influence de la culture sur la médecine, a remporté la médaille d’or 2007 du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) pour les réalisations en recherche. Le CRSH explique que cette professeure des départements d’anthropologie et d’études sociales en médecine de l’Université McGill « est reconnue sur la scène internationale comme l’un des anthropologues médicaux les plus brillants et les plus prolifiques de sa génération ».

Grâce à son examen comparatif des cycles de la vie, de l’enfance à la ménopause et de la ménopause au décès, Margaret Lock a ébranlé quelques idées préconçues sur le corps ainsi que certains événements biologiques en apparence immuables. Pour son travail, elle s’est rendue dans des hôpitaux, des cliniques et des universités, de même que chez certains participants en Europe, en Amérique du Nord et au Japon, où elle a vécu par intermittence pendant huit ans.

D’origine britannique, ses liens avec l’Asie remontent à la rencontre, à San Francisco, de celui qui deviendra son mari, Richard Lock, capitaine de l’équipe de judo de l’Université de Cambridge, alors qu’il était en route vers les Jeux olympiques de 1964 à Tokyo.

« D’après lui, c’est moi qui l’ai suivi jusqu’au Japon, mais, selon moi, c’est lui qui m’a suppliée de l’accompagner », dit-elle. Les Lock ont rapidement quitté leurs universités britanniques respectives pour étudier à l’Université de Californie, à Berkeley. Richard y a poursuivi des études en littérature comparée, tandis que Margaret a abandonné la biochimie au profit de l’anthropologie et s’est spécialisée dans le corps humain, sain ou malade, ainsi que dans la culture nippone.

Depuis son immersion dans la vie quotidienne d’un pays dont la langue et l’histoire lui étaient totalement étrangères, Mme Lock voit le monde différemment. Elle a également pu vivre les différences culturelles grâce à ses deux enfants, qui ont vécu leurs premières années au Japon et en Californie.

Au Japon, les garderies de jour sont facilement accessibles et insistent sur le respect d’autrui et le rôle de chaque membre au sein de la famille. Les aînés s’occupent des bébés, les enfants prennent soin les uns des autres, et les activités se déroulent en groupe. Les éducateurs insistent constamment sur la courtoisie, l’endroit où ranger ses chaussures et les salutations appropriées.

« Les enfants s’habituent à un mode de vie ordonné et sont plus sensibles aux autres », commente Mme Lock. En comparaison, ses enfants ont trouvé que le mode de vie américain était plus individualiste, moins paisible.

Après sa nomination à l’Université McGill en 1977 et des décennies de prestigieux travaux en anthropologie médicale, Mme Lock publie, en 1993, un ouvrage intitulé Encounters with Aging: Mythologies of Menopause in Japan and North America, dans lequel elle compare les visions nord-américaine et japonaise de la ménopause.

Elle s’attendait à découvrir des différences culturelles, mais a été surprise de découvrir l’existence de différences biologiques : « il semble que, proportionnellement, moins de Japonaises semblent souffrir de bouffées de chaleur et de sueurs nocturnes », explique-t-elle.

Alors que les Nord-Américains et les Européens ont tendance à taxer la ménopause de maladie à traiter médicalement, les Japonais voient la fin des règles comme « une étape normale du vieillissement, comme la perte de vision, les douleurs et les cheveux gris », poursuit Mme Lock. D’autres chercheurs ont également démontré que les symptômes éprouvés varient dans le monde, ce qui confirme les recherches effectuées au Japon par Mme Lock, et que d’autres pays asiatiques présentent des similitudes avec le Japon. Inversement, les femmes du Moyen-Orient ressentent davantage de symptômes que les Américaines.

L’alimentation a probablement un rôle à jouer dans la ménopause, mais ce lien n’est pas aussi simple à établir, contrairement au credo de la plupart des médias. « On ne peut uniquement conseiller aux femmes de boire du lait de soya, explique Mme Lock. Le corps humain n’est pas un objet standard auquel on peut appliquer un traitement universel, comme l’hormonothérapie substitutive. »

En abordant son nouveau sujet d’étude, la greffe d’organes, Mme Lock s’est aperçue que la mort, comme la ménopause, est un concept culturel. En publiant Twice Dead: Organ Transplants and the Reinvention of Death, en 2002, elle surprend tous les professionnels de la médecine.

Selon Mme Lock, bien que les neurologues américains et japonais s’entendent sur le diagnostic de la mort cérébrale, celui-ci ne correspond pas nécessairement à la fin de la vie humaine. Muni d’un insufflateur, le corps humain peut demeurer vivant en apparence : il respire, la couleur de la peau est normale et les organes sont viables. Au Japon, les familles hésitent à considérer cet état comme la fin de la vie et à consentir au don d’organes. Par contre, en Amérique du Nord, si la personne maintenue artificiellement en vie a expressément souhaité faire don de ses organes, le médecin peut commencer le prélèvement dès la mort cérébrale.

« Quand pouvons-nous socialement accepter le décès d’une personne?, s’interroge Mme Lock. Lorsque le corps est putréfié, comme au Moyen-Âge, lorsque le cœur s’arrête, comme en médecine moderne, ou lorsque le cerveau cesse de fonctionner à cause d’une lésion cérébrale grave? »

Au cours de sa carrière, Mme Lock a constaté que les professionnels de la médecine accordaient de plus en plus d’importance aux études sociales. Aujourd’hui, les étudiants en médecine diffèrent grandement de ceux d’il y a 30 ans. Auparavant, la plupart se demandaient pourquoi un anthropologue venait leur faire perdre leur temps en classe. La faculté de médecine de l’Université McGill, comme la majorité des écoles de médecine au Canada, compte davantage d’étudiantes que d’étudiants, et la proportion de francophones et de membres de communautés minoritaires a augmenté.

Les étudiants actuels « ont grandi dans un contexte où chacun a sa propre perception des concepts médicaux, explique Mme Lock. Nous avons tous lu, dans les journaux et les magazines, des articles sur la santé, sur la recherche et sur la manière d’éviter la maladie. »

Il y a quelques années, Franco Carnevale a assisté à un séminaire aux cycles supérieurs avec Mme Lock alors qu’il était infirmier-chef de l’unité de soins pédiatriques intensifs de l’Hôpital de Montréal pour enfants. Il l’a ensuite aidée à accéder à l’hôpital, où elle a pu faire ses recherches pour écrire Twice Dead. Selon lui, son principal atout est d’être capable d’établir un lien entre ses travaux complexes et les cliniciens.

« Elle a transformé ma compréhension du rapport qui existe entre culture et médecine, commente M. Carnevale, maintenant directeur du programme de maîtrise en sciences infirmières de McGill. Les cliniciens ont tendance à considérer la culture comme un obstacle. Par exemple, la différence de langue nécessite un interprète, et certaines habitudes alimentaires peuvent être néfastes. Mme Lock m’a aidé à voir la culture comme un cadre pour comprendre la santé, la maladie et le corps humain, et à constater que la médecine occidentale est ancrée dans ses croyances culturelles. »

Mme Lock se penche maintenant sur une question complexe et subtile. À première vue, elle semble étudier la maladie d’Alzheimer à début tardif, mais elle explore plutôt la relation qu’entretiennent les personnes à risque avec les nouvelles connaissances génétiques. Par exemple, les réactions qu’elles ont quand elles sont informées de l’existence de tests génétiques pouvant exposer leur prédisposition à contracter ultérieurement la maladie.

Elle a choisi d’étudier cette affection en partie parce que le gène prédisposant à cette maladie est l’un des premiers à avoir été cartographié et qu’elle voulait éviter les maladies monogéniques, plus prévisibles, comme la maladie de Tay Sachs et la fibrose kystique.

« Les gens croyaient que la cartographie du gène représentait un énorme progrès qui fournirait la clé pour éradiquer cette terrible maladie », explique Mme Lock.

Toutefois, au cours des années qui ont suivi, la complexité du rôle génétique et l’importance des facteurs alimentaires, sociaux et environnementaux dans l’expression du gène sont devenues de plus en plus apparentes, et les biologistes moléculaires ont commencé à prendre conscience de la subtilité de l’influence du gène dans l’organisme (par exemple, dans certaines collectivités de chasseurs cueilleurs, le gène de prédisposition semble protéger les porteurs contre la maladie d’Alzheimer).

Mme Lock s’est appuyée sur des entrevues menées à Montréal et aux États-Unis avec deux groupes de personnes ayant des antécédents familiaux de la maladie. Leurs connaissances de l’Alzheimer provenaient de médecins, de groupes de soutien et des médias. Le groupe américain a bénéficié d’un service de consultation génétique et des toutes dernières données concernant la maladie d’Alzheimer. Ensuite, certains membres de ce groupe ont passé un test génétique, tandis que les autres ont reçu une évaluation des risques basée sur leurs antécédents familiaux.

Malgré la compréhension génétique plus précise des participants américains, Mme Lock a été étonnée de constater qu’il n’y avait que peu de différence entre eux et les participants canadiens. Tous les participants préféraient se fier à leur hérédité et entretenaient différentes idées sur cette maladie et ses causes. Fait intéressant, la majorité des participants américains ayant passé un test génétique se rappelaient difficilement ou avaient oublié combien ils étaient génétiquement à risque.

Selon Mme Lock, contrairement au cancer du sein, qui fait l’objet d’un battage médiatique axé sur la peur du facteur génétique, il semble que la maladie d’Alzheimer intéresse moins les médias et que la perception du public suive cette voie. Elle croit que les tests génétiques ne seront jamais systématiquement encouragés (sauf, peut-être, par des entreprises privées opportunistes) et que le facteur génétique finira par être détrôné. La biologie moléculaire connaît actuellement un changement de paradigme, c’est-à-dire que « les gènes ne sont plus considérés comme des facteurs dominants qui régissent les maladies et la vie même », affirme-t-elle.

« Aujourd’hui, la nouvelle génétique soutient ce courant de pensée et les gens parlent davantage de médecine personnalisée, concept qui m’apparaît plutôt illusoire. Mais on reconnaît de plus en plus qu’il existe de grandes variations biologiques pour ce qui est de la vulnérabilité aux maladies. »

Lorsqu’on a découvert que le corps subissait une multitude d’influences, l’épigenèse, qui étudie la façon dont les facteurs sociaux et environnementaux peuvent prévaloir sur le déterminisme génétique, a connu une véritable envolée. Par conséquent, le rôle des anthropologues en médecine ne cessera de croître et ils seront encore plus nombreux dans les couloirs de nos hôpitaux.

Un domaine de recherche gagnant
par Gary May

Pour Vinh-Kim Nguyen, le paradoxe est manifeste : l’aide financière étrangère pour le traitement du VIH/sida en Afrique n’a jamais été aussi abondante, mais elle suscite jalousie et ressentiment au sein des populations locales.

« Les sidéens obtiennent médicaments et aide alimentaire, et leurs enfants fréquentent l’école gratuitement », explique le médecin et spécialiste en anthropologie médicale à l’Université de Montréal, lauréat du prix Aurore 2007 du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), un prix accordé à un nouveau chercheur se démarquant par la qualité et l’originalité de ses travaux en sciences humaines.

Selon ses recherches, « être atteint d’une maladie mortelle devient une stratégie de survie. Il vaut mieux être sidéen qu’en bonne santé. L’effet pervers de cette situation m’a frappé. Le plus troublant, c’est que nous nous sommes tous battus pour [l’aide aux sidéens]. »

Le chercheur d’origine britannique, âgé de 44 ans, est arrivé enfant au Canada avec sa famille et s’est toujours senti attaché à l’Afrique, des membres de sa famille habitant la région occidentale francophone. Il visite l’Afrique pour la première fois à 18 ans, bien avant que le mot « sida » ne fasse le tour du monde. Quand il décide de consacrer sa vie au traitement de la maladie, ses relations établies en Afrique lui sont bien utiles.

En 1994, le Dr Nguyen commence à aider des organisations communautaires du Burkina Faso, du Mali et de la Côte d’Ivoire à mettre sur pied des programmes de traitement. C’est alors qu’il s’intéresse aux dynamiques sociales de l’aide humanitaire et à la façon dont elle est reçue par les bénéficiaires. Cette « invasion humanitaire « a instauré une dynamique de pouvoir déséquilibrée dans la région. Il espère que le fait de cerner cet écueil permettra l’émergence d’une nouvelle vision de l’aide humanitaire, qui profitera davantage aux nations auxquelles elle est destinée.

Très engagé dans le milieu universitaire, le Dr Nguyen est professeur et chercheur à l’Institut Max-Planck d’anthropologie sociale en Allemagne ainsi que chercheur au Centre hospitalier de l’Université de Montréal, agit à titre d’expert-conseil pour l’Alliance internationale contre le VIH/sida et siège au conseil d’administration de Médecins du Monde Canada.

Suzanne Bruneau, agente de programme au CRSH, précise que c’est par hasard que les deux prix les plus prestigieux du Conseil ont été accordés à des spécialistes en anthropologie médicale (le Dr Nguyen et Margaret Lock, qui a remporté la médaille d’or du CRSH).

Rédigé par
Maeve Haldane
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