Les 15 derniers mois ont été riches en enseignements pour l’Université Dalhousie.
Tout a commencé en août 2007 quand une femme a soutenu que des chiens étaient mis à mort dans les laboratoires de l’établissement. En vue de mettre fin à cette prétendue pratique, elle a créé un groupe sur le site de réseautage social extrêmement populaire Facebook.
L’Université a eu beau assurer publiquement qu’aucun chien n’avait été utilisé dans ses laboratoires depuis des années, rien n’y a fait. La rumeur s’est répandue comme un virus si bien que, au bout de quelques jours, le groupe créé sur Facebook comptait déjà des dizaines de milliers de membres.
En décembre dernier, une autre controverse d’un tout autre ordre est venue agiter le campus. Se faisant passer pour un professeur de génie de l’Université Dalhousie, une personne dont l’identité n’a toujours pas été déterminée a publié sur YouTube une vidéo à connotations racistes et antimusulmanes contenant des images de l’épouse et des filles du professeur en question ainsi que de la musique tirée d’un film pornographique. Le tout était accompagné de commentaires laissant croire que le professeur en question exploitait sa femme et ses filles en tant que proxénète.
Après avoir été expédiée par courriel aux étudiants de l’Université, cette vidéo, potentiellement assimilable à un crime haineux, a fini par faire la une des médias partout au pays. YouTube l’a finalement retirée à la demande de l’établissement.
« Ces incidents ont ouvert les yeux à bien des gens sur le campus, raconte Ryan McNutt, le premier responsable des nouveaux médias à l’Université Dalhousie. Il faut absolument que toutes les organisations, universités comprises, comptent dans leurs rangs une personne capable de cerner ces nouvelles réalités et d’élaborer des stratégies pour y faire face », ajoute M. McNutt, dont la création du poste découle directement des incidents précités.
Internet existe depuis des années déjà, mais sa dernière incarnation, le « Web 2.0 », génère une foule de possibilités nouvelles qui sont autant de pièges potentiels pour les universités canadiennes.
De Facebook à MySpace en passant par les blogues, les wikis et les sites d’échange de vidéos, les sites de réseautage social au contenu créé par les utilisateurs se multiplient, ouvrant la porte à de nouvelles formes de tricherie, d’intimidation, d’usurpation d’identité, de diffamation et d’autres méfaits.
Comme le phénomène est relativement récent, peu d’études y ont encore été consacrées, de sorte qu’il est difficile d’en cerner l’étendue et la gravité.
Malgré tout, il suffit de parcourir les grands titres des journaux pour constater que le problème prend de l’ampleur. L’hiver dernier, l’Université Ryerson a fait la une quand un étudiant de première année en génie a créé sur Facebook un groupe permettant à ses collègues d’échanger leurs réponses en ligne.
L’établissement a vu là une forme de tricherie, mais l’étudiant en question s’est défendu. Sanctionné sans pour autant être expulsé, il a soutenu avoir simplement mis sur pied l’équivalent en ligne d’un groupe d’études en bibliothèque.
Il y a aussi les risques de diffamation et d’intimidation. Par exemple, une allégation gratuite de viol lancée sur Facebook s’est répandue comme une traînée de poudre à l’Université Lewis and Clark de Portland, en Oregon.
Au Royaume-Uni, une enquête du Times Higher Education a révélé que les étudiants exploitaient couramment les sites de réseautage social pour dénigrer leurs professeurs et les traiter de tous les noms.
Les rumeurs et les diffamations anonymes sont désormais monnaie courante sur des sites comme JuicyCampus.com dont les pages, consacrées à des douzaines d’universités américaines, sont émaillées de débats concernant, par exemple, « les plus gros consommateurs de cocaïne » de l’Université Southern Methodist ou encore les types les plus « sordides » de l’Université Cornell. Un dirigeant universitaire s’est plaint de la chose auprès de Google, qualifiant les pages du site en question de « cloisons virtuelles de toilettes publiques » tant les propos méprisants, dégradants et haineux y abondent.
Pour ne pas être en reste, Facebook a lancé une application appelée « Honesty Box » qui permet aux internautes de publier anonymement « ce qu’ils pensent vraiment de certaines personnes ».
Plus inquiétant : MySpace semble avoir joué un rôle dans au moins deux décès. Le premier est survenu en banlieue de St. Louis, au Missouri, où une jeune fille de 13 ans s’est pendue apparemment après avoir reçu des messages cruels d’une mère du voisinage se faisant passer pour un jeune de 16 ans.
Le second s’est produit à Long Island, à New York, après que plusieurs jeunes hommes émoussés par l’alcool se sont rués en un lieu donné pour défendre une amie menacée de viol sur MySpace. Ce n’était qu’un traquenard, et ils ont été accueillis par des coups de feu.
De l’action au secondaire
Au Canada, nombre des cyberintimidations et des diffamations répertoriées à ce jour ont eu lieu dans les écoles secondaires. Un adolescent de Brandon, au Manitoba, s’est fait passer pour un de ses professeurs sur Facebook. Il risque de devenir la première personne accusée d’usurpation d’identité liée au réseautage social. À Edmonton, 24 jeunes élèves du secondaire ont été expulsés ou suspendus pour avoir publié de faux profils de deux professeurs sur le site Nexopia.
Faye Mishna a récemment interrogé plus de 2 000 élèves de la sixième à la 11e année issus de 30 écoles de la région torontoise, dont certains entreront bientôt à l’université. Vingt-et-un pour cent des répondants ont dit avoir été intimidés, 35 pour cent, avoir tenté d’intimider autrui, 11 pour cent, avoir été menacés et 18 pour cent, avoir vu leur identité usurpée, et ce, au cours des trois mois précédant le sondage.
Professeure et vice-doyenne à la recherche à la faculté de travail social Factor-Inwentash de l’Université de Toronto, Mme Mishna soutient qu’un élève qui fait preuve d’agressivité en ligne au secondaire continuera de le faire pendant ses études postsecondaires.
« Les études sur l’intimidation traditionnelle ont montré que cette pratique n’était pas l’apanage des jeunes », dit-elle, ajoutant qu’aujourd’hui la cyberintimidation est susceptible d’avoir des conséquences beaucoup plus graves. « Désormais, les victimes risquent d’être humiliées non plus aux seuls yeux de quelques personnes, d’une classe ou d’un établissement, mais bien à la face du monde entier. »
À quel point les universités doivent-elles intervenir dans les activités de réseautage social des étudiants? La réponse à cette question délicate dépend du point où on considère que s’arrête la vie privée des étudiants. À partir de quand un problème en ligne concerne- t-il les universités, ou, au contraire, ne les regarde en rien?
« Dans la vie réelle, la frontière entre l’extérieur et un campus est nette, matérialisée par les trottoirs qui entourent ce dernier, explique Bonnie Neuman, vice-rectrice aux services aux étudiants à l’Université Dalhousie. Dans le monde virtuel, c’est plus compliqué. Cette frontière devient de plus en plus floue, et son établissement requiert de plus en plus de jugement. »
Une chose est claire cependant : un établissement peut aller trop loin. Certains collèges américains surveillent les activités en ligne de leurs étudiants, et les conséquences font froid dans le dos.
L’Université de Millersville en Pennsylvanie, par exemple, a fait la une pour avoir refusé de remettre un diplôme en éducation à une jeune femme de 25 ans après avoir découvert celle-ci en photo sur MySpace buvant une bière et coiffée d’un chapeau de pirate. Taxant cette photo d’anti-professionnelle, l’établissement a accusé la jeune femme de promouvoir la consommation d’alcool chez les mineurs!
Selon certains experts, une école ou une université peut avoir des raisons valables d’exercer une certaine surveillance pour préserver sa réputation, mais elle doit se garder de surveiller systématiquement ses étudiants.
« Dans la vie réelle, la surveillance systématique est assimilée à une pratique digne d’un état policier. Je ne vois pas pourquoi la même chose ne serait pas valable en ligne, commente Ian Kerr, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éthique, en droit et en technologie à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. La police, l’État, le directeur d’établissement ou le professeur qui surveille tout ce qu’un individu fait en ligne viole sa vie privée. »
Pour prévenir les problèmes, M. Kerr recommande aux établissements de préciser leurs attentes et d’adopter des règles claires en ce qui concerne les comportements en ligne. Il souligne que, depuis 10 ans, la nécessité de réguler le plus efficacement possible le cyberespace au même titre que tout autre espace s’est peu à peu imposée.
Les universités canadiennes semblent néanmoins hésiter quant aux mesures à prendre à cette fin.
Le cas de l’Université de l’île de Vancouver (anciennement le Collège universitaire Malaspina) est éloquent. En mars dernier, le Daily News de Nanaimo rapportait que cet établissement avait décidé de ne pas se mêler des activités en ligne des étudiants tant que ceux-ci ne trichaient pas.
Pourtant, joint en mai 2008 par Affaires universitaires, le vice-recteur aux services aux étudiants, Patrick Ross, a précisé que l’Université pourrait fort bien agir autrement, son code de conduite l’autorisant à enquêter sur les allégations de cyberintimidation. M. Ross a ajouté que l’Université pourrait même « muscler » son code de conduite en y intégrant des clauses relatives au Web, même si elle ne prévoit pas le faire pour l’instant.
Les étudiants n’apprécient guère les codes de conduite, même ceux qui ne couvrent pas les comportements en ligne. La Fédération canadienne des étudiantes et étudiants s’est d’ailleurs prononcée cette année à l’unanimité contre pratiquement tout code régissant des comportements non liés aux études.
L’Alliance canadienne des associations étudiantes n’apprécie pas non plus les codes de ce genre. Selon son directeur national, Zach Churchill, « aucune politique universitaire ne devrait tenir pour acquis que les étudiants sont, en règle générale, des délinquants en puissance ». M. Churchill se dit en revanche favorable à des politiques rédigées dans un esprit de protection des étudiants.
L’Université d’Ottawa a récemment renoncé à un projet de code de conduite vivement critiqué par les dirigeants étudiants, qui y voyaient une tentative de semer la dissension dans leurs rangs. Pourtant, alors que ce code était encore en discussion au printemps dernier, l’Université n’avait nullement décidé si elle prévoyait ou non qu’il régisse les comportements en ligne des étudiants.
« J’ai l’impression que les universités nord-américaines commencent à peine à s’attaquer au problème, confiait à l’époque Bruce Feldthusen, le vice-recteur par intérim aux relations universitaires de l’établissement. D’après moi, la nécessité de se pencher sur les comportements en ligne va bientôt s’imposer à tous. Par contre, j’ignore si cela mènera à l’encadrement de ces comportements par des codes de conduite. »
La position officielle
Selon Jean-François Forgues, directeur des technologies et du soutien pédagogique à l’Université Laval, chaque université doit adopter une position officielle à l’égard des comportements en ligne non seulement pour se protéger, mais aussi pour forger le caractère des étudiants. Après tout, cela fait partie de sa mission. « Nous devons enseigner le génie aux étudiants en génie, mais nous sommes également responsables de la façon dont ils se comporteront ensuite au sein de la société. »
Contrairement à celui de bien des universités, le code de conduite de l’Université Laval régissant les comportements en ligne dresse la liste des activités interdites, qui vont de la diffusion de chaînes de courriel à la publication de commentaires méprisants.
De son côté, l’Université Dalhousie ne fait pas explicitement référence aux comportements en ligne dans son code de conduite, en dépit des deux incidents déplorables dont elle a été victime. Elle préfère traiter les problèmes au cas par cas. « Aucun code ne pourrait prévoir tout ce que les jeunes peuvent inventer. Mieux vaut, chaque fois, faire preuve de jugement », estime Bonnie Neuman.
Eric Roher, qui épaule les conseils scolaires et les établissements postsecondaires sur ces questions, estime comme Ian Kerr que les universités doivent adopter la position la plus claire possible, dès le départ. Associé et responsable national du secteur du droit scolaire au sein du cabinet Borden Ladner Gervais, s.r.l., M. Roher souligne que beaucoup de conseils scolaires pos-sèdent aujourd’hui des politiques touchant la cyberintimidation.
Il ajoute que des dispositions à ce sujet ont été intégrées à la Loi sur l’éducation de l’Ontario. En somme, il n’est plus possible de s’en tenir aux politiques de jadis.
« Les universités doivent formuler clairement leur position en ce qui concerne l’usage adéquat des communications électroniques », affirme M. Roher. Selon lui, les codes de conduite devraient tout couvrir, de l’utilisation des sites Web à celle des téléphones cellulaires en classe ou des messages textes, tout en prenant en compte l’évolution rapide des technologies.
Il recommande aux universités de faire référence aux technologies de l’information et des communications en termes généraux dans leurs codes de conduite. Elles peuvent y intégrer des exemples précis, mais en mentionnant bien qu’il ne s’agit que d’exemples.
Les professeurs craignent particulièrement d’être la cible de commentaires désobligeants diffusés à très grande échelle. « Toute technologie nouvelle engendre de nouvelles possibilités. Les outils de réseautage social vont sans doute entraîner de gros changements. Ils ne vont pas révolutionner les comportements, mais en rendre les conséquences beaucoup plus visibles aux yeux d’un grand nombre de gens », explique James Turk, directeur général de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université.
Certains incidents peuvent donner lieu à des poursuites judiciaires, mais pas tous. Les simples taquineries en ligne, par exemple, ne justifient pas le recours aux tribunaux.
« Il faut avoir une solide carapace, explique M. Roher. Je dis souvent aux enseignants qu’il ne suffit pas qu’une remarque leur déplaise pour qu’ils puissent engager une poursuite. »
Tout est, en fait, question d’équilibre entre la protection de la liberté d’expression garantie par la Charte des droits et libertés et le droit de chacun au respect et à la sécurité.
En matière de diffamation, les tribunaux canadiens ont parfois estimé que la protection de la réputation d’un enseignant prévalait sur celle de la liberté d’expression. Même si aucun cas de cyberintimidation n’a encore été porté devant les tribunaux du pays, M. Roher croit que ceux-ci suivront l’exemple des tribunaux américains, pour qui les commentaires sarcastiques ou même critiques des étudiants relèvent de la liberté d’expression.
Il s’agit en fait de déterminer si ces commentaires perturbent ou non le milieu scolaire de manière considérable. Souvent, les tribunaux tentent d’établir s’il existe un lien entre ce milieu et les commentaires en question, explique M. Roher.« Je pense que les tribunaux canadiens trancheront en fonction du caractère haineux ou pas des commentaires publiés. Ils refuseront probablement de considérer comme protégés les propos homophobes, antisémites ou racistes, ou encore les menaces de mort ou d’agression sexuelle. »
En dépit des récents incidents qui ont agité l’Université Dalhousie, Mme Neuman continue de faire confiance aux étudiants et d’envisager l’avenir avec sérénité. La publication sur YouTube de la fameuse vidéo discréditant un professeur de l’établissement reste selon elle un cas isolé, rarissime.
« Cette publication nous a tous relativement surpris, confie-t-elle. Ce genre d’agissements ne reflète en rien le comportement moyen des étudiants de notre établissement. Je ne crois pas non plus qu’il soit le reflet de la génération actuelle. »